1. Une situation politique violente
Le président Saleh apporte en effet un certain nombre d’éléments positifs qui lui permettront d’être réélu en 2006 avec encore 77 % des voix. Cette stabilité est acquise grâce à l’entente entre les trois hommes forts du pays, le président lui-même à la tête du parti, le Congrès général du peuple, le général Ali Mohsen, commandant de la 1ère division blindée et Hamid al-Ahmar, président de la puissante confédération tribale des Hached et du parti islamiste al-Islah. Ce pouvoir arrive à maintenir l’unité du pays malgré les tentatives sécessionnistes du Sud : les combats feront près de 7.000 morts. Il luttera, avec l’aide américaine, contre les djihadistes d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique, l’AQPA [1]. Le président Saleh met fin aux conflits frontaliers avec l’Arabie saoudite. Il arrive à régler les conflits entre les tribus et le gouvernement central, souvent ponctués de prises en otages de touristes étrangers. Cependant, il ne peut éviter trois chocs majeurs dont le calendrier se superpose.
En 2011, le Printemps arabe touche le Yémen et se déroule dans un contexte pacifique. Un dialogue national est organisé et regroupe près de six cents personnes de la société civile. Une nouvelle constitution est proclamée et Ali Abdallah Saleh s’efface après une médiation saoudienne contre l’assurance qu’il ne sera pas poursuivi. Une transition démocratique est établie au profit du vice-président, Abderabbo Mansour Hadi, personnage sans envergure et sans ambition qui préside un gouvernement d’union nationale. La « mère de la révolution », Tawakol Karma, proche des frères musulmans, reçoit le prix Nobel de la paix pour son combat en faveur de la démocratie et de la promotion de la femme. Le Yémen apparaît alors comme un des rares pays arabes avec la Tunisie ayant réussi sa révolution démocratique. En fait, le pays bascule rapidement dans la guerre civile en raison du mécontentement et du soulèvement de certaines tribus, notamment les Houthis présents dans le nord du pays. Les Houthis, qui bénéficient par ailleurs de l’appui d’une partie de l’armée, prennent Sanaa en septembre 2014 et le gouvernement légal se réfugie en Arabie saoudite.
En fait le conflit avec la tribu des Houthis est une vieille histoire. Des troubles dans le nord du Yémen, notamment dans la région de Saada, existent depuis longtemps. Les Houthis, du nom de la famille qui la dirige à travers Hussein Badreddine al-Houthis et ses frères, entretenaient un climat d’insécurité permanent dans cette zone. Déjà, une révolte était intervenue en 2004, qui avait été réprimée par le président Saleh. En 2009, de nouveaux troubles provoquent une intervention peu conclusive de l’Arabie saoudite. En 2014, le conflit reprend avec la complaisance du président Saleh qui y voit une opportunité pour revenir au pouvoir et la direction de la famille est reprise par l’un des frères d’Hussein, Abdel Malek. Les revendications de cette tribu sont multiples. Elle habite dans une région de grande pauvreté et se considère comme marginalisée par le pouvoir central, y compris par le nouveau gouvernement né de la révolution. Elle bénéficiait du temps de la royauté d’un statut d’autonomie qui a disparu. S’y ajoute une dimension religieuse et politique : les Houthis sont des zaïdites, une branche de l’islam chiite, qui développe par ailleurs un discours très violent à l’égard des Etats-Unis comme d’Israël. En 2014, leur offensive les conduit à conquérir le nord puis une grande partie du pays utile jusqu’à la ville de Taez. Disposant d’environ 10.000 hommes ils ont reçu le renfort d’une partie de l’armée. Soupçonnant le président Saleh de négocier en cachette avec l’Arabie saoudite, celui-ci est assassiné en décembre 2017 et les Houthis restent maîtres à bord d’un gouvernement qui n’est reconnu par aucun pays.
