Ursula von der Leyen, un roseau vert entre les dents

Au moment où l’Union européenne doit surmonter trois grandes crises – crise de la solidarité européenne, crise de l’équilibre géopolitique, crise du réchauffement climatique -, la nouvelle présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a choisi de faire du climat un levier vert de l’intégration politique de l’Europe. Pierre Defraigne, directeur du Centre Madariaga-Collège d’Europe, ancien haut fonctionnaire de la Commission, analyse, dans une tribune publiée par La Libre Belgique le 16 janvier, la stratégie de l’Europe face aux incertitudes internationales et souligne l’importance du « Green Deal » proposé par Ursula von der Leyen, dont il estime considérable le potentiel de changement.

Le passeur d’eau sur les bords de l’Escaut
D après Nelly/Flickr

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a vu juste en plaçant sa mandature sous le double signe de la géopolitique et de l’environnement. L’UE-27, paralysée depuis le référendum sur le Brexit de 2016, est confrontée à trois crises, toutes trois produit de la mondialisation qui reste néanmoins une avancée majeure pour l’unité du monde. À condition d’en gérer le côté sombre que sont les inégalités chez nous, la montée en puissance irrésistible de la Chine et la menace climatique !

Crise européenne

Tout d’abord, la réduction des inégalités est affaire de solidarité budgétaire à construire entre le noyau germano-nordique et la périphérie de l’eurozone, de fin de la concurrence et de l’optimisation fiscale par les multinationales et de mise en commun de la défense, trop coûteuse pour les États membres. Ces trois réformes ne pourront être abordées de front et à froid. Ni les institutions - la sacro-sainte unanimité - ni la classe dirigeante actuelle à la tête des États, plutôt sur la défensive, n’ont la force de vaincre les résistances dans les capitales, toujours imbues de leur souveraineté de papier dans ces domaines. Mais les circonstances vont y pourvoir ! Il faudra les saisir. La crise financière qui se profile inéluctablement, résultat de la conjonction du surendettement et du ralentissement de la croissance (1 % pour l’eurozone en 2020), fournira une opportunité incontournable de faire bouger les lignes.

Crise géopolitique

Ensuite, la scène géopolitique gagne en instabilité et en incertitudes : la Russie veut reconstruire son glacis stratégique par l’intimidation et par des "coups de basse intensité" ; le Moyen-Orient reste obstinément une zone de tension autour du pétrole et de la rivalité pour l’hégémonie régionale entre Iran, Turquie, Égypte et Israël tandis que Trump veut ramener les boys à la maison ; la Chine enfin poursuit imperturbablement sa route vers le statut de superpuissance, malgré les tentatives maladroites de Trump de freiner son développement en faisant obstacle à ses exportations et à sa quête technologique. La tension monte et la confrontation peut s’aggraver. Que fera l’Europe, elle qui est puissance atlantique, mais aussi eurasienne, si elle est sommée de choisir son camp ? Allégeance obligée à Washington ou coexistence pacifique avec Pékin ? Elle choisira si elle est unie. Elle subira si elle reste divisée.

Une diplomatie oui, et encore, mais pas de politique étrangère sans une défense commune au sein de l’Otan. L’incertitude de l’alliance US et les insuccès rencontrés par Macron et/ou Merkel en Ukraine, sur la question kurde, sur l’accord nucléaire iranien, pour ne rien dire de la très dangereuse expansion de Daech au Sahel et au Cameroun que l’armée française n’arrive plus à contenir seule, ne suffiront pas à convaincre les plus grandes nations européennes, ni les plus nationalistes, souvent aussi les plus inféodées à Washington, à basculer dans l’autonomie stratégique de l’UE-27. Le tandem von der Leyen - Borell doit entreprendre un travail de conviction autant vers l’opinion sur le coût de la non-Europe géopolitique que vis-à-vis des États membres pour marquer des avancées concrètes sur des dossiers périphériques certes, mais aussi se risquer "dans la cour des grands". La politique commerciale vis-à-vis de Washington et de Pékin constitue un champ clos possible.

Crise climatique

Enfin vient l’urgence : le climat et les ressources non renouvelables ! La conscience de cette urgence monte dans l’opinion. Certes, les Belges ont encore gonflé leur parc automobile l’an dernier, et ils n’ont jamais autant pris l’avion qu’en 2019, mais les écogestes se multiplient avec le tri des déchets, le vélo, les circuits courts, la réduction de consommation de viande ou de pâte à tartiner à base d’huile de palme. L’isolation thermique des maisons bat son plein et les panneaux solaires couvrent les toits partout.

Bien entendu, l’opinion ne soupçonne pas encore le coût énorme de la transition énergétique à mesure du relèvement du prix du carbone : d’un côté, les "actifs bloqués" et les millions d’emplois perdus dans les secteurs à hausse intensité de carbone et de l’autre le nouveau paradigme industriel à faire émerger dans le secteur décarboné. Une même rupture sera constituée par le passage à l’économie circulaire. La société "sans carbone et sans déchets" demandera-t-elle un simple ajustement économique radical et brutal - une gageure en soi - ou bouleversera-t-elle notre style de vie ? Le pape François, en plaidant pour une "écologie intégrale", suggère que nous trouvons ici la base d’une Renaissance civilisationnelle de l’Europe : plus de respect de la nature, plus de fraternité entre les hommes et plus de progrès spirituel.

Un levier vert de l’intégration politique

Avec son "Deal vert européen", encore au stade d’un blue-print assez élémentaire, et à la limite inférieure de la fourchette des objectifs climat, qui affichent une ambition - la neutralité carbone en 2050 - et une doctrine - la référence aux 17 objectifs de développement durable des Nations unies -, la Commission von der Leyen entend faire une percée sur le front climatique. Elle exploite trois atouts : les attentes de l’opinion sensible au climat et acquise à un rôle pour l’Europe ; la nécessité de préserver l’unité du marché intérieur en matière de taxe carbone, de normes, et de certificats d’émissions qui appelle aussi une solidarité financière ; et le rôle véritablement géopolitique de l’UE dans le monde pour réaliser une coopération effective avec la Chine, l’Amérique et l’Afrique, ciment de l’unité du monde devant la détresse de la planète. Ursula von der Leyen peut faire du climat un levier vert de l’intégration politique de l’Europe, car le potentiel de changement de son European Green Deal est énorme, avec un impact important sur l’eurozone et sur l’action géopolitique de l’Europe. On lui souhaite, sur ce dossier, l’opiniâtreté du Passeur d’eau d’Emile Verhaeren, "un roseau vert entre les dents".