L’Ukraine cinq ans après l’Euromaïdan (1)

Il y a cinq ans, la fuite de Viktor Yanoukovitch consacrait la victoire du mouvement Euromaïdan en Ukraine, suivie de l’annexion de la Crimée et de la déstabilisation du Donbass. Récemment, une altercation sérieuse entre marines russe et ukrainienne en mer d’Azov est venue rappeler que la guerre entre Moscou et Kiev est toujours en cours, et que la déstabilisation de la façade orientale de l’Europe qui en résulte est durable.

Gardes d’autodéfense du Maïdan devant le cabinet des ministres de l’Ukraine en 2014
Sasha Maksymenko Wikimedia common

1) UN CONFLIT AVEC LA RUSSIE QUI S’ETERNISE

La conflictualité latente entre le Kremlin et les Occidentaux est souvent mentionnée comme le facteur déclencheur par excellence de ce conflit. Si cette lecture des événements n’est pas irrecevable, son invocation abusive présente l’inconvénient majeur de faire de l’Ukraine un acteur essentiellement passif, alors même que le potentiel de modernisation révélé par l’Euromaïdan mérite d’être pris en compte, ainsi que l’émergence du pays en tant qu’acteur autonome sur la scène internationale.

Sans entrer encore dans le vif du sujet, on peut noter dès à présent qu’il s’agit, à l’échelle européenne, d’un grand pays, plus vaste que la France, et peuplé de 45 millions d’habitants (2013) ; qu’il a joué un rôle crucial dans la chute de l’Union soviétique ; que l’État ukrainien, malgré ses imperfections, est toujours debout ; qu’il a réussi à stabiliser la ligne de front dans le Donbass grâce à une armée qui s’est indéniablement transformée, et que des réformes d’ampleur sont en cours, sous l’égide des institutions internationales. Dans quelle mesure le mouvement Euromaïdan est-il le vecteur d’une modernisation de l’Ukraine, et plus largement de l’espace post-soviétique ? Que nous dit cette crise de l’évolution de l’identité ukrainienne ?

Un gouffre financier pour Moscou

Si le front de Crimée est militairement inactif depuis 2014, la conflictualité s’y est déplacée sur le terrain économique, ce qui rappelle, par l’absurde, le bien-fondé de la décision de 1954 de transférer la péninsule à l’Ukraine. En effet, avec leur interruption, on constate aujourd’hui à quel point la fourniture d’eau et d’électricité à partir du bassin du Dniepr est vitale pour l’économie criméenne ; les surfaces cultivées ont diminué d’environ 90% et les nappes phréatiques sont exploitées à des niveaux non soutenables ; quant à l’approvisionnement électrique, il ne peut être assuré sans installer sur place des équipements de haute technologie, inaccessibles compte tenu des sanctions – c’est l’arrière-plan du scandale des turbines Siemens, survenu en 2017.

Il faut encore mentionner le cas du tourisme, secteur essentiel de l’économie locale, durement touché par le statut de « zone grise » de la péninsule, en l’absence de reconnaissance de l’annexion par l’ONU. Au total, au-delà du fameux pont de Kertch, coûteux et peut-être bâti à la va-vite, la Crimée est devenue pour Moscou un gouffre financier, pour lequel le contribuable russe, passée la vague d’exaltation nationaliste, n’est pas prêt à payer.

On voit donc que la question de la Crimée est loin d’être soldée ; outre la violation caractérisée des garanties données par la Russie concernant les frontières de l’Ukraine suite à sa dénucléarisation, il faut noter que l’indépendance ukrainienne avait été entérinée dans la péninsule avec 56% des voix en 1991 (une majorité certes plus faible qu’un score national qui s’élevait à 91%, mais une majorité quand même, lors d’un référendum respectant tous les critères de régularité) ; que, d’après les sondages réalisés en temps de paix, environ 20% de la population soutenait le rattachement à la Russie ; que la Crimée n’est pas « le seul accès de la Russie aux mers chaudes » (le littoral entre Azov et la frontière géorgienne étant sous souveraineté russe, et comportant, avec Novorossisk, un port important qui avait été envisagé un temps comme une alternative à Sébastopol) ; enfin, que le discours sur la souveraineté russe a, entre autres objets, celui de nier les droits historiques des Tatars, fort malmenés par Staline en 1944.

