Après la question allemande, la question européenne

L’historien Heinrich August Winkler, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université Humboldt de Berlin, a prononcé, le mardi 12 mai à Paris, à l’invitation de la Maison Heinrich Heine et de Boulevard-Exterieur, une conférence suivie d’un débat sur le thème : « De la question allemande à la question européenne. Réflexions sur un problème séculaire ». Unité et liberté dans la fidélité aux idéaux des Lumières, ont été les concepts dominants de cette réflexion, pour l’Allemagne d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que pour l’Europe de nouveau confrontée aux dangers extrémistes et agressifs.

Drapeaux

« La question allemande » se lisait autrefois : où est l’Allemagne ? En d’autres termes, quelles sont ses frontières ? Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, il y avait de facto une Allemagne à l’Ouest et une autre à l’Est. La division et le désaccord sur le tracé des frontières, essentiellement à l’est, est au fond ce qui maintenait cette question ouverte. Mais la question de savoir où est l’Allemagne signifiait plus fondamentalement : l’Allemagne est-elle à l’Ouest ou à l’Est, fait-elle ou non partie de l’Occident ? C’est sans doute une question étrange à propos d’un pays qui au Moyen âge a participé aux processus constitutifs de la culture occidentale, et notamment à celui de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, comme à celui de la séparation du pouvoir du prince d’avec celui de la corporation, insiste l’historien Heinrich August Winkler.
Quelques années après la réunification de 1990, il a écrit un livre intitulé « Histoire de l’Allemagne, XIX-XXèmes siècles. Le long chemin vers l’Occident » (Fayard) qui traite de cette histoire du point de vue des systèmes et des structures. S’agit-il d’un récit ou d’une téléologie ?

Les limites de l’ensemble allemand

La fin du Saint empire romain germanique, en 1806, avait ouvert le problème des limites du nouvel ensemble allemand : devait-il comprendre tous les pays germanophones, y compris l’Autriche, comme on le pensait au début de la révolution de 1848 (solution grossdeutsch), ou se contenter d’une Allemagne plus petite, autour de la Prusse, solution kleindeutsch qui parut s’imposer avec l’échec du mouvement révolutionnaire libéral. Il était déjà trop tard pour cette solution démocratique, parce que la contre-révolution s’était si bien implantée en Prusse qu’unir le parlement de Francfort avec les Hohenzollern n’était plus pensable.
L’unité allemande fut réalisée par Bismarck dans les années 1864-1871 mais la liberté que réclamaient les libéraux ne fut que très partiellement admise. Le suffrage universel pour les hommes faisait du Reich un Etat plus progressiste que bien des monarchies modèles, mais la « parlementarisation », la responsabilité du gouvernement devant le Parlement, ne fut obtenue que dans la défaite militaire, par les « réformes d’octobre 1918 », à la fin de la Première guerre mondiale.
Ce décalage dans le temps entre l’unité et la liberté, cette diachronie dans l’instauration des attributs de la démocratie, est le premier caractère du « Sonderweg » (le chemin particulier) allemand. Que le chancelier ne soit pas responsable devant le parlement mais seulement devant l’empereur, que le commandement militaire du roi de Prusse n’ait à en référer à aucun ministre expliquent au moins en partie le phénomène du militarisme allemand. Heinrich August Winkler invite à ne pas le sous-estimer quand on étudie les causes de la Grande guerre. L’influence sociale du « parti de la guerre » a été plus forte en Allemagne que dans n’importe quel autre pays occidental, assure-t-il. Plus les socio-démocrates gagnaient de voix au Reichstag, plus fort était l’appel de la droite à la guerre comme issue à la crise politique intérieure.
Au moment de la Première guerre mondiale, qui fut aussi une guerre idéologique, « les idées de 1914 » (Volksgemeinschaft, Etat fort, socialisme allemand) s’opposaient aux « idées de 1789 » (liberté, égalité, fraternité) et cet avatar du Sonderweg issu du découplage temporel de la démocratie en Allemagne marque les bases de l’opposition à l’Occident.
En 1918, la coïncidence de la défaite et de la parlementarisation de la vie politique permit aux droites antidémocratiques de Weimar de présenter la nouvelle forme de démocratie comme une tentative de tromperie des vainqueurs et une trahison des traditions allemandes, bref comme « undeutsch » (non- voire anti-allemande). Quand Weimar se fut éloigné de la démocratie parlementaire pour se diriger vers un système autoritaire, Hitler devint le principal bénéficiaire de la démocratisation diachronique de l’empire. Le national-socialisme marqua le sommet de la tentation allemande de s’opposer au projet normatif de l’occident.

La norme occidentale

Après la Shoah et la défaite de l’Allemagne en 1945 – la deuxième en moins de trente ans et cette fois-ci une défaite totale — eut lieu un renversement fondamental du mode de pensée. En Allemagne de l’Ouest naquit, sous l’influence des Alliés occidentaux, une démocratie parlementaire à propos de laquelle Jürgen Habermas a pu parler de « l’ouverture sans réserve de la République fédérale à la culture politique de l’Occident. » En Allemagne de l’Est, le sort funeste de la démocratie était lié à celui de l’URSS, qui ne faisait pas partie des pays libres. Les Allemands aspiraient à la réunification mais pensaient toujours à la contradiction entre l’unité et la liberté.

La résolution de la contradiction allemande est venue de Gdansk, l’ancien Danzig, des chantiers navals où en 1981 des ouvriers en colère contre les mensonges du système communiste fondèrent leur propre syndicat, Solidarité, qui jeta les bases de la libération de la Pologne. La démocratisation de la Pologne permit celle de la DDR, et c’est ainsi que put être accomplie la révolution pacifique qui mena à la réunification de l’Allemagne, en faisant disparaître en même temps le dilemme entre l’unité et la liberté si longtemps insurmontable.

