Israël-Palestine, un archipel en désespérance ?

Directeur de recherche au CNRS, Daniel Pardo entretient depuis des années des contacts avec des amis palestiniens et israéliens auxquels il rend régulièrement visite. Il était en Israël et en Palestine au moment de Pâques. Il nous livre un carnet de route qui montre les deux peuples toujours plus divisés mais communiant dans la désespérance.

Les guerriers de Naplouse
Daniel Pardo

Israël et la Palestine sont moroses en ce printemps 2015. Les perspectives offertes par la réélection de Benjamin Netanyahu ne sont guère réjouissantes, quel que soit l’Israélien à qui l’on s’adresse, tandis que le marasme et la corruption semblent boucher l’horizon en Cisjordanie.

Catholiques

Je viens de quitter l’office des Laudes, à Sainte Anne, où les pères blancs m’offrent l’hospitalité lors de mes passages à Jérusalem. Le père Frans Bouwen va célébrer la messe chez les Carmélites de l’ordre des Carmes déchaussées (ODC) sur les hauteurs du Mont des oliviers.
Il est 6 heures ce matin-là, la mosquée Al-Aqsa éclaire la brume, le Mur des lamentations se devine, le panorama de la ville sainte respire le calme.
Et pourtant.
Nous sommes à Jérusalem-Est, où les musulmans sont majoritaires et au détour d’un virage, en passant devant le couvent des sœurs Bénédictines, nous découvrons un drapeau israélien qui flotte au vent. Il marque la volonté de colons récemment arrivés de grignoter des terres. Celles qui sont visées en ce moment sont celles du potager des religieuses.
Sœur Marguerite-Marie, Bretonne de 92 ans, sœur tourière, évoque la récente cyberattaque de Daesh sur TV5 Monde mais aussi l’agressivité des juifs orthodoxes qui n’a pas disparu depuis « la guerre (celle de 1967 s’entend).
Sœur Christine, bénédictine du Mont des oliviers, nous dit ne pas croire à la paix « tant que cette terre ne sera pas reconnue terre de Dieu et non terre des uns et des autres » .
De retour à Sainte Anne par la Porte des lions, nous retrouvons les vestiges de la piscine probatique de Bethesda. Ici, sur ce bout de France confié aux pères blancs, des séminaristes viennent achever leur formation. Ils seront ordonnés prêtres dans trois ans, dans leurs pays d’origine. Ils sont une dizaine en ce moment, tous Africains et représentent l’avenir d’une Eglise vieillissante.
Nous évoquons librement l’audace du pape François, les obstacles qu’il rencontre, les enjeux de notre temps en bioéthique notamment mais surtout les difficultés des chrétiens d’Orient. Ici, les massacres perpétrés par les bourreaux de l’Etat islamique résonnent particulièrement, en écho avec ceux commis en Afrique.
Outre les activités pastorales et de formation, Sainte Anne est un haut lieu de la recherche théologique. Les pères blancs animaient jusqu’à la fin de l’année 2014, la revue Proche Orient Chrétien (POC), qui, faute de forces vives est transférée à l’Université Saint Joseph de Beyrouth.

Elle a animé des réflexions entre les différentes Eglises chrétiennes ainsi qu’avec les musulmans.
La disparition de cette revue œcuménique affaiblira probablement les relations entre les chrétiens d’Orient en Terre sainte à l’heure où le repliement sur soi est menaçant comme nous le remarquerons à Naplouse en rendant visite à l’Eglise Melkite.

Melkites

Rafidia est un quartier qui surplombe la ville de Naplouse où se situe la charmante église des catholiques grecs dont Abouna Youssef Saadeh est le prêtre. Il m’accueille dans la salle de réunion qui jouxte son appartement. Les murs sont dangereusement fissurés et nous nous entretenons sous les portraits du patriarche d’Antioche des Grecs melkites, Gregorios III Laham et… du pape Benoit XVI.
Ici vivent 600 chrétiens dont 250 catholiques romains et 24 catholiques grecs (les Melkites). Lors de mon dernier passage, en 2008, l’entente était forte entre ces deux communautés. Le prêtre catholique romain était alors très malade et le père Youssef le secondait.
Aujourd’hui, les rapports entre les deux Eglises sont tendus. « Si les relations sont excellentes avec les anglicans (une centaine à Naplouse), elles sont mauvaises avec les catholiques romains », me dira Gabi Saadeh.
Ce soir une petite dizaine de fidèles ont été rassemblés à l’occasion des prières pascales et je retrouve le père Youssef et sa famille dans le salon où la chaine libanaise copte est allumée. Elle le restera.