L’AQPA, née en 2009 de la fusion d’Al Qaïda en Arabie saoudite et de djihadistes locaux est présente dans une grande partie du sud-est du pays, notamment dans les provinces d’al-Abyan, de Shabwa et de l’Hadramaout. Ses combattants sont efficacement réprimés par le président Saleh avec l’appui des Etats-Unis qui développent une campagne d’assassinats ciblés et envoient sur le terrain des forces spéciales. L’AQPA, qui disposerait de 20.000 combattants, profite de la situation d’anarchie qui prévaut dans cette partie du Yémen et du mécontentement de la population locale qui en souffre. Pour leur part les Houthis laissent faire. On rappellera que les frères Kouachi, qui ont mené l’attaque contre Charlie Hebdo en janvier 2015, se réclamaient de l’AQPA et étaient passés dans un camp d’entrainement au Yémen en 2011. Quant à l’Etat islamique, il est également présent et actif jusqu’à Sanaa où il a commis en mars puis en septembre 2015 plusieurs attentats, notamment contre une mosquée chiite. Ainsi le Yémen reste une base arrière pour les deux mouvements terroristes.
2. Des interventions extérieures persistantes
L’Arabie saoudite a été toujours très active au Yémen. En effet, ce pays très peuplé de 30 millions d’habitants, constitués de tribus turbulentes a toujours été un élément de préoccupation pour sa sécurité. Elle le considère comme son arrière-cour dont elle ne peut se désintéresser. Par ailleurs elle accueille plusieurs millions de travailleurs yéménites employés essentiellement comme une main-d’œuvre servile. La réussite de la famille Ben Laden originaire du Yémen, qui a construit un empire de travaux publics, n’est qu’une exception. La légende veut que sur son lit de mort, le roi Ibn Seoud aurait dit cyniquement que « le bonheur du Royaume réside dans la misère du Yémen ».
L’Arabie saoudite a de tout temps utilisé la diplomatie du chéquier pour financer les différentes tribus en fonction de l’évolution de ses intérêts. Déjà en 1934, elle avait annexé trois provinces yéménites, l’Asir, Jizane et Wajran et lors de la guerre civile, elle s’était engagée résolument du côté des monarchistes. Lorsque la menace Houthi se développe, elle n’hésite pas à intervenir. De même, comme on l’a vu, elle a joué un rôle essentiel dans le départ du président Saleh au moment du printemps arabe.
En 2015, son intervention militaire prend une autre dimension. Au nom de la doctrine Salman, qui veut que le Royaume, compte tenu du manque de fiabilité des Etats-Unis, doive assurer sa sécurité par ses propres moyens, elle met en place une coalition militaire de 10 pays : cinq Etats-membres du Conseil de coopération du Golfe, ainsi que l’Egypte, la Jordanie et le Pakistan. L’opération « Tempête décisive » est déclenchée en mars 2015 avec des frappes aériennes massives suivie de « Restaurer l’espoir » avec des troupes au sol.
L’Arabie saoudite prend parallèlement des initiatives diplomatiques. Après s’être assurée de l’appui des pays arabes lors de la réunion de la Ligue arabe à Charm al-Cheikh en mars 2015, elle fait accepter en juin 2016, par le Conseil de sécurité des Nations unies la résolution 2216 qui exige le retrait immédiat et sans conditions des Houthis et apporte son appui au gouvernement légal. Cette opération s’enlise rapidement, faute notamment de troupes au sol efficaces, celles- ci étant composées essentiellement de mercenaires venant de pays arabes comme le Soudan, voire de Colombie. A l’exception des Emirats arabes unis, les partenaires de la coalition ne suivent guère. L’Egypte se contente d’envoyer quelques bâtiments en mer Rouge. Le Pakistan se refuse à y participer. Les Houthis réagissent en attaquant l’Arabie saoudite et les E.A.U sur leur sol. En 2019, des missiles atteignent le site de l’ARAMCO à Abqaiq, provoquant l’interruption d’une partie de la production pétrolière. Le port d’Abu Dhabi est visé en janvier2022. En outre le désastre humanitaire provoqué par cette offensive conduit les opinions publiques dans de nombreux pays, y compris aux Etats-Unis, à réagir négativement, portant atteinte à l’image des pays du Golfe engagés.
