L’Iran s’inquiète du vide laissé par le départ des Américains

Malgré son opposition à la présence américaine en Afghanistan, l’Iran s’inquiète de l’après 2014. Que va-t-il se passer en Afghanistan ? Le régime actuel pourra-t-il survivre au départ des Américains ou va-t-il s’effondrer en permettant le retour au pouvoir des talibans ? Une analyse de Mohammad-Reza Djalili , Professeur honoraire à l’Institut de hautes études internationales et du développement, Genève (IHEID). publiée par Afghanistan Info no 73, octobre 2013      

La République islamique d’Iran a toujours été opposée à la présence des forces armées étrangères en Afghanistan. Cette opposition s’explique à la fois par des considérations idéologiques et par des intérêts géopolitiques. Du point de vue idéologique, le régime iranien est opposé à toute présence militaire extérieure, surtout de pays non musulmans, en terre d’islam. Quant à l’aspect géopolitique, la présence des forces américaines sur les frontières orientales du pays n’a jamais été très rassurante pour Téhéran. Dans ces conditions rien d’étonnant à ce que les Iraniens applaudissent des deux mains le retrait prévu en 2014 des forces étrangères d’Afghanistan. Dans le même ordre d’idées, le gouvernement iranien est officiellement contre le maintien de bases américaines en Afghanistan après 2014.

Pourtant, au lendemain du 11 septembre 2001, la politique iranienne à l’égard de l’Afghanistan avait semblé prendre une autre tournure. À l’époque, le régime iranien avait adopté une neutralité bienveillante vis-à-vis de l’intervention américaine chez son voisin afghan. Téhéran avait même discrètement apporté son aide aux Etats-Unis tout en soutenant la coalition du nord qui allait prendre Kaboul. De fait, les Iraniens étaient ravis de voir les Américains débarrasser leur pays de la menace des Talibans, anti-chiites et iranophobes. Cette coopération avec Washington sur la question afghane se traduisit même par une certaine détente passagère dans les relations irano-américaines, au plus mal depuis 1979 à la suite de la prise en otage des diplomates de l’ambassade américaine à Téhéran. Mais cette accalmie fut de très courte durée. D’une part, Ali Khamenei, le Guide suprême, était opposé à tout rapprochement avec les Américains et, d’autre part, le Président Bush en incluant, en janvier 2002, l’Iran dans « l’axe du Mal » mettait un terme à ce processus.

Ceci étant, Téhéran, ayant intérêt à la stabilisation de son voisin, participe activement aux rencontres internationales sur la reconstruction de l’Afghanistan et apporte son aide au développement de ce pays. Même s’il s’oppose au maintien de troupes de l’OTAN sur le territoire afghan, il apporte un soutien continu au gouvernement Karzaï en dépit de la proximité de celui-ci avec les Américains. De son côté le président afghan et ses ministres se rendent souvent en Iran afin de renforcer les liens bilatéraux. Les rencontres bilatérales de hauts responsables se sont multipliées depuis 2001. Outre les visites du président Karzaï en Iran, les présidents iraniens Khatami et Ahmadinejad ont fait le voyage de Kaboul et il est probable qu’il en sera de même dans un avenir proche pour le nouveau président Rohani. Au-delà des rapports avec le pouvoir central, Téhéran cultive des relations avec des formations politiques comme le Hezb-e islami et avec la minorité chiite afghane. Par ailleurs, la République islamique porte une attention particulière au développement de sa coopération avec la région d’Herat, à la fois géographiquement et historiquement proche de l’Iran. Mais elle cherche aussi à étendre en même temps son influence au-delà, dans l’ensemble du pays, grâce à l’action de ses fondations charitables ou à sa coopération culturelle et en matière d’éducation. Téhéran tente ainsi de permettre le développement d’un lobby pro-iranien en Afghanistan afin d’y limiter l’influence américaine. Cette option s’est renforcée dans l’optique du retrait programmé de 2014.

