La décomposition accélérée de l’Etat afghan

Les élections présidentielles qui ont eu lieu en Afghanistan au premier semestre de cette année et qui se sont terminées, après des mois de négociations, par un partage du pouvoir entre les deux principaux candidats, Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah, risquent d’accélérer la décomposition de l’Etat, alors que la menace des talibans est toujours présente et que la coalition internationale doit quitter le pays en 2016. Le politologue Gilles Dorronsoro estime que les récents marchandages ne font qu’accélérer la décomposition de l’Etat afghan, dans une analyse publiée dans le numéro d’octobre d’ "Afghanistan Info", le bulletin du Comité suisse de soutien au peuple afghan.
D’autre part, une sélection de plus de 70 articles publiés depuis 1980 par "Afghanistan Info" doit paraître en janvier à Londres, aux éditions Tauris. Traduits en anglais sous la direction de Micheline Centlivres-Demont, avec une préface d’Olivier Roy, ces articles montrent la diversité des expériences et des points de vue dans des domaines aussi variés que la science politique, l’économie, l’anthropologie, la musicologie, l’histoire et l’architecture. Ils représentent une contribution essentielle à la compréhension de ce pays.

Villageoises baloutches, province de Takhar 1972
Micheline Centlivres-Demont

Après plusieurs mois de contestations des résultats du second tour, la légitimité du président élu, Ashraf Ghani, est remise en question, la communauté internationale - notamment l’UNAMA - a perdu beaucoup de son crédit et les attaques des talibans ont redoublé. À vrai dire, beaucoup estiment que l’Afghanistan a connu ses dernières élections concurrentielles pour une période indéterminée. Que s’est-il passé et, surtout, en quoi cet épisode peut servir à l’analyse du système politique afghan ?
Revenant sur ce qui constitue une élection, on peut d’abord remarquer que ce qui caractérise ce type de processus, plus peut-être que l’absolue honnêteté des votes, est le consensus au sein des élites politiques sur la règle du jeu. Cet accord suppose notamment que l’alternance est possible et que les droits de la minorité seront sauvegardés. Or, ce que ces élections ratées mettent en évidence est précisément l’opposé : une impossible neutralisation de l’État, l’absence de confiance des perdants et, au final, un partage du pouvoir sous patronage étranger qui délégitime l’État.

Fraude et arbitrage

Un des aspects les plus déroutants de ces élections est la difficulté à asseoir l’analyse sur des données fiables. Ainsi, le premier tour des élections aurait connu une forte participation, certains journaux ayant même écrit que celle-ci avait atteint 60%. En réalité, il n’est pas possible de calculer précisément la participation en raison du fait qu’il n’existe pas de recensement à jour des inscrits sur les listes électorales. Il est de fait probable, en se fondant sur les évaluations de la population afghane, que 40% environ des Afghans en âge de voter aient participé, ce qui représenterait une augmentation réelle, mais limitée, de la participation.
Pour le second tour, il semble que les données concernant les bulletins annulés ne seront pas rendues publiques. Par ailleurs, il est difficile de comparer le niveau des attaques des talibans avec les élections antérieures. Les données du ministère de l’Intérieur et du National Directory of Security (NDS) diffèrent parfois et la coalition n’a plus une présence suffisante. Il semble cependant que les talibans ont rarement ciblé les votants préférant attaquer les bâtiments publics.
Par ailleurs, les contestations ont révélé l’absence de mécanisme de contrôle crédible. Les protestations d’Abdullah Abdullah ont suivi l’annonce d’une forte hausse, plus d’un million de votes, de la participation au second tour. Il est impossible avec les données aujourd’hui publiques de savoir quelle est l’étendue de la fraude, mais ce qui ressort est l’absence de mécanisme d’arbitrage crédible en raison des critiques contre l’International Election Commission (IEC) et l’UNAMA.
Dans la phase d’annulation des bulletins suspects, l’UNAMA a été incapable de fixer des critères objectifs pour l’annulation des bulletins. En conséquence, les invalidations se sont faites au gré des accords ponctuels entre les représentants des deux candidats, ce qui explique que le processus ait traîné en longueur. Or, les règles d’invalidation sont loin d’être purement techniques. Faut-il par exemple invalider une urne toute entière si quelques bulletins sont frauduleux ? Les signatures identiques sont-elles le signe de fraude ou la conséquence de l’analphabétisme dans certaines régions ? Un vote à 100% en faveur d’un candidat est-il nécessairement frauduleux ? Peut-il y a voir des votes valides dans des régions sous le contrôle des talibans, dans l’Est notamment ?
Finalement, le processus d’examen des fraudes a donc été essentiellement un travail politique et non juridique. En réalité, l’annonce des résultats a été retardée pour laisser le temps d’une négociation entre les candidats. Le principe même de l’élection a été abandonné pour laisser place à un partage du pouvoir fonction des rapports de force, y compris militaires, entre les candidats.

