La Crimée, chef d’œuvre de Poutine

Pour réaliser ses rêves de grande puissance, Vladimir Poutine a besoin de l’Ukraine. L’annexion de la Crimée est un premier pas mais c’est un succès local qui pourrait se révéler une victoire à la Pyrrhus, estime l’écrivain russe Viktor Erofeiev, dans un article publié par le quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung (Traduit de l’allemand par Boulevard-Extérieur).

La vague d’indignation, de menaces et d’insultes qui s’est déversée ces derniers temps sur la Russie de la part des média et de certains hommes politiques occidentaux montre une méconnaissance du caractère du peuple russe. L’âme russe place son sens de la justice, du bien et du mal au-dessus de tous les accords internationaux. Elle se réjouit du retour de notre Crimée « russe ». Les dirigeants de la Russie ont utilisé les divergences politiques au sein de l’Ukraine postrévolutionnaire. Ils étaient de toute manière convaincus qu’en dernier recours, l’Occident les excuserait pour l’annexion de la Crimée. La Russie a agi depuis une position de force et se rapproche ainsi du statut perdu de grande puissance.

Retour au paradis russe

La Russie a toujours su intuitivement qu’elle n’était pas aimée par la civilisation occidentale. Et pas parce qu’elle est plus mauvaise qu’elle mais parce qu’elle est meilleure, plus riche en perspectives spirituelles. La Russie se rappelle ses propres qualités avant tout quand on la méprise ou l’insulte. Pour pousser le peuple à entonner l’hymne de sa grandeur unique, mieux vaut un conflit que l’amitié avec l’Occident. De surcroît l’Occident a longtemps réfléchi à des sanctions contre la Russie et montré ainsi de l’irrésolution, de l’inconséquence et de la petitesse d’esprit, ce qui ne correspond pas au caractère russe. Celui-ci affirme : quitte à punir autant le faire un bon coup. Qui agit autrement doit compter avec le mépris russe.

Il n’y a rien d’étonnant à ce que la Russie se soit mise à rassembler ses territoires. Poutine a suivi cette voie dès le début avec constance. La Crimée – ce n’est pas une surprise. J’entends dire de tous les côtés et de la part de gens très différents que Poutine entrera dans l’Histoire de notre pays comme celui qui a réunifié la Crimée à la Russie. La Crimée a réuni le peuple et l’Etat, augmenté fortement la popularité de Poutine, enflammé le sentiment patriotique, mobilisé la population en vue de nouveaux hauts faits et l’a éloignée de l’Occident. S’il n’y avait pas eu le scandale autour de l’annexion de la Crimée, on aurait dû l’inventer pour renforcer la Russie.

Du point de vue russe la Crimée est revenue dans le paradis russe. Paradis ne signifie pas ici abondance matérielle. Nous sommes les héritiers de la Sainte Rous et des bâtisseurs éternels de la Troisième Rome, celle que l’orthodoxie moscovite loue depuis des siècles. Que nous importe si l’Occident se détourne de nous et si nous devons vivre plus chichement ? L’ascèse et l’isolement ne font que nous conforter dans l’idée que nous avons raison.

L’aigle à deux têtes veut se remplumer

C’est justement pourquoi Barack Obama, quand il déclasse la Russie comme une puissance régionale et qualifie les menaces de la Russie contre ses voisins de preuve de faiblesse et non de force, fait le jeu de Poutine. Ces déclarations manifestent la différence de mentalité entre l’Occident et la Russie. Les Russes sont susceptibles quand l’étranger les juge. Avec sa « puissance régionale », Obama leur a volé dans les plumes. Peut-être ne fait-il que constater la réalité et ne soupçonne même pas qu’il a été blessant (bien que je ne le croie pas), mais pour les Russes une insulte pèse plus lourd que la réalité. Le Russe déteste par-dessus tout l’arrogance et une telle déclaration de la part du président d’une grande puissance est impardonnable. Mais peut-être Obama a-t-il raison avec son expression « puissance régionale » ?

Quand on regarde les puissances régionales bien connues, comme le Canada, le Mexique, l’Iran, l’Egypte, la Turquie, il est clair que la Russie est de beaucoup de points de vue plus forte qu’elles.

Toutefois on ne peut pas comparer la Russie actuelle, en ce qui concerne son influence dans le monde, avec l’empire russe des 18 et 19èmes siècles ou avec l’Union soviétique après la Deuxième guerre mondiale. La Russie actuelle a préservé le squelette d’une grande puissance mais l’aigle à deux têtes a besoin de se remplumer.

Le grand rêve de Poutine est de toute évidence la (re)création d’une grande puissance sur la base d’un empire eurasien. De quoi a-t-il besoin ? Obama pense que menacer ses voisins est un signe de faiblesse et non de force. Mais la Russie en tant que future grande puissance voit les choses autrement. La Russie fait peur à ses voisins avec sa force mentale, et ils doivent tomber en poussière sous la seule pression de l’esprit. Il n’y a pas que quelques fanatiques à parler ainsi, non, une grande partie du peuple russe pense ainsi.

