Jérusalem, je t’aime moi non plus

L’Assemblée nationale française devait adopter, le mardi 2 décembre, la résolution présentée par les députés socialistes et reconnaissant l’Etat palestinien. Ce vote n’engage pas le gouvernement. Le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius a proposé une nouvelle initiative pour un règlement du conflit israélo-palestinien dans les deux prochaines années.
Alors que la tension est vive à Jérusalem à la suite de plusieurs attentats et de la poursuite de la colonisation dans la partie Est de la ville, deux Israéliens, le journaliste Gideon Levy, éditorialiste à Haaretz, et Yvette Nahmia-Messinas, auteur de “They All Sound Like Love Songs, Women Healing Israeli-Palestinian Relations”, s’opposent sur leurs liens à Jérusalem et sur le rôle de la ville dans les rapports entre les communautés. (Traduits de l’anglais par Boulevard-Exterieur).

Jérusalem
Berthold Werner (Own work) [Public domain], via Wikimedia Commons

Gideon Levy, Haaretz, le 2 novembre :

Ô Jérusalem, les Israéliens t’ont déjà oubliée

Je n’aime pas Jérusalem. La vérité est que je la déteste. J’essaie d’y aller le moins souvent que possible et pars aussi vite que possible. Dans sa plus grande partie, c’est une ville laide et odieuse.
La partie juive a quelques endroits charmants, tous dans les vieux quartiers. La Vieille Ville, qui est dans la partie palestinienne, est bien sûr spectaculaire par sa beauté et son histoire. Tout le reste n’est que laideur.
Les quartiers de la nouvelle colonisation sont laids, comme le sont les quartiers palestiniens, sales et négligés, comme dans le centre de la ville. Même la beauté de la Vieille Ville a été depuis longtemps effacée – une ville occupée est toujours effroyablemment laide.
Mais une ville n’a pas besoin d’être belle pour être aimée ; Tel Aviv n’est pas belle, cependant elle est aimée. Un israélien laïc, libéral et humaniste ne peut pas aimer Jérusalem – vous ne pouvez pas aimer ce qui est immoral. Sa sainteté ne peut parler à un laïc ; un laïc ne peut accepter les fausses prémisses politiques nées de cette sainteté.
De tels Israéliens devraient s’élever contre la campagne de lavage de cerveau religio- nationaliste tout autour de Jérusalem. Ce n’est pas leur campagne.
Cette campagne a commencé le matin suivant la conquête de la ville et n’a fait que croître. A la fin de la guerre de 1967, quand j’étais encore un enfant, je suis moi aussi devenu victime des excès du retour dans la sainte Sion, comme toute ma génération. J’étais au bord des larmes à la vue du mur occidental, comme je l’étais au tombeau de Rachel et au tombeau des Patriarches dans les jours qui ont suivi la conquête. Nous ne voyions pas ce qui se passait autour d’eux.
Puis sont venues les années de la romance, pas moins aveugles et enfoncées dans le déni : les tours la nuit dans la Vieille Ville, l’humus, les jeunes étudiantes dans leurs robes brodées du marché, le vin du Monastère Crémisan tout proche, les tables de cuivre dans chaque living room.
Nous aimions Jérusalem. Nous l’aimions surtout parce qu’y faire un tour, c’était un voyage dans un autre pays, et à cette époque de tels voyages étaient rares. Nous nous sentions comme à l’étranger, à Jérusalem ; nous ne sentions ni sainteté ni judaïsme.
Quelques amis avaient loué des chambres dans un monastère dans la partie Est de la ville. Nous étions laïcs, nous étions comme des rêveurs ; Nous aimions Jérusalem et nous pensions que puisque la Knesset avait voté une loi, Jérusalem resterait occupée – « unie pour toujours » — dans la terminologie bien propre de l’occupation.
Nous pensions qu’il suffisait que Jérusalem eut un maire parlant avec l’accent viennois, considéré comme un libéral d’Europe centrale et ami de célébrités internationales. Nous pensions que cela était assez pour cacher les crimes de l’occupation et la colonisation dont lui, Teddy Kollek, était responsable dès le premier jour.
Ce n’est qu’au moment du soulèvement, bien sûr, qu’on a dessaoulé. La première Intifada [1987] a rappelé aux Israéliens que la situation ne pouvait pas durer toujours, ni en Cisjordanie, ni dans la bande de Gaza, ni dans la capitale de tous temps et toute éternité. L’occupation répondit de sa manière habituelle – en resserrant sa violente emprise.
Pendant la seconde Intifada [2000], l’occupation ajouta même un autre mur à la ville, qui déchira en lambeaux sa partie orientale. Au moins le masque était-il tombé : les Israéliens laïcs ne se déplacèrent plus au milieu de la nuit pour manger des pains ronds salés dans la vieille ville. La sainteté resta la province des croyants et des zélotes.
Mais voilà ce qui est étonnant : Jérusalem « unie » est restée comme si rien ne s’était passé. Comme si les Israéliens laïcs n’avaient pas depuis longtemps arrêté d’aller dans la Vieille Ville, comme si beaucoup de laïcs n’avaient pas abandonné la partie occidentale, comme s’il n’y avait eu aucune discussion sur le fait que la partie orientale était un territoire occupé, exactement comme Qalqilyah et Tul Karm.
Mais pour dire la vérité sur Jérusalem, nous avons besoin de leaders courageux, qui bien sûr font défaut. La vérité est qu’aucun pays dans le monde de reconnaît Jérusalem comme capitale d’Israël. Elle a été détruite par l’occupation. Elle est divisée, déchirée et effrayée.
Sa sainteté est un sujet pour croyants seulement – et de toutes façons il n’y a aucun lien entre ceci et la souveraineté. Sa division en deux capitales, ou sa transformation en capitale d’un seul Etat serait un bien moindre désastre que la poursuite de son occupation.
En attendant, nous ne pouvons qu’en rester éloigné, autant que possible.