Neutralisation de l’État et polarisation ethnique

La victoire d’Ashraf Ghani est donc le produit d’une négociation entre les candidats, sous pression américaine, ce qui amène à s’interroger sur la nature des enjeux qui rendent la perte du pouvoir inconcevable pour les deux camps. Deux hypothèses, en partie complémentaires, sont imaginables : une plus grande polarisation ethnique ou l’appropriation privée des institutions d’État.
L’élection a parfois été lue comme une nouvelle phase de polarisation ethnique, qui expliquerait l’acharnement des deux camps. Cette hypothèse est à nuancer sérieusement, ce qui amène à préciser deux points. D’abord, les principaux candidats ont présenté des tickets multiethniques, ce qui prend acte du fait que l’ethnicité est légitime dans le jeu politique et marque un souci d’ouverture (et d’efficacité électorale) de la part des candidats.
Ensuite, les deux principaux candidats ont des discours et des profils personnels qui les rendent peu suspects d’une politique d’exclusion des autres groupes. Asraf Ghani, s’il joue de ses liens avec les Pachtouns de l’Est, n’est pas le représentant d’un groupe spécifique (même si son frère est un chef Ahmadzaï) et son entourage est plutôt composé de jeunes « technocrates ». Abdullah Abdullah est d’une famille mixte et s’il est incontestablement le candidat soutenu par les Hazaras et les Panjshiris, il peut aussi compter sur les réseaux jamiatis en dehors du Nord-est et du Sud.
Enfin, au delà des élections, il faut remarquer que la polarisation ethnique ne touche pas les talibans, qui ont fait des percées remarquables dans les zones du Nord et de l’Ouest (notamment chez les Ouzbeks).
En réalité, le blocage politique du second tour renvoie de façon plus convaincante au fonctionnement de l’État afghan depuis 2001. En effet, l’enjeu de cette élection, la dernière sous supervision internationale, est l’accès aux ressources étatiques, y compris militaires. Or, les perdants ont collectivement investis dans des positions de pouvoir politique et économique (gouvernorats, ministères, entreprises). Par exemple, les Panjshiris craignent que leur éviction du pouvoir, notamment la perte du ministère de la défense, soit le début d’une marginalisation. En ce sens, la perspective de négociation avec les talibans les incite tout particulièrement à la vigilance pour éviter que le règlement ne se fasse sur leur dos.

Une dyarchie au sommet de l’État

L’accord politique entre les deux candidats permet à court terme de sortir de la crise, mais accélère la décomposition des structures étatiques et le discrédit de la classe politique. Abdullah s’il perd la présidence, devient Chief Executive Offïcer et aura la parité dans la nomination des hauts fonctionnaires. Une dyarchie s’installe donc dans l’État, qui conduit de façon à peu près inévitable à une marginalisation accrue du Parlement et, plus généralement, de toutes les institutions de contrôle et de débat démocratique.
De plus, face à un mouvement taliban qui jouit d’un soutien pakistanais renouvelé et qui commet peu d’erreurs stratégiques, il sera difficile au nouveau pouvoir d’impulser une dynamique de réforme. En effet, les conséquences de ces élections ratées sont multiples. D’abord, la perte de crédibilité de l’État afghan sur la scène internationale au moment où l’aide internationale, civile et militaire, devient vitale pour résister à la pression des talibans. Il est peu probable que l’économie privée investisse en raison de l’incertitude et l’État aura du mal à trouver des ressources fiscales en raison de la chute de la croissance, mais aussi de la perte de contrôle d’au moins un tiers du territoire, dont une bonne partie des zones frontalières.
Ensuite, il sera extrêmement difficile au nouveau pouvoir de réformer les structures étatiques avec la très faible légitimité dont il disposera. Il y a un risque de paralysie des structures gouvernementales du fait du partage des responsabilités. D’une part, au niveau central, les perdants des élections vont tout faire pour garder leurs positions dans les ministères liés à la sécurité notamment (ministère de la défense, NOS). D’autre part, et de façon encore plus décisive, la reprise en main de la périphérie sera particulièrement difficile. Le gouverneur de Mazar-e Sharif, Ustad Atta, a clairement marqué son opposition à Ashraf Ghani, et ce dernier ouvrirait une crise majeure en le remplaçant.
Les conséquences de l’élection sont plus graves que les fraudes et le risque est grand désormais d’une rapide décomposition des structures étatiques. Cet affaiblissement de Kaboul rend illusoire des négociations avec l’opposition armée et difficile la lutte contre l’insurrection. Le retrait définitif des forces occidentales fin 2016 est l’horizon de survie pour le régime en place à Kaboul.