Quinze ans après avoir écrit le récit de la prise de conscience tardive et du « chemin long et douloureux » qui conduisit l’Allemagne vers l’Ouest, Heinrich August Winkler se dit que cette marche, cette appropriation du projet normatif de l’Occident, qui n’était pas inéluctable, n’est jamais vraiment achevée, à cause du mouvement Pegida, à cause des écarts qui subsistent entre l’Est et l’ouest de l’Allemagne, à cause des différences de culture... C’est encore et toujours une norme à respecter.

L’Allemagne, « semi-hégémon » ?

Lors de la réunification, on a dissocié dans la construction de l’Europe, les processus d’union monétaire et d’union politique. Pour des raisons presque tactiques : Mitterrand avait peur d’une réunification allemande qui aurait fait du pays du Deutschemark un hégémon économique en Europe. Kohl a sacrifié à la monnaie unique la priorité qu’il accordait à l’Union politique, à la fois parce qu’une opposition entre la France et l’Allemagne aurait pu entraver la réunification, et parce que la renonciation à la souveraineté classique et à la monnaie nationale convenait bien à la présentation au monde d’une nouvelle Allemagne foncièrement européenne. La création d’une union monétaire sans formation simultanée d’unions fiscale et politique est vue aujourd’hui, avec l’expérience des crises, comme « l’erreur décisive dans la construction de l’euro ». C’est ainsi qu’en résolvant la question allemande on a laissé ouverte la question européenne.
Comme jadis la question allemande, la question européenne a deux faces, territoriale — où l’Union européenne s’arrête-t-elle ? – et institutionnelle – de quoi est-elle faite ? L’intégration politique est mise à mal par des phénomènes comme les différences d’attitude des pays de l’UE devant le nationalisme « grossdeutsch » de Jorg Haider en Autriche (en 2000), la position de l’Allemagne devant les interventions militaires, en 2003 en Irak (où l’opposition allemande rejoignait tout de même celle de Chirac), et en 2011 en Libye, où l’abstention au Conseil de sécurité de l’ONU marginalisait l’Allemagne en Europe, en la mettant du côté de la Chine et la Russie, et surtout la gestion de la crise de la dette en Europe. En la circonstance, l’Allemagne est apparue à beaucoup plus soucieuse de se préserver de l’inflation (son obsession depuis la crise de 1929) que de participer au développement harmonieux de l’UE, et animée par son seul intérêt aux dépens des autres peuples de l’Union.

Ce dernier point, question essentielle pour l’Europe, rouvre peut-être aussi, en liaison avec d’autres problèmes la question allemande elle-même. Le directeur de recherches au European Council on Foreign Relations à Londres, Hans Kundnami, applique à l’Allemagne d’aujourd’hui le concept de « semi-hégémon » développé par l’historien Ludwig Dehio en 1951pour définir la position du Reich bismarckien dans l’Europe du début du XXème siècle : trop forte pour se couler dans un ordre européen, mais pas assez forte pour imposer son ordre. L’Allemagne apparaît en Europe comme de plus en plus dominante économiquement mais ses ambitions se limitent à poursuivre ses intérêts économiques, y compris en dehors de l’Europe, sans autre considération politique, notamment concernant les droits de l’homme.

L’Ukraine et la tentation du duo germano-russe

La relation avec la Russie, remise au centre de la sécurité en Europe par la crise ukrainienne, est aussi une épreuve pour l’Union. L’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass a donné l’occasion aux « Putin Versteher » (ceux qui comprennent Poutine) de manifester en faveur du dialogue avec Moscou au nom de la paix. Une quarantaine d’hommes politiques et d’anciens diplomates allemands ont signé un texte intitulé « Pas en notre nom » qui laissait la fâcheuse impression que l’Allemagne devait s’entendre avec la Russie pour préserver un ordre en Europe par-dessus la tête des petits pays. Par-dessus cette Zwischeneuropa, cette Europe d’entre-deux, qui avant la Deuxième guerre mondiale était source d’instabilité et qui est revenue vers l’Ouest après la chute du communisme. Ce manifeste « Pas en notre nom ! » pouvait rappeler aux Baltes et aux Polonais, estime Heinrich August Winkler, les erreurs du pacte germano-soviétique de 1939 ou de Yalta en 1945.
Depuis 1990 et la Charte de Paris, la stabilité européenne était fondée sur l’acceptation des normes démocratiques à l’intérieur des Etats et sur le refus du recours à la force dans les relations entre les Etats. Pour les Baltes et les Polonais, la garantie de stabilité et de sécurité est apportée par l’adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne. Ce n’est pas un hasard si les pays qui ont fait l’objet d’une intervention militaire de la Russie ces dernières années sont la Géorgie en 2008 et l’Ukraine en 2014 sont justement deux pays auxquels la garantie de l’OTAN a été refusée (par la France et l’Allemagne au sommet de Bucarest en 2008).
Mais voilà que la démocratie est aussi menacée de l’intérieur, en Hongrie par exemple, où le gouvernement autoritaire de Viktor Orban s’attaque à la liberté de la presse et songe à rétablir la peine de mort. Heinrich August Winkler estime que l’UE devrait avoir le droit d’examiner les violations des critères d’adhésion par les pays qui sont déjà membres.
A l’intérieur comme à l’extérieur, les Européens doivent affirmer la valeur normative des principes occidentaux, de la Révolution américaine de 1776 comme de la Révolution française de 1789, et le faire d’une seule voix, conclut Heinrich August Winkler : « Ce n’est que si l’Europe y réussit que le projet supranational a encore une chance. »