Père Youssef et famille
Daniel Pardo

Il y a là la mère Wedad, la fille Rita, le fils Gabi. Rita, célibataire de 38 ans, est infirmière.
Gabi, 41 ans, est le correspondant local de la Palestinian Bible Society. Il dispose d’un véhicule de l’autorité palestinienne (« palestinian bureau central of statistics »). Son travail consiste à « coordonner » différentes associations chrétiennes, m’explique-t-il. Lors de notre rencontre précédente, Gabi était encore célibataire et c’est avec fierté qu’il me dit être aujourd’hui marié et père de trois enfants.
J’évoque la disparition de Mahmoud Darwich (1941-2008) que j’avais appris ici le 10 août 2008 et nous écoutons, ensemble, le poème « Rita » chanté par Marcel Khalifé.

Samaritains

Je me rends le lendemain matin chez les Samaritains. Ils sont au nombre de 700 et vivent, isolés, sur les hauteurs de Naplouse, sur les flancs du mont Gerizim.
Juifs avant les juifs, descendants du prophète Abraham, établis ici depuis plus de 2000 ans, les Samaritains viennent se recueillir trois fois par an sur les ruines du temple. Aujourd’hui, l’accès du site est contrôlé par les Juifs, le temple est clôturé, les Samaritains ne sont plus chez eux.

La Pâque aurait dû avoir lieu aujourd’hui mais dans le calendrier samaritain l’année 2015 comptant treize mois et non douze, cette fête rituelle aura lieu dans 30 jours. Ibrahim Cohen, qui tient un débit de boisson à l’entrée du bourg essaie de m’expliquer les subtilités du calendrier, en vain. Son frère Samen, qui gère une épicerie, me rappelle que les Samaritains sont regroupés autour de quatre familles : Cohen, Altif, Marhiv et Sasson.
Je note que la consanguinité est probablement la cause des handicaps qui affectent 12% de cette population.
Les rues du « bourg » sont désertes, hormis un ado qui monte un cheval. La population vit claquemurée depuis des siècles en cette année 3653 du calendrier samaritain.
En redescendant vers Naplouse, trois soldats de Tsahal nonchalamment accoudés à leur véhicule nous arrêtent, le temps d’un selfie.

Naplouse (Palestine)

Hier soir, à la nuit tombée, j’ai croisé l’ennui des adolescents. Les garçons marchaient sur le trottoir de gauche, les filles sur celui de droite. La pesanteur des codes culturels se faisait sentir dans cette ville musulmane particulièrement lugubre en cette veille du vendredi.
Tous ces jeunes sont avides de discussions et l’étranger a le privilège de pouvoir parler aux uns et aux autres sans risquer la réputation des uns et des autres.

Quelques jours auparavant, deux soldats israéliens ont été poignardés et un Palestinien tué mais ce matin le calme règne dans les rues de la vieille ville. C’est vendredi, jour de la grande prière et les magasins sont fermés.
Invité dans ce qui fût le « café Parliament », je partage un thé parmi les fumeurs de chicha, l’ancêtre de la cigarette électronique. Les murs disent l’agressivité latente, avec leurs affiches glorifiant des guerriers de tous âges et dénonçant l’occupation de la Palestine.
A la sortie de la ville, les chats ont pris possession du Puits de Jacob …

Paysage de Cisjordanie
Daniel Pardo

Ramallah

Le paysage que traverse la route entre Naplouse et Ramallah pourrait respirer la paix parmi les oliviers et les amandiers si les nombreux drapeaux israéliens, les baraquements de quelques casernes et les nouvelles colonies ici et là ne ramenaient pas à la réalité. J’ai rendez-vous avec Fatima au café Zamn et nous poursuivons notre conversation.
Elle est étudiante en quatrième année de médecine à Al Quds University sur le campus d’Abou Dis à la périphérie de Jérusalem. Cette université arabe, de très bon niveau, est le théâtre d’affrontements fréquents avec les forces de l’ordre israéliennes.
Fatima qui s’exprime dans un anglais fortement teinté d’accent américain est originaire de Ramallah où elle rejoint ses parents pour ce long week-end pascal. Médecin dans deux ans, elle émigrera aux Etats Unis ou en Angleterre pour acquérir une spécialité, en génétique humaine, dit-elle. Elle ne prévoit pas de revenir s’installer en Palestine. C’est son pays, me dit-elle, elle rendra visite à ses parents mais il n’y a aucun avenir pour elle ici, aussi longtemps qu’Israël fera « régner la terreur ».

J’avais rencontré ici même, il y a quelques années, Raja Shehadeh, écrivain palestinien, prix Orwell en 2008, qui m’avait dit alors croire en l’avenir des collines de son pays . Il m’avait déclaré, qu’après avoir pris conscience d’être un alibi, il refuserait dorénavant toute interaction avec ses collègues israéliens .