Le front du Donbass

Le Donbass, quant à lui, présente un front toujours actif, où des victimes sont à déplorer chaque semaine. D’après les Nations unies, la guerre a causé depuis cinq ans environ 12800 morts (3300 civils, 4000 soldats ukrainiens, et 5500 de la partie adverse) ; pour 2018, le bilan s’élève à environ 100 militaires tués et 500 blessés au sein de l’armée ukrainienne et respectivement 162 et 310 pour la partie adverse.
Les « républiques séparatistes » contrôlent un tiers environ de la superficie totale des oblasts de Donetsk et de Lougansk. La coupure induite par la ligne de démarcation dans cette région peuplée et active a des effets désastreux pour les habitants et pour l’industrie, pilier de l’économie de la région.

En pratique, le conflit a remis en cause l’accès au charbon du Donbass pour les usines métallurgiques de Marioupol, ce qui occasionne un surcoût conséquent ; quant aux mines sous contrôle des « séparatistes », elles fournissent probablement un revenu de contrebande à ces derniers. L’adoption par l’opinion du terme « séparatiste », précisément, est une victoire du Kremlin, permise par ce type de paresse qui conduit à appliquer le même schéma prédéfini de la Centrafrique aux Philippines, en passant par l’Ukraine.

De fait, jusqu’en Mai 2014, on distingue dans ce dernier cas un jeu de l’oligarque local Rinat Akhmetov, visant à maximiser son autonomie dans le cadre ukrainien malgré la chute de Viktor Yanoukovitch, en s’appuyant sur le particularisme local du Donbass. À partir de l’arrivée du « colonel Strelkov », le Kremlin est clairement à la manœuvre, et la phrase « il faut avoir l’accord de Moscou » devient usuelle dans la bouche des dirigeants « séparatistes ».

En d’autres termes, dans une région où le rattachement à la Russie recueillait entre 20 et 25% d’opinions favorables en temps de paix, la création et la survie des « républiques séparatistes » doit presque tout à l’action des « siloviki » moscovites et à leurs livraisons massives de matériel, presque rien à une dynamique irrédentiste locale, même si la propagande sur le thème de la Novorossia a rencontré un écho certain et occasionné des dégâts durables. Les forces des « républiques séparatistes » comportent assurément des éléments locaux, mais aussi, sur un total estimé à 40000 hommes, quelques 3000 militaires russes et une proportion importante de miliciens de même nationalité, en provenance en particulier de Tchétchénie.

Une stratégie de harcèlement

L’installation dans la durée de la guerre du Donbass révèle ainsi la stratégie de harcèlement mise en œuvre par Moscou à l’encontre de son voisin, une stratégie dont nous analyserons les ressorts plus loin, et dont on retrouve la manifestation sur le front récemment ouvert de la mer d’Azov. À dater de l’annexion de la Crimée, la tentative d’étouffer, par voie maritime cette fois, les ports ukrainiens du littoral azovien était inscrite dans les astres. En effet, la Russie contrôlait dès lors les deux rives du détroit de Kertch, seule issue permettant de rejoindre la mer Noire et la Méditerranée. Quant à la marine ukrainienne, elle avait subi une perte irréparable en 2014 avec la prise de Sébastopol, sans espoir de revenir à niveau.

Les services russes sont passés à l’offensive après l’ouverture du pont lancé sur le détroit – un objet dont la vulnérabilité a sans doute contribué à augmenter la nervosité de Moscou. À partir de mai 2018, le harcèlement quotidien des navires marchands mouillant à Marioupol et à Berdiansk est devenu la règle (contrôles administratifs, perquisitions, occasionnant des temps d’attente importants). Ces événements étaient en fait annonciateurs de l’ouverture d’un nouveau front, que l’interception de deux bâtiments militaires ukrainienne par la marine russe en novembre dernier a manifesté au grand jour – il s’agissait du premier combat mettant ouvertement aux prises les forces armées des deux pays.

