L’Ukraine cinq ans après l’Euromaïdan (3)

C’est dans un contexte de guerre avec la Russie que l’Ukraine mène ses réformes. L’armée ukrainienne a réussi à se transformer et à reprendre sa main dans le Donbass, après la surprise stratégique de 2014 ; à l’inverse, la marine restera encore longtemps dans un état de grande faiblesse par rapport à celle de Moscou. Dans la sphère civile, malgré le conflit, les progrès sont sensibles dans tous les domaines (justice, police, santé, éducation, banque, secteur gazier…).

Gardes d’autodéfense du Maïdan devant le cabinet des ministres de l’Ukraine en 2014
Sasha Maksymenko Wikimedia common

3) MALGRE LE CONTEXTE, LA POURSUITE DES REFORMES

L’évolution récente du discours des milieux économiques est à noter. Les chambres de commerce étrangères incitent vivement leurs adhérents à investir en Ukraine, et celle-ci est passée du 137e rang en 2013 au 76e en 2018 dans le classement « Ease of Doing Business » de la Banque Mondiale. Il faut cependant être conscient du chemin qu’il reste à parcourir. Les travers hérités du système de pouvoir impérial et de sa décomposition – corruption et immixtion généralisée des oligarques – ne peuvent être effacés d’un trait de plume. L’exemple de la Géorgie montre qu’il est possible en dix ans d’atteindre un résultat significatif en matière de corruption du quotidien, mais que les formes sophistiquées de ce fléau sont plus difficiles à éradiquer.
Se pose donc la question du maintien sur le long terme de la dynamique des réformes.

Deux facteurs leur permettent de continuer à progresser. Le premier est le cadre stratégique qui résulte du bouleversement de 2014. Compte tenu des circonstances dans lesquelles s’est opérée sa consolidation, le choix d’une voie ukrainienne spécifique, vers l’Europe vue comme agent de modernisation, est probablement irréversible. Un sondage récent du centre SOCIS indique que 58% des électeurs voteraient pour l’adhésion du pays à l’Union européenne (22% contre, 8% abstention, 12% indécis), et 46% pour l’adhésion à l’OTAN (29% contre, 9% abstention, 17% indécis). Du reste, l’exemple de la Géorgie montre qu’au-delà du départ de M. Saakachvili, il n’y a pas eu de retour dans la sphère de Moscou.

Enfin, étant trop faible pour se permettre la solitude géopolitique, l’Ukraine tournant le dos à la Russie n’a d’autre choix que de se tourner vers l’Occident. De son côté, celui-ci soutient la mise en œuvre des programmes exigeants du FMI et de la BERD, qui maintiennent sous pression un appareil politique et administratif ukrainien réticent. L’autre facteur crucial, pour pousser les réformes, est le dynamisme de la société civile, qui fait la spécificité de l’Ukraine dans l’espace post-soviétique, depuis la fin des années 80.

La tentation de la diversion nationaliste en Russie

La conjonction de ces deux forces étant nécessaire au progrès de la modernisation, leur diminution mettrait celle-ci en danger. Du côté de la population, les efforts demandés sont importants – penser par exemple à la récente hausse du prix du gaz – ce qui peut entraîner à la longue lassitude et effritement de l’adhésion aux réformes. Cependant, à court terme, une telle évolution n’est pas discernable. Quant au soutien de l’Occident, il est tributaire de l’unanimité au sein de celui-ci. Si l’Union européenne et l’Alliance atlantique traversent une phase de fortes turbulences, celles-ci ne semblent pas – pour l’instant – conduire à une inflexion de leurs positions à l’égard de l’Ukraine.

Enfin, au titre des risques endogènes, il convient de mentionner les tensions induites sur la demande de main d’œuvre qualifiée par une émigration importante. Les transferts réalisés par celle-ci sont certes une source importante de revenus pour le pays, mais elle crée une forte contrainte pour l’économie ukrainienne. Reste, bien sûr, l’inconnue russe. Les dirigeants russes ont clairement un intérêt bien compris à ne pas aller au conflit ouvert, pour ne pas écorner leur patrimoine et leurs liens avec l’Ouest, instruits qu’ils sont par l’expérience des sanctions et par la résilience ukrainienne. Cependant, le fait qu’ils règnent sur un pays où la légitimité des élites est structurellement fragile peut réactiver la tentation de la diversion nationaliste.

Sur un autre plan, il faut noter que Moscou privilégie depuis le début des opérations qui lui coûtent peu – cette remarque étant d’ailleurs également valable pour le théâtre syrien. Cela est sans doute à mettre en relation avec les moyens exorbitants qu’une guerre à grande échelle exigerait d’une économie russe poussive. En bref, sauf bouleversement majeur du contexte international, la guerre à bas bruit devrait demeurer le mode d’action privilégié par le Kremlin. Les élections présidentielles et législatives de 2019 fournissent à ce titre un terrain sur lequel des tentatives de déstabilisation sont à prévoir.

Une « sphère d’influence » du Kremlin ?

Sous toutes ces réserves, il reste parfaitement possible d’imaginer que les réformes ukrainiennes atteignent d’ici cinq ans un succès visible ; le choc en retour que cette nouveauté occasionnerait en Russie aurait des conséquences imprévisibles, mais sans doute importantes, compte tenu de l’héritage commun du marasme post-soviétique que nous avons mentionné plus haut. Au total, nous avons affaire à un conflit de longue haleine, pour la compréhension duquel la notion de « sphère d’influence » ne peut qu’être néfaste, tant il apparaît clairement aujourd’hui que l’indépendance ukrainienne n’est pas un vain mot.

Cette réalité est souvent mal perçue en France, entre autres en raison d’un biais russophile, longuement façonné par la géographie et par l’histoire. Sans tomber dans le travers inverse de la russophobie, il faut avoir à l’esprit que l’éloignement de la Russie, la longue histoire des alliances de revers contre l’Allemagne et la politique « hors blocs » du général de Gaulle préparent assez mal le public français à se déprendre de l’idée reçue d’une « sphère d’influence » du Kremlin, dans laquelle l’Ukraine serait vouée à demeurer.

Qui plus est, cette nonchalance se double d’une certaine méconnaissance de cette dernière, due en particulier à des décennies d’enseignement centré sur la Russie. Aujourd’hui, la déstabilisation du flanc Est de notre continent pourrait très bien se poursuivre si l’on n’y prend pas garde. De même que sur son flanc Sud, l’Europe joue dans l’accompagnement de la difficile transition post-soviétique une part de son statut de puissance. Ce qui suppose d’avoir, à côté d’une politique qui s’efforce de maintenir des canaux de discussion avec la Russie, une politique ukrainienne qui prenne en compte l’émergence de Kiev comme acteur à part entière – une réalité que l’Euromaïdan vient illustrer, après la révolution orange et le référendum d’indépendance de 1991.