L’intervention russe en Syrie n’annonce pas un compromis

L’offensive militaire de la Russie en Syrie pour venir en aide au régime de Bachar el Assad marque le retour de Moscou au Proche-Orient après vingt-cinq ans d’absence. En Russie les usines de munitions tournent à plein régime pour approvisionner l’aviation qui bombarde de manière indiscriminée tous ceux que Vladimir Poutine appelle des "terroristes", qu’ils appartiennent à l’Armée syrienne libre, aux islamistes anti-Assad ou à Daech. L’aviation russe, dont c’est la première opération hors de ses frontières depuis l’invasion de l’Afghanistan en 1979-1980, vient en appui aux soldats iraniens et à leurs alliés du Hezbollah. L’heure d’un compromis n’a pas encore sonné.

El Assad convoqué par Poutine
Reuters

Méthodique, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, s’est assuré du soutien de Bachar el Assad et de son allié iranien. Mais il a aussi consulté la Turquie et l’Arabie saoudite, principales puissances régionales qui s’opposent au maintien du dictateur au pouvoir à Damas et qui soutiennent des groupes armés qui se battent sur le terrain face à la coalition syro-iranienne. Entretemps, la flotte russe se positionnait au large de la Syrie avant que des troupes – on parle de cinq mille soldats – et du matériel militaire (une cinquantaine d’avions, des hélicoptères, des chars) soient acheminés sur la côte syrienne – à Lattaquié et Tartous – depuis la mi-août.
Homme pressé, Vladimir Poutine a débuté sa campagne militaire le 30 septembre après un discours prononcé devant l’Assemblée générale de l’ONU deux jours plus tôt, où il soulignait sa volonté de combattre le terrorisme et appelait à une large coalition internationale et régionale.
Après trois semaines de bombardements, où il a essentiellement attaqué les positions militaires de l’opposition massées autour de la montagne alaouite au nord-ouest de la Syrie, Vladimir Poutine faisait venir Bachar el Assad à Moscou le 20 octobre, après l’avoir fait transporter par un avion russe. Les informations et les images de la rencontre n’ont été diffusées que le lendemain alors qu’Assad était rentré à Damas. Poutine, qui a voulu ainsi montrer sa capacité à prendre l’initiative pour amorcer des pourparlers en vue de l’établissement d’une transition politique, faisait réunir, trois jours plus tard à Vienne, les ministres turc et saoudien des Affaires étrangères face à leurs homologues russe et américain.
Pour Vladimir Poutine, le temps est compté. Il n’est pas question que la Syrie soit un nouvel Afghanistan qui fasse vaciller son pouvoir.
Fort de la volonté de Washington d’associer Moscou à la solution du conflit syrien, le président russe répond à l’appel à l’aide d’un Assad aux abois et à la demande du Guide suprême iranien Ali Khamenei, son allié. Les troupes iraniennes de la brigade al-Quds, chargées des opérations extérieures, et celles du Hezbollah qui leur est affilié, éprouvent des difficultés à contenir l’avancée de ce qu’ils nomment les takfiri (renégats) sunnites, qui représentent l’écrasante majorité du monde musulman.

Téhéran et Riyad : de la guerre froide à la fracture

Trois dates marquent le début de la guerre froide entre Téhéran et Riyad : la prise du pouvoir par l’ayatollah Rouhallah Khomeyni, le 11 février 1979, la prise de la grande mosquée de la Mecque le 20 novembre de la même année par des insurgés saoudiens et égyptiens sunnites inspirés par la révolution iranienne, enfin la guerre Iran-Irak débutée en septembre 1980 et qui a duré huit années ruineuses pour les deux pays.
Mais la véritable fracture entre les mondes sunnites et chiites s’est déroulée en deux temps, avec l’invasion de l’Irak par l’armée américaine en mars 2003 – qui a conduit au renversement de Saddam Hussein et à l’émergence d’un pouvoir dominé par le parti chiite pro-iranien al-Da’awa. Elle a entraîné l’effondrement de l’Etat central, marginalisé la communauté sunnite historiquement dominante, consacré l’autonomie du Kurdistan, majoritairement sunnite et favorisé l’émergence d’un radicalisme sunnite armé avec al-Qaïda et l’organisation « Etat islamique » créée par des officiers de l’ancien régime baasiste.
Le deuxième événement marquant de cette période a eu lieu en février 2005 avec l’assassinat à Beyrouth de l’ancien premier ministre libanais Rafik Hariri. Celui-ci avait accédé au pouvoir en 1992 à la suite des accords de Taëf qui avaient mis fin à la guerre civile. Fruit d’un compromis entre Riyad et Damas, ces accords ont permis à Hariri – considéré comme le représentant des intérêts du royaume saoudien, puisqu’il y a réalisé l’essentiel de sa carrière et son immense fortune – de se charger de l’aspect économique de la reconstruction du Liban et à Damas de maintenir ses troupes, présentes au pays du Cèdre depuis 1976, donc de peser de tout son poids dans la gestion des affaires politiques. A cet égard, le Hezbollah créé par l’Iran en 1982, après le départ des troupes palestiniennes du Liban suite à l’invasion israélienne, a pu développer son influence politique et son arsenal militaire sous la protection de Damas.
L’assassinat de Rafik Hariri a rompu ce pacte entre Riyad et l’axe syro-iranien qui en porte la lourde responsabilité. Il a entraîné le départ des troupes syriennes en avril 2005 ainsi que le retour d’une grande partie du million d’ouvriers syriens présents au Liban.
La révolte syrienne, commencée en mars 2011 et qui s’est ensuite transformée en confrontation armée alimentée par l’ingérence iranienne d’une part et celle de la Turquie et des monarchies du Golfe de l’autre, a achevé de sceller la fracture entre le camp sunnite pro-occidental et l’axe chiite qui va de Téhéran à Damas en passant par Bagdad.
A cet égard, il ne faut pas craindre de dire que l’assassinat de Rafik Hariri a représenté pour le Proche-Orient ce qu’a pu être – toute proportion gardée – l’assassinat de l’archiduc Louis-Ferdinand d’Autriche en 1914 à Sarajevo, qui a conduit à la fracture de l’Europe et à la Grande guerre.