L’Iran ne reste pas passif et exprime d’emblée indignation et fermeté. Le ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, « condamne toute intervention militaire dans les affaires extérieures des pays indépendants » et dénonce « une démarche dangereuse, la violation de la légalité internationale et de la souveraineté nationale ». Il se donne le beau rôle alors même que l’Arabie saoudite est intervenue à la demande du gouvernement légal. Cette position se fonde sur un des principes de politique étrangère développés par la République islamique qui entend assurer protection à toutes les communautés chiites, notamment minoritaires, dans le monde. Certes, le zaïdisme Houthi n’a que peu de rapport à voir avec le chiisme duodécimain de l’Iran et ne reconnait pas le velayat e-faqih, le gouvernement des clercs pratiqué en Iran. Il s’agit essentiellement d’un appui de circonstance qui se manifeste notamment à travers l’envoi de « conseillers » venant de la brigade al-Qods et du Hezbollah libanais. Outre les armes trouvées dans les arsenaux de l’armée yéménite, ils disposent sans doute de munitions et d’équipements d’origine iranienne.
Quant aux Etats-Unis, qui au départ ont été mis devant le fait accompli, ils ont prêché la prudence. Le président Obama craint que cette guerre mette en danger la négociation puis la mise en œuvre de l’accord nucléaire- le JCPOA- avec l’Iran. Cependant ils participent à la planification des opérations. Des officiers américains mais également britanniques, sont présents dans la war room de la coalition. En revanche le président Trump appuie ostensiblement l’Arabie saoudite dans son action et déclare les Houthis, mouvement terroriste. L’arrivée de l’administration démocrate et l’évolution de l’opinion publique américaine conduisent le président Biden à faire pression sur les Saoudiens pour mettre fin à cette guerre désastreuse. Elle suspend la qualification de terroriste donnée aux Houthis.
La Russie enfin, qui conserve réseaux et intérêts au Yémen, reste discrète mais influente. Elle est un des rares pays à avoir maintenu son ambassade ouverte à Sanaa.
3. Un avenir incertain
Le bilan de la situation au Yémen est désastreux. Sur le plan militaire, le front ne bouge guère et on peut enregistrer à ce jour près de 400 mille morts, essentiellement parmi la population civile. Sur le plan politique, aucun gouvernement, légal ou Houthi, n’a véritablement prise sur la situation. Les services publics ne fonctionnent plus, les fonctionnaires ne sont plus payés ou au mieux partiellement. Les hôpitaux, dont certains ont été détruits, fonctionnent dans des conditions très difficiles, faute de médecins et de médicaments. Quant au système scolaire, il est totalement désorganisé avec des professeurs absents ou non payés et de nombreux établissements scolaires détruits ou abandonnés. Le pays est totalement fragmenté entre le gouvernement légal, le gouvernement Houthi, le Southern transitionnal Council à Aden. Il faut également mentionner dans le sud et l’est, les zones où sévissent les groupes djihadistes, qu’il s’agisse de l’AQPA et de l’Etat islamique et les E.A.U qui occupent l’île de Socotra. L’économie est à l’arrêt, paralysée par l’insécurité et les difficultés de transport. La production de pétrole et de gaz est fortement perturbée.
En dépit des trêves plus ou moins respectées, la situation humanitaire est catastrophique. Le bilan fourni par les Nations unies est à cet égard très inquiétant. Il y aurait plus de 2, 5 millions de déplacés vivant dans des conditions très précaires. Plus de 500 mille enfants sont atteints de malnutrition potentiellement mortelle. Les épidémies de Covid et de choléra ne sont pas maîtrisées faute de soins. En fait plus des 2/3 de la population yéménite dépendent de l’aide humanitaire. Or celle-ci n’arrive que lentement. Le Plan d’action défini par les Nations unies qui prévoyait un montant d’aide de 4,3 Mds/$ n’est qu’à moitié financé. Son acheminement est difficile compte tenu du blocus du port d’Hodeïda par les troupes saoudiennes et du gouvernement légal. Il s’agit du plus grand drame humanitaire avec celui que connaît la Syrie.
