Les Ombres de l’Amérique

Dick Howard, philosophe et professeur émérite de l’Université de d’Etat de New York, est membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Il publie aux Editions François Bourin un livre cherchant à comprendre ce qui s’est passé aux Etats-Unis lors des élections de 2016 qui ont porté Donald Trump au pouvoir. Les Ombres de l’Amérique, de Kennedy à Trump, (294 pages,22 €.)

« Le 12 août 2017 à Charlottesville, j’ai eu honte d’être Américain. » Dans la ville qui abrite la célèbre Université de Virginie, construite par Thomas Jefferson, troisième président des Etats-Unis et auteur de la Déclaration d’indépendance, une manifestante antiraciste a été tuée par des suprématistes blancs qui voulaient empêcher le maire de déboulonner la statue du général Robert E. Lee, sudiste favorable à l’esclavage. Trois jours après, Donald Trump a dit qu’il y avait des torts des deux côtés.
Pour le philosophe Dick Howard, l’arrivée au pouvoir de Trump a remis en question le sens de son américanité. Il a cherché à comprendre comment ce pays, qu’on voyait comme celui de la liberté, a pu produire un tel président. Y avait-il un ver dans le fruit ? Le ver de l’esclavage peut-être ? La généalogie intellectuelle de l’auteur éclaire sa démarche. Venu de la Nouvelle Gauche américaine et de l’opposition à la guerre au Vietnam, étudiant à Paris, il a voulu analyser ce qu’était la gauche, car le marxisme en France en mai 68 ne ressemblait pas à l’image d’une pensée rigide qu’on en donnait. [1] Mais il pensait avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis qu’il fallait lutter contre la tentation totalitaire française. C’est dans l’étude de la révolution américaine comme républicaine, et non seulement comme une lutte pour réduire les inégalités économiques, qu’il a trouvé des outils. L’unification de l’Etat et de la société, en abolissant la distinction entre le politique et la politique, crée une tendance totalitaire. L’histoire de la révolution américaine montre en revanche comment ont été instaurées des institutions se donnant pour priorité d’encourager l’autonomie de la société, et donc celle de l’individu. [2]

La démocratie et la république

L’histoire politique des Etats-Unis que raconte Dick Howard croise deux grilles de lecture : la démocratie et la république. On pourrait dire aussi le mouvement et les institutions. La volonté du peuple qu’expriment les élections est en effet mouvante alors que les institutions de la République sont faites pour durer – et assurer la continuité de la démocratie.
L’important, dans le système des partis aux Etats-Unis, explique Dick Howard, ce n’est pas leur idéologie (qui reste assez floue), c’est le fait qu’ils sont deux et s’opposent, ce qui fait évoluer leur opposition. Pourrait-on, comme les linguistes, parler d’opposition distinctive ? C’est en tous cas ce qui construit les institutions, sur la base de valeurs communes. Ces institutions sont toujours perfectibles. A More Perfect Union, tel était le titre d’un grand discours de Martin Luther King.
Il n’y a certes pas eu d’évolution linéaire. La déconstruction du consensus « libéral » (le libéralisme des sociaux-démocrates, pas celui des thatchériens) a commencé avec Ronald Reagan. La fin du consensus sur des valeurs communes a marqué l’apparition d’identités multiples et déjà données, bien loin de ce que les Allemands appelaient le « patriotisme de la constitution ». Les Républicains sont devenus un parti de droite lorsqu’ils se sont prononcés contre la fin de la ségrégation et contre l’intégration des noirs. La politisation de la religion a commencé du temps de George Bush, lorsque la Majorité Morale et les évangéliques de son adversaire républicain Pat Robertson lui ont apporté leurs voix. La nomination des juges à la Cour suprême a constitué un enjeu politique bien avant les critiques suscitées par l’appui de Trump à la candidature très controversée de Brett Kavanaugh.
Il y a eu le 11 septembre, George W. Bush a cessé d’être le Président compassionnel, il a pris le Patriot Act et dénoncé l’axe du mal. Lorsque, dix ans auparavant, Francis Fukuyama avait annoncé non seulement la fin de l’histoire – puisque la lutte entre les deux blocs allait cesser – mais la fin de l’homme libéral, son âme étant devenue « vide et passive », la liberté semblait avoir quitté les libéraux occidentaux. La démocratie avait été l’instrument de la lutte contre le communisme. Etait-elle désormais à défendre – ou à étendre ?
Les néo-conservateurs, avec Bill Kristol, Robert Kagan, Paul Wolfowitz et d’autres voulaient instaurer une hégémonie mondiale bienveillante. L’échec américain en Irak après la victoire militaire la transforma en pax americana militaire. Un jeune sénateur de l’Illinois dit qu’il n’était pas contre toutes les guerres mais bien contre les guerres stupides.
Avec la fin du consensus libéral, le débat entre les deux partis adversaires se transformait en guerre. Les campagnes électorales avaient déjà dans le passé donné lieu à des violences ; la campagne de Bush senior contre Dukakis qui avait présidé au « miracle du Massachusetts" avait même été d’une cruauté manifeste, selon son organisateur lui-même, Lee Atwater, opposant à la raison la passion, et la virilité. Tout en insistant sur sa qualité de pêcheur repenti pour s’assurer les voix de la Majorité morale fondamentaliste, George W. n’hésitait pas à attaquer brutalement McCain. En 2004 ses équipes s’en prirent à John Kerry, le vétéran contre la guerre, sans hésiter à recourir aux fake news.

La politique et le politique

Barack Obama, qui chez les Démocrates, passe devant le ticket Kerry- Edwards, renverse complètement l’allure. Il veut l’unité contre les divisions. Il veut s’inspirer de Martin Luther King, A More Perfect Union, et ressouder la nation. Le soir de son élection, assure Dick Howard, j’étais de nouveau fier d’être Américain. Barack Obama a été président pendant huit ans, il a mis en œuvre des réformes, il a remporté des succès sur le plan international, il a été très populaire.
En 2016 il a donné son soutien à Hillary Clinton candidate démocrate contre le Républicain Donald Trump, dont le racisme est avéré, et les mensonges éhontés. Howard ne pensait pas qu’un tel candidat puisse l’emporter. Il faisait confiance aux institutions. Hillary Clinton avait eu une petite phrase qui n’avait pas beaucoup plu à Barak Obama, elle avait dit que le discours de Martin Luther King n’aurait pas suffi, qu’il avait fallu aussi le bon usage des institutions par Lyndon Johnson pour assurer le succès du mouvement des droits civiques. Les institutions cependant n’ont pas suffi non plus à écarter les ombres resurgissant du passé.
Le racisme ou les sentiments anti-immigration ne peuvent pas à eux seuls expliquer les votes de l’élection de 2016. Il y a dans le développement de ce qu’on appelle le populisme un autre ingrédient, et c’est le ressentiment, ressentiment de la classe moyenne et des ouvriers blancs, jadis démocrates, qui pensent que les frais de l’intégration des noirs défavorisés reposent sur leur épaules, tout comme l’accueil des migrants. Que ce ressentiment social trouve une expression politique est peut-être lié à « une autre ombre qui hante la démocratie politique : l’imaginaire d’un dépassement de la séparation entre la démocratie et les institutions républicaines. » Mouvante volonté du peuple sans institutions ou cadre institutionnel automatique, le danger est celui de la corruption du politique.

[1Il écrivit alors « The Unknown Dimension : European Marxism since Lenin »

[2Dick Howard,« Aux origines de la pensée politique américaine »