L’Arabie saoudite fragilisée par son prince-héritier

Emmanuel Macron a joué un rôle de médiateur dans la crise qui a surgi à la suite de la démission forcée du Premier ministre libanais, Saad Hariri, sous la pression de l’Arabie saoudite. Saad Hariri est rentré le mercredi 22 novembre à Beyrouth, à l’occasion de la fête nationale. Sa démission a été pour le moment refusée par le président de la République, Michel Aoun. La baisse de tension ne règle pas les problèmes liés à l’hostilité entre l’Arabie saoudite où le prince héritier, Mohamed Ben Salmane, assoit de plus en plus son autorité, et l’Iran, dont le Hezbollah est le bras armé au Liban et dans toute la région.

Mohamed ben Salmane, Emmanuel Macron, Saad Hariri

Le premier ministre libanais Saad Hariri a participé, le mercredi 22 novembre, à la cérémonie officielle célébrant le soixante-quatorzième anniversaire de l’indépendance du Liban aux côtés du président de la République Michel Aoun et du président de l’Assemblée nationale Nabih Berry. En fin de matinée, il annonçait, à partir du palais présidentiel de Baabda, la « suspension de sa démission à la demande du président de la République ».
D’intenses tractations ont été menées par Emmanuel Macron avec les différents protagonistes concernés par cette affaire rocambolesque qui a vu le Premier ministre libanais littéralement convoqué à Riyad par le prince-héritier saoudien le 3 novembre. Le lendemain, sur une chaîne de télévision privée saoudienne, Saad Hariri annonçait sa démission.

« MBS » impose son pouvoir

« L’Iran a une mainmise sur le destin des pays de la région (…). Le Hezbollah est le bras de l’Iran non seulement au Liban mais également dans les autres pays arabes. Ces dernières décennies, le Hezbollah a imposé une situation de fait accompli par la force de ses armes », a affirmé Saad Hariri en lisant un papier dont il n’avait manifestement pas écrit le texte.
Le soir même, des informations en provenance d’Arabie faisaient état de l’arrestation de plusieurs centaines de princes et de responsables politiques et économiques, dont les plus éminents sont le prince Moutaib ben Abdallah, chef de la puissante garde nationale et fils du roi Abdallah décédé en janvier 2015, ainsi que du prince Walid ben Talal, qui est à la tête d’un empire économique de dimension internationale. Son père, le prince Talal ben Abdel Aziz, était connu pour avoir prôné une constitution dès la fin des années 1950. Les deux princes s’étaient opposés, en juin 2016, à la mise à l’écart du prince-héritier en titre Mohamed Ben Nayef et à son placement en résidence surveillée sur décision du prince Mohamed ben Salmane, dit « MBS », fils du roi Salmane et nouveau prince-héritier, inconnu encore il y a deux ans.
Des informations difficilement vérifiables faisaient état, deux jours plus tard, de la mort du prince Abdel Aziz ben Fahd, le fils préféré de l’ancien roi Fahd ben Abdel Aziz (1982-2005), qui aurait été tué alors qu’il résistait à son arrestation. Le prince Mansour ben Moqren, vice-gouverneur de la province d’Asir (sud-ouest), a été également tué lors du crash de son hélicoptère près de la frontière avec le Yémen. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces deux informations n’ont fait l’objet d’aucune communication de la part du palais royal et ont semé le trouble dans les différents cercles du pouvoir.

La lutte contre la corruption, un prétexte

C’est donc à un coup de force politique, sous le prétexte d’une lutte contre la corruption, que s’est livré le prince-héritier Mohamed ben Salmane après plusieurs semaines d’une tapageuse opération de communication internationale pour présenter son programme moderniste pour l’Arabie : programme Vision 2030 doté d’un budget hallucinant de 500 milliards de dollars alors que le royaume est en panne de croissance, privatisation du géant pétrolier Aramco et son entrée en bourse alors que cette opération nécessite la transparence des comptes, libéralisation de la condition des femmes qui seront désormais autorisées à conduire. En somme, tout ce qui peut séduire les médias et les dirigeants occidentaux, mais aussi le jeune Saoudien lambda, afin de détourner l’attention de la suite des événements.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce pouvoir centralisé que MBS est en train de mettre en place avec une brutale maladresse a séduit l’opinion publique à travers le monde avec la complicité des médias toujours friands d’anecdotes et fascinés par ces rois d’Arabie auxquels on pardonne tous les excès. Avec MBS, on est servi.
Il a fallu que le véritable rapt dont a été victime le Premier ministre libanais et le choc qu’il a provoqué au Liban et à travers le monde détruisent tout à trac ce fumeux édifice. Il faut dire que l’homme d’affaires Saad Hariri, comme avant lui son père Rafik, ancien Premier ministre du Liban assassiné en février 2005 par la Syrie et le Hezbollah, bénéficiait de la protection de feu le roi Abdallah, auquel a succédé le roi Salmane, père de MBS, et surtout de celle du roi Fahd. Fahd avait confié son trône à son demi-frère Abdallah, suite à une embolie cérébrale.