Le Yémen est un pays en faillite à tous les points de vue, dont l’avenir reste très incertain.
Certes il existe des éléments d’espoir. Le premier est la volonté évidente de l’Arabie saoudite de se désengager d’un bourbier coûteux financièrement et qui affecte son image au niveau international. Le prince héritier, Mohamed Ben Salman qui dirige de fait le pays, a le projet ambitieux de développer son pays en diversifiant son économie pour la sortir de sa dépendance des hydrocarbures. La normalisation récente, le 6 avril 2023, des relations entre l’Arabie saoudite et l’Iran sous le patronage de la Chine, va dans le même sens. Mais si cela n’a pas été explicitement notifié, il est clair que dans cette normalisation il y a l’espoir que l’Iran cessera d’intervenir dans le conflit et prendra du recul vis-à-vis des Houthis.
Cependant le processus de paix mené par l’envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies piétine. Plusieurs envoyés onusiens se sont succédé depuis le début de la guerre, certains ayant été écartés par Ryad comme jugés trop favorables aux Houthis. Hans Grundberg, en charge actuellement du dossier, semble déterminé à obtenir des résultats. Mais tant que l’Arabie saoudite s’en tiendra à une interprétation stricte de la résolution 2216 qui prévoit le retrait pur et simple des Houthis, aucun progrès ne pourra intervenir.
La poignée de main intervenue en avril 2023 entre l’ambassadeur saoudien au Yémen et Mehdi Machat, chef politique des Houthis, suivie d’un échange de prisonniers, est un signe encourageant. Depuis lors, une délégation saoudienne est venue à Sanaa et Mehdi Machat s’est rendu en septembre à Riyad. Des réunions se sont tenues également sous les auspices du sultan d’Oman. Un pas a été franchi dans la mesure où l’Arabie saoudite a reconnu les Houthis comme interlocuteurs valables.
Mais le chemin pour atteindre un accord est encore long. Trois questions préalables ne sont toujours pas réglées : le sort de Taëz encerclée, la levée du blocus sur le port d’Hodeïda et le paiement des fonctionnaires. Le gouvernement légal n’est toujours pas associé aux discussions. Le président Abderabbo Mansour Hadi, déconsidéré, a été remplacé par une présidence collégiale dont les membres sont installés entre Riyad et Marib. Or, à un moment donné, il sera indispensable de rapprocher les différentes forces politiques yéménites. Une autre question délicate est le choix ou non de la mise en place d’un système fédéral qui donnerait un régime d’autonomie aux différentes régions ou tribus.
Une inconnue est la position de l’Iran qui pourrait être agacé par le rapprochement entre l’Arabie saoudite et Israël avec les encouragements des Etats-Unis. Devant cette évolution, Téhéran est-il prêt à faciliter un accord au Yémen ?
Enfin la situation sur le terrain reste très tendue, comme l’a montré un incident le 25 septembre dernier, qui s’est traduit par la mort d’un officier et d’un soldat bahreïnis.
Ainsi un optimisme prudent est de mise. Mais en toute hypothèse le processus sera long et aléatoire. Le Yémen risque de connaître encore des temps difficiles. Le retour à l’unité du pays reste un défi à surmonter. Les clivages politiques et religieux, notamment entre les populations zaïdites et sunnites qui sont souvent sous l’emprise des frères musulmans seront difficiles à combler. La reconstruction et la restauration de l’Etat demanderont également un effort dans la durée et des financements importants qui ne pourront être qu’extérieurs. Il est sûr que ce pays attachant subsistera avec la forte identité qui est la sienne. Mais le retour à l’Arabie heureuse demandera patience et détermination.
Denis BAUCHARD