La poursuite de relations bilatérales apaisées n’a pas toujours empêché l’apparition de tensions entre les deux pays. Cela a été le cas en 2007 lorsque l’Iran a décidé d’expulser de nombreux réfugiés afghans présents sur son territoire ou lorsque la rumeur d’un soutien iranien à certains groupes taliban a commencé à émerger. La question de la gestion de l’eau pose également problème entre les deux pays, Téhéran la considérant comme une menace pour sa sécurité, notamment au Sistan-Baloutchistan. La livraison d’essence iranienne à l’Afghanistan a parfois posé des problèmes de même que les difficultés que rencontrent les citoyens afghans pour l’obtention d’un visa pour l’Iran. En dépit de ces tensions, l’administration afghane, consciente du pouvoir déstabilisateur de l’Iran mais aussi soucieuse de ses intérêts économiques et de sa sécurité, souhaite ménager son grand voisin et entretenir avec lui de bonnes relations. Aussi a-t-elle pris des libertés à l’égard de son protecteur américain en développant des liens avec Téhéran et en cherchant à le rassurer.

Un domaine de coopération extrêmement important pour les Iraniens avec les autorités afghanes est la question du trafic de drogue. La lutte contre ce trafic est primordiale pour Téhéran à la fois sur le plan international, afin que son territoire ne devienne pas un lieu privilégié de transit pour l’opium et ses dérivés, ainsi que sur le plan interne, pour limiter la consommation de drogue par sa population, devenue depuis des années une des plus élevées du monde.

En fin de compte, paradoxalement, depuis l’intervention de l’OTAN en Afghanistan, l’Iran est parvenu à renforcer ses positions dans ce pays, ce qui constitue un succès non négligeable de sa politique régionale. Comme on l’a relevé plus haut, par l’intermédiaire d’une assistance financière importante et une aide à Kaboul dans le secteur agricole, de la santé, de l’éducation, des infrastructures de transport et de communication ou de l’électricité, Téhéran a contribué à une certaine stabilisation du pays. Cette aide est orientée en fonction de ses intérêts à long terme. Ainsi en investissant dans la construction des axes routiers ou de lignes ferroviaires reliant les villes afghanes à l’Iran, Téhéran favorise le développement des échanges commerciaux entre régions frontalières des deux pays. Le commerce bilatéral -notamment les exportations iraniennes - s’est ainsi développé. Selon certaines estimations, la valeur des exportations iraniennes est passée d’environ 500 millions en 2006 à 2 milliards de dollars en 2012. L’Iran a également joué un rôle économique indirect important par l’intermédiaire des travailleurs afghans présents sur son territoire et qui envoient régulièrement une partie de leurs salaires au pays, contribuant ainsi à la stabilisation économique afghane. Mais avec la chute de la monnaie iranienne en octobre 2012, les travailleurs Afghans ont vu leur capacité de transfert à destination de leur famille se réduire fortement. Les objectifs politiques ne sont pas non plus absents des calculs iraniens. L’essor des infrastructures favorise l’indépendance de l’Afghanistan à l’égard d’Islamabad en matière de transport et limite donc l’influence pakistanaise tout en accroissant celle de Téhéran. L’Iran est aujourd’hui en position de force face à un État afghan dont l’avenir est incertain.

Ceci étant, malgré son opposition à la présence américaine en Afghanistan, l’Iran s’inquiète de l’après-2014. Que va-t-il se passer en Afghanistan ? Le régime actuel pourrait-il survivre au départ des Américains ou va-t-il s’effondrer comme le régime communiste mis en place à Kaboul par les Soviétiques avant leur départ en 1988 ? Vu l’improbabilité d’une réconciliation nationale, qui va prendre la place du régime actuel ? Les talibans ou un autre groupe de sunnites radicaux soutenu par le Pakistan ? Sur le plan de la sécurité, pour faire face à l’imprévisibilité de la situation afghane Téhéran renforce ses installations militaires dans les provinces orientales du pays tout en établissant, selon certaines sources, des contacts avec l’opposition afghane. Mais Téhéran développe aussi une coopération avec New Delhi et Moscou qui tous deux ont en Afghanistan des intérêts convergents avec la République islamique : l’Inde à cause des sa rivalité historique avec le Pakistan et la Russie avec qui l’Iran partage des intérêts communs à la fois par leur opposition mutuelle à l’Occident et par la crainte qu’ils ont face à la montée du fondamentalisme sunnite.