Un empire économique en faillite

La société de BTP Saudi Oger, fondée par Rafik Hariri, naguère un empire employant près de 40 000 salariés, est en cessation de paiement depuis 2015, quelques mois après la mort du roi Abdallah et le gel des contrats publics par le nouveau pouvoir. On soupçonne Saad Hariri d’avoir utilisé la banque qu’il possède à Beyrouth pour protéger les capitaux des princes et hommes d’affaires saoudiens mis au ban par le nouveau régime, en se servant au passage.
Après avoir pris le pouvoir au mois de juin et écarté le prince-héritier en titre qui avait la confiance des Saoudiens et des principales capitales à travers le monde, MBS a provoqué une crise stérile avec le Qatar alors qu’en tant que ministre de la défense, il est aussi responsable de l’enlisement du conflit au Yémen. Il a donc imposé à un Premier ministre libanais ayant également la nationalité saoudienne, une démission qui constitue un geste de défi vis-à-vis de ministres du gouvernement de Beyrouth qui représentent un parti, le Hezbollah, bras armé de l’Iran, prenant le risque de provoquer une guerre régionale et une crise internationale.
Il n’y a qu’à prendre pour exemple le missile tiré le soir du 4 novembre à partir du Yémen sur l’aéroport de Riyad et qui a été détruit en vol par les forces spéciales américaines présentes sur place, suite à l’allocution télévisée de Saad Hariri menaçant le Hezbollah et l’Iran. Cet acte agressif qui a terrorisé la population de Riyad, a été imputé par les autorités saoudiennes au Hezbollah libanais allié des rebelles yéménites houthis d’Ansarallah soutenus par l’Iran.
On dit que la montée en puissance du prince-héritier s’est faite à la suite de la tonitruante visite faite en mai dernier par Donald Trump à Riyad et du rapprochement entre MBS et Jared Kushner, gendre du président des Etats-Unis. Les deux nouveaux amis, qui se retrouvent régulièrement à Riyad, auraient eu pour projet de provoquer une situation favorable à une intervention israélienne contre le Hezbollah en Syrie et au Liban. Depuis, les Israéliens ont multiplié les mises au point, précisant qu’il y a bien un « échange d’informations » avec Riyad mais que l’Etat hébreu ne décide d’une guerre que si son territoire est menacé et que sa décision dans ce cas est souveraine.

Le coup de maître diplomatique d’Emmanuel Macron

Présent à Abou Dhabi, le 7 novembre, à l’occasion de l’inauguration du musée du Louvre, Emmanuel Macron a, au cours d’un dîner de travail avec Mohamed ben Zayed (MBZ), prince-héritier et homme fort de l’émirat, dont les relations avec son homologue saoudien sont très proches, saisi l’occasion pour demander à MBZ de lui ménager une rencontre à Riyad avec MBS, sur le chemin du retour. Le prince-héritier a reçu le président français durant deux heures à l’aéroport et, selon des informations restées discrètes, l’entretien a été plutôt musclé.
Ce qu’a pu arracher Emmanuel Macron, c’est le départ pour Paris de Saad Hariri et son retour au Liban trois jours plus tard pour la fête nationale. Arrivé à Paris samedi 18 novembre avec son épouse et son fils aîné, le premier ministre libanais « démissionnaire » a été reçu à l’Elysée comme s’il venait en visite officielle. Une réhabilitation qui a été suivie d’un déjeuner « en famille », selon les termes choisis par le président français.
Après trois jours de récupération et de consultations avec ses principaux conseillers et sa famille qui l’ont rejoint à Paris, Saad Hariri s’envolait pour le Caire, où il était reçu par le président égyptien Abdel Fattah al Sissi. Deux jours plus tôt, la capitale égyptienne accueillait une réunion extraordinaire de la Ligue arabe, à la demande de l’Arabie saoudite, pour « mettre en garde l’Iran contre son ingérence dans les affaires arabes ». La signature une fois de plus de l’impétueux prince-héritier du royaume des Saoud.
Emmanuel Macron avait entretemps bien travaillé en prenant contact tour à tour avec Donald Trump, le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou, le président égyptien Abdel Fattah al Sissi et le président libanais Michel Aoun.
Tout a été fait pour un atterrissage en douceur du premier ministre libanais démissionnaire, qui a remis sa démission au président Aoun. Celui-ci lui a demandé de la suspendre le temps d’un round de consultations d’une quinzaine de jours, histoire de calmer les choses. L’ensemble des protagonistes a pu ainsi « sauver la face ». C’est en tout cas un premier baptême du feu réussi pour le jeune président français qui a fait face avec beaucoup de maîtrise et de doigté à sa première crise internationale.

Une situation régionale volatile

La forte inquiétude qui a prévalu au Liban durant près de trois semaines s’est relativement apaisée. Car on a frôlé le désastre : avec le rapatriement des ressortissants des monarchies du Golfe, on craignait un étranglement économique qui se serait traduit par un retrait massif des capitaux arabes des banques libanaises assorti de rétorsions contre les quelque 400 à 500 000 Libanais résidents dans la péninsule, dont on craignait le renvoi. On craignait également un nouveau conflit entre Israël et le Hezbollah ou encore le retour de la guerre civile.
Des élections législatives sont prévues en mai 2018. La population libanaise espère que celles-ci ne seront pas reportées une fois de plus en raison de problèmes sécuritaires ou d’un quelconque blocage institutionnel comme depuis neuf ans. Le problème de l’armement du Hezbollah, constitué comme une véritable armée présente en Syrie et en Irak, en sus du Liban, se posera à nouveau avec les prochaines échéances électorales. Nul doute que le Liban reste l’otage du bras de fer entre Riyad et Téhéran, à l’image de son Premier ministre dont l’avenir politique paraît pour le moins incertain.
Le tempétueux prince-héritier d’Arabie a brillé par son silence depuis cet épisode qui risque de peser lourd dans la succession d’un roi âgé et malade n’ayant visiblement aucune emprise sur la situation de son royaume. Les centaines de personnes arrêtées devraient être jugées en février pour corruption et détournement de fonds publics et il est prévu, selon des sources officielles, de récupérer 100 milliards de dollars.
Le royaume saoudien est, quoiqu’il en soit, profondément fragilisé et l’inquiétude est grande pour la stabilité de la péninsule comme de l’ensemble de la région.