Jaffa

Eyal Segal est un jeune artiste de 33 ans. Il rentre de Budapest où son travail a été exposé. Il était invité en Corée, il y a six mois, et sa dernière œuvre sera probablement acquise par le Mémorial Yad Vachem.
Son travail, comme celui de nombreux artistes israéliens, est marqué par la recherche de ses « lieux de mémoire » et de ses racines. Dans le cas de Eyal, descendant de juifs allemands et de juifs indiens (de Cochin), c’est sa grand-mère rescapée des camps qui lui a raconté, depuis son plus jeune âge, l’histoire de sa famille. L’œuvre d’Eyal Segal prend parti contre l’enfermement, l’exclusion, la torture et reflète le regard de l’artiste sur cette région du monde.
Videaste et peintre mondialement reconnu, Eyal doit malgré tout lutter au quotidien contre des conditions économiques et sociales difficiles dans « le pays de la vie chère ». Il a cru à un changement politique mais la réélection de Benjamin Netanyahu l’a ébranlé.
Futur père, il dit son souhait périodique de quitter le pays et évoque, sans vraiment y croire, semble-t-il, Berlin où vivent déjà 20 000 jeunes Israéliens.

Sigalit Landau
Daniel Pardo

Sigalit Landau est une des artistes les plus connues de l’art contemporain israélien. A 43 ans, elle a une œuvre déjà présente dans les musées du pays dont le musée d’Israël à Jérusalem. Son travail, comme celui de nombreux artistes israéliens de sa génération, est marqué par la Shoah. Fille de militants de gauche, elle est aujourd’hui revenue des utopies portées par ses parents. Sa vision de l’avenir de la Cisjordanie est sombre et l’absence de « printemps arabe » en Palestine traduit, à ses yeux, l’impasse actuelle.
Si Sigalit Landau ne rencontre pas les mêmes difficultés qu’Eyal Segal, elle remarque que le marché international de l’art est souvent fermé aux artistes juifs et perçoit un certain antisémitisme.
Quitter le pays est exclu, elle a une petite fille qui grandira ici.

Hand in Hand

Yvette a le même âge que Sigalit. Gréco-israélienne elle a vécu deux ans en kibboutz lors de son aliya et s’est aperçu que la réalité avait tué des rêves. De retour à Jérusalem, elle soutient l’école « Hand In Hand » où sont scolarisés ses enfants. L’apprentissage des langues comme pont entre les peuples est le socle de cet établissement dénoncé et menacé par l’extrême-droite israélienne qui est passée aux actes en novembre 2014. (L’école a été incendiée et les murs ont été couverts de graffitis)

Hand in Hand
Daniel Pardo

« Les temps sont difficiles, la désespérance est là, certains pensent à quitter Israël », mais Yvette veut vivre ici, comme elle l’écrivait dans son article « Jérusalem je t’aime… »

Qalandia

Tamar Qalandiya
Nurit Yarden

J’ai rendez-vous avec Tamar à la gare de Rehovot et nous irons ensemble au check point de Qalandia entre Jerusalem et Ramallah. Militante pour la paix depuis toujours, elle participe aux actions de plusieurs associations œuvrant dans ce sens.
Aujourd’hui nous rejoindrons Marsom Watch qui rassemble quelques dizaines de femmes israéliennes. Celles-ci se présentent plusieurs fois par semaine aux points de contrôle. Elles viennent vérifier que les soldats appliquent bien les règles édictées et elles notent tout. "Ainsi, on ne pourra pas dire que l’on ne savait pas", disent-elles.

A l’occasion de la journée de la femme, le samedi 7 mars, des dizaines d’Israéliennes et de Palestiniennes se sont retrouvées de part et d’autre du check point de Qalandia. La répression de la manifestation par Tsahal n’a pas entamée la mobilisation des militantes.

« Aujourd’hui la situation est critique de part et d’autre et la mosaïque d’associations pour la paix disperse les efforts, selon Tamar qui est adhérente à toutes ces organisations. « Bibi [Benjamin Nétanyahou] est bien présent, les leaders de part et d’autres sont à blâmer car ils s’accommodent de la situation et se satisfont du statu quo.
La situation est gelée en attendant une nouvelle intifada ».

Pessah

Pessah
Daniel Pardo

Jérusalem est en effervescence. Cette semaine les juifs célèbrent la Pâque et en cette fin de journée ils sont des milliers à converger vers le mur des lamentations. Il faut traverser la vieille ville, le quartier chrétien, le quartier arménien, bousculés par les juifs orthodoxes, avant d’apercevoir le Mur dominé par la mosquée d’Al Aqsa.
Agents recruteurs pour l’armée, vendeurs de barbes à papa, mendiants plus ou moins authentiques, vendeurs de bimbeloterie pieuse de toutes sortes, du fil de laine rouge aux mezouzah (rouleaux de parchemin contenant des verstes bibliques), policiers et soldats plutôt discrets, donnent à cette foule des allures de kermesse où le sentiment religieux n’est guère perceptible.

Un archipel en désespérance ?

A Ramallah, à Naplouse et à Hébron, les Palestiniens écoutent Radio Monte Carlo Doualiya , la radio arabophone de France Media Monde. A Jérusalem, les enfants de l’école Hand in Hand jouent dans la cour.
Depuis Sainte Anne, Frans Bouwen m’écrit : « Ne faut-il pas faire confiance à l’Esprit et oser, dans une région qui a un si grand besoin aujourd’hui de vivre résolument dans l’espérance. »