La prise en compte de cette phase préparatoire, passée à peu près inaperçue à l’Ouest, est essentielle pour comprendre l’envoi par Kiev de navires dans le détroit de Kertch. Il était fatal qu’un jour ou l’autre, l’Ukraine réagisse à la pression russe dans cette zone. L’explication de l’altercation de novembre par des arrière-pensées électorales du président Porochenko est le fait de commentateurs trop pressés.

En somme, l’ensemble Donbass – mer d’Azov – Crimée constitue aujourd’hui une zone continue de conflictualité active, sur les plans militaire et économique. Parmi les autres fronts, il faut mentionner le dossier gazier. Le contrat de transit du gaz russe par les tubes ukrainiens, source de revenus conséquents, prendra fin en 2019 ; la réalisation du gazoduc Nord Stream 2 visant à contourner l’Ukraine, avec le soutien d’une part significative des milieux dirigeants allemands, est annoncée également pour cette année.

Dans ce contexte, une négociation complexe est en cours entre Kiev, Moscou et Bruxelles pour établir un nouveau contrat, dans une atmosphère que le contentieux juridique en cours entre Gazprom et Naftogaz autour des comptes du transit ne contribue pas à détendre.
Il faut aussi mentionner le combat pour les esprits de l’opinion occidentale, où Kiev peine à remonter la pente après la magistrale opération de guerre de l’information menée par le Kremlin en 2014.
Nous avons déjà noté la manière dont celui-ci a pu imposer l’usage du terme de « séparatiste » ; il y a aussi l’assimilation de l’Euromaïdan à un « coup d’État fasciste », régulièrement démentie par les scores très faibles de l’extrême-droite aux élections ; il y a encore d’autres thèmes, sur lesquels nous reviendrons (« persécution des russophones », « complot occidental »), auxquels la propagande a réussi à donner une fortune particulière.

La naissance d’une église orthodoxe autocéphale

Il faut enfin dire un mot de la question religieuse, apparue récemment au grand jour. La naissance d’une église orthodoxe ukrainienne autocéphale a été annoncée le 6 janvier dernier par le patriarche oecuménique de Constantinople, avec le soutien actif des dirigeants ukrainiens, et au grand déplaisir du Kremlin. L’arrière-plan de cette décision est un conflit entre la deuxième Rome (Constantinople) et la troisième Rome (titre revendiqué par Moscou depuis le 16e siècle). Le patriarche oecuménique a fait usage de la préséance que lui a reconnue le concile de Chalcédoine (451) pour soustraire l’Ukraine à la juridiction de l’Église orthodoxe du patriarcat de Moscou, en révoquant la délégation de pouvoirs émise en 1686 au bénéfice de cette dernière.

La maladresse du patriarche moscovite, absent du concile panorthodoxe de Crète en 2016, a joué son rôle dans cette affaire. Sur un autre plan, la branche ukrainienne de l’Église moscovite a scié la branche sur laquelle elle était assise en épousant le parti « séparatiste » dans la guerre du Donbass. En pratique, cet événement a entraîné une rupture de communion entre Moscou et Constantinople, et suscite des réactions contrastées au sein des autres Églises (Géorgie, Roumanie…). En Ukraine, un sondage mentionné par le Kyiv Post montre que le taux de soutien à la nouvelle Église orthodoxe est passé de 31% en mai 2018 à 43% en janvier 2019 (à mettre en regard de 22% d’opposants à celle-ci) ; selon les dernières données disponibles, une centaine de paroisses du patriarcat moscovite ont choisi de changer d’allégeance. L’ampleur de ce mouvement reste à confirmer ; il concerne pour l’instant essentiellement le centre et l’Ouest de l’Ukraine.

Prochain article :
2) UN CONFLIT QUI CRISTALLISE PLUSIEURS EVOLUTIONS

Le lien ci-dessous renvoie à une carte de l’Est de l’Ukraine
https://www.lemonde.fr/europe/article/2018/10/13/en-cartes-batailles-pour-le-controle-de-la-mer-noire_5369042_3214.html

  • Face à face avec l'OTAN
  • La stratégie d'encerclement de la mer d'Azov par la Russie
  • Le pont de Kertch
  • Sources