Il ne manquait plus que l’Ukraine

Pour que la Russie redevienne une grande puissance, elle n’a pas besoin de grand-chose. Voici les quatre composantes d’une grande puissance : militaire, politique, économique et culturelle. D’un point de vue militaire nous avons nos armes nucléaires bien que nous devrions investir massivement dans de nouveaux systèmes. La Crimée a montré que nous savons aussi nous y prendre pour des opérations tant locales que non-sanglantes. Notre politique passe actuellement avec succès le test de la grande puissance. D’abord nous nous emparons de la Crimée en violation du droit international, ensuite nous jouons de manière étonnante la carte de l’Ukraine orientale, et l’Occident, inquiet d’une possible invasion de l’Ukraine, nous abandonne de facto la belle Crimée, aussi belle que la riviera italienne. N’est-ce pas un chef d’œuvre russe, un tout petit peu justifié par l’annexion occidentale du Kosovo, de l’Irak et de l’Afghanistan ?

Culturellement nous sommes bien une grande puissance depuis le 19ème siècle et nous continuons à en être une, ne serait-ce que par la force de l’habitude. Avec sa vie culturelle active à Moscou et dans d’autres villes la Russie tient sa place. Reste l’économie. Ici nous avons affaire à un paradoxe national : historiquement la Russie est devenue une grande puissance indépendamment des performances de son économie. Aujourd’hui, notre économie n’a rien à voir avec celle d’une grande puissance. Elle est très modeste en comparaison avec la Chine, le Japon ou l’Occident. Nos meilleurs leviers économiques sont le pétrole et le gaz. Toutefois notre nouveau patriotisme ne supporte aucune critique – ni sur notre économie, ni sur d’autres choses.

Nous ne claudiquons pas seulement sur une seule jambe économique. Pour redevenir une grande puissance nous avons besoin des espaces de l’empire russe ou de l’Union soviétique. La Russie a jusqu’à maintenant réussi à créer des infrastructures comme la création d’une union douanière avec la Biélorussie et le Kazakhstan. De toute évidence, il manquait encore l’Ukraine. Et c’est justement le moment où un malheur lui est arrivé !

A l’horizon, le triomphe de l’Europe

La Russie interprète ce malheur à sa manière. Elle en rend l’Occident responsable. L’Occident sournois a voulu détacher l’Ukraine de ses frères de sang. Le grand frère russe n’a pas laissé passer l’occasion de faire comprendre à l’Ukraine qu’elle perdrait tout si elle se tournait vers l’Ouest. Notre propagande s’est surpassée. Je suis impressionné par sa capacité à mener une telle offensive. Ca a été un bombardement continu. Mais ça n’aurait pas suffi. Au moment du bouleversement les forces radicales des nationalistes ukrainiens ont joué un rôle actif. La Révolution ne connaît pas les étiquettes politiques. Et au moment du chaos politique à Kiev la Russie a tourné son attention vers la Crimée.

Au cours des dernières années, j’ai été souvent en Crimée. J’ai construit une maison à Koktebel, au bord de la mer. Et je sais par expérience que l’Ukraine ne s’est pas beaucoup souciée de la Crimée. Les gens là-bas vivent chichement. Les routes sont en mauvaise état. Les Tatars de Crimée voulaient plus d’autonomie. La joie de la réunification de la Crimée avec la Russie était authentique. Mais si l’Ukraine en dernière analyse se tourne définitivement vers l’Europe, ne fait pas de bêtises et en fini avec le radicalisme et le séparatisme, alors une victoire de l’Europe se profile à l’horizon.

Des rêves augustes de grande puissance

L’Ukraine n’a pas besoin d’entrer dans l’OTAN pour enterrer l’idée d’un empire eurasiatique. Sans l’Ukraine l’empire restera incomplet. Pis, il n’y en aura pas. Ainsi le triomphe de la Russie en Crimée est un grand succès mais un succès limité, local. Comparé au tournant de l’Ukraine vers l’Ouest, il n’a aucune signification stratégique.

Jusqu’à maintenant rien n’est joué. Personne ne sait où se situent le bluff et la vérité dans le jeu diplomatique des deux côtés. Personne ne sait quel sens des responsabilités et quelle maturité politique l’Ukraine montrera lors de l’élection présidentielle et au-delà dans son cheminement vers l’Europe.

Sans l’Ukraine, la Russie peut-elle être une grande puissance ? Pourquoi pas ? Si la Russie devient à long terme un Etat démocratique, alors son potentiel politique et son prestige culturel en feront un pays attirant. Pour le monde. Et aussi pour ses voisins. Alors la Russie et l’Ukraine pourront résoudre le problème de la Crimée comme par exemple les Européens ont résolu le problème de l’Alsace. Mais c’est une perspective à long terme, et pour le moment mon pays se dirige dans une autre direction, à la recherche de lui-même, s’abandonnant à un patriotisme triomphaliste, dans la jubilation d’un feu d’artifice à l’occasion de l’annexion de la Crimée, dans ses rêves augustes de grande puissance et dans la Troisième Rome.