Une situation régionale hautement explosive

Au Proche-Orient, l’effondrement des pouvoirs en place en Libye, en Syrie, en Irak, au Yémen et dans une moindre mesure en Egypte et en Tunisie, l’émergence de l’Etat islamique auto-proclamé sur un vaste territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak sont les signes d’une crise profonde et durable dans l’ensemble du monde arabe de l’après-guerre froide.
Il n’est pas indifférent de constater que ces régimes – à l’exception de la Tunisie – étaient soutenus par Moscou au temps du glacis soviétique.
D’un autre côté, la révolution iranienne a marqué la faillite de la politique américaine dans cette région du monde. La politique expansive et agressive développée par l’Iran sur le plan extérieur est doublée par un encadrement très strict d’une population éduquée et extrêmement prometteuse mais en mal d’avenir professionnel faute d’ouverture.
Si les monarchies arabes du Golfe ont réussi à maintenir une certaine croissance économique et une fragile stabilité politique, elles le doivent à la présence de bases militaires occidentales et aux investissements considérables dans les infrastructures depuis quarante ans. Mais ceci ne doit pas masquer la faible influence de leur politique extérieure et les très timides ouvertures sur le plan intérieur, signes d’une grande fragilité des pouvoirs en place qui survivent grâce au cloisonnement, à la discrimination sociale, ethnique et religieuse, ainsi qu’à la « diplomatie du chéquier » qui permet de s’acheter des alliances.
C’est dans ce contexte que l’ingérence des grandes puissances est inopérante à rapprocher les points de vue et à trouver des compromis. Elle n’arrive tout au mieux qu’à éviter la propagation du feu. Plus encore, la manne pétrolière a rendu le marché du Golfe attractif pour la vente d’armement sophistiqué, accroissant la dépendance politique vis-à-vis de l’Occident.

Lignes rouges et impossible compromis

En faisant intervenir des troupes au sol avant de proposer des négociations, Vladimir Poutine s’implique de fait dans le conflit syrien. Il a peu d’atouts entre les mains mis à part l’appui du dictateur de Damas et ses alliés iraniens. La faible importance de son implication militaire ne lui permettra pas de renverser le cours de l’histoire. Alors que cela risque de l’affaiblir sur le plan politique.
Plusieurs milliers de pasdaran iraniens et de combattants du Hezbollah sont massés au sud d’Alep, qui se trouve à une cinquantaine de kilomètres de la frontière turque. Il est impensable de croire que l’armée turque, considérée comme l’une des plus puissantes de la région, restera immobile devant une bataille que l’on annonce comme prochaine. De même, l’alliance que Moscou tente de tisser avec les partis kurdes syriens pro-Assad, en concurrence avec la coalition occidentale, est une ligne rouge que Recep Tayyip Erdoğan ne permettra pas de franchir.
D’un autre côté, les visées du Hezbollah et des pasdaran iraniens pour prendre le contrôle du plateau du Golan frontalier d’Israël et assurer une continuité avec leurs positions sur le Mont Hermon, qui surplombe la Galilée à partir du Liban, est une autre ligne rouge dont Israël, autre puissance armée la plus importante de la région, ne permettra pas qu’elle soit violée.
Vladimir Poutine en a déjà parlé avec Erdoğan et Netanyahou, mais pourra-t-il éviter de s’impliquer dans un conflit où l’on voit mal le Guide suprême iranien Ali Khamenei reculer quand il s’agit de la survie de son principal bras armé – l’unité al-Quds et le Hezbollah – qui a permis à l’Iran de s’imposer comme une puissance régionale majeure au Moyen-Orient ?
Pour l’instant, la coalition occidentale fait crédit à Poutine du rôle de parrain qu’il cherche à s’arroger. La création d’une plate-forme russe de renseignements à Bagdad relayée sur les hauteurs du Mont Younes qui culmine à plus de 1 500 mètres d’altitude sur la montagne alaouite surplombant la région côtière syrienne, permet à l’armée russe de contrôler en profondeur tout le territoire au-dessus duquel évoluent les avions de chasse de la coalition occidentale rendant la coordination avec Moscou inévitable.
Le conflit syrien met chacun des acteurs régionaux et internationaux au pied du mur. L’heure du compromis n’a pas encore sonné. Quand les armes vont parler sur le terrain, tous les dérapages sont à craindre.