Yvette Nahmia-Messinas, le 26 novembre (article publié par le Jerusalem Post)

Jérusalem, cheville ouvrière de la coopération

J’aime Jérusalem, et voici pourquoi. Jérusalem m’apprend la coopération tout le temps, à travers les ans. Jérusalem m’apprend à m’ouvrir aux autres, et à les accepter pour ce qu’ils sont. Jérusalem m’apprend à vivre côte à côte, très près de l’altérité, qu’elle vienne des communautés juive, chrétienne ou musulmane. Et avec le passage des années, je chéris et j’apprécie l’ouverture de cœur que Jérusalem m’a apportée, l’ouverture à l’autre, qu’il vienne de l’intérieur de ma propre communauté juive ou des communautés alentour.
C’est un processus d’expansion de son cœur pour y inclure de plus en plus de gens, c’est vraiment une leçon d’intégration, d’acceptation, d’ouverture à tout ce qui est. Il y a beaucoup d’occasions à Jérusalem pour s’ouvrir, rencontrer, explorer et apprendre à connaître. Il y a plein d’altérité alentour pour vous garder en marche toute votre vie.

Dans notre immeuble, situé entre les quartiers de la Colonie allemande et de la Colonie grecque, un jeune couple Haredi, des juifs ultra-orthodoxes, a loué un des deux appartements du rez-de -chaussée il y a trois ans. D’abord, mon mari et moi nous sommes regardés avec effroi, avec le sentiment que notre immeuble allait expérimenter une sorte d’ « occupation » par la communauté Haredi. Cette noire altérité nous a apporté au commencement une impression d’antagonisme, un sens de conflit, le sentiment que nous aurions à combattre pour conserver notre identité traditionnelle depuis des siècles, qui combine la récitation du Kiddouch, le dîner du Sabbat et des notes de guitare au dessert. Conduire, utiliser la machine à laver le jour du Sabbat, laisser la radio allumée, tout en appréciant le calme et la tranquillité qu’offre un sabbat à Jérusalem.
Nous avions peur qu’ils ne nous marchent sur les pieds, ne pourrissent nos façons de vivre et essaient de nous imposer les leurs. Mais cela ne s’est pas produit, et lentement mais sûrement l’homme de la famille nous a dit bonjour et n’a pas détourné la tête en nous voyant descendre l’escalier, moi ou mes filles, comme il l’avait fait la première fois qu’il avait mis le pied dans la maison. Nous avons appris à nous respecter mutuellement et à vivre côte à côte en harmonie en respectant le style de vie de chacun. Les deux parties ont dû abandonner leurs idées préconçues et les stéréotypes qu’elles avaient de l’autre.
Bon, c’est une leçon de Jérusalem qu’on pourrait difficilement apprendre dans les classes de Tel Aviv, et encore moins dans les communautés des banlieues où on vit dans sa maison privée et où on n’a pas de vrai voisin avec qui discuter, échanger, donner et prendre, parce que chacun est enfermé dans sa propre niche.
Pas de cet enfermement pour moi ! Non, merci bien ! La vie comme je la vois, c’est de mêler, mélanger, entrer en contact avec l’autre, intégrer. Il s’agit aussi d’essayer de trouver un équilibre, de trouver une solution gagnant-gagnant telle que tous puissent être satisfaits ; voilà ce que sont les leçons que Jérusalem m’apprend avec son réseau de coopération, et pour cela que je l’aime.

Chaque lundi soir dans l’espace ouvert de rencontre à Jérusalem, la Première gare et les voies ferrées, je marche avec un groupe d’amies arabes, chrétiennes et musulmanes, et des camarades juives. Nous nous retrouvons sur les voies en face du parking du supermarché et marchons vers Beit Zafafa et retour. En chemin nous bavardons à propos des dernières nouvelles de nos familles et nous nous mettons mutuellement au courant des actions de nos communautés respectives. Quelques-unes sont en hijab, d’autres en collants, étroitement liées ensemble pour affirmer notre interconnexion, notre ressemblance, et notre résistance à un système politique venant d’en haut qui promeut exclusion et la séparation. Non, nous n’acceptons pas ça. Nous voulons continuer à être amies et à construire des ponts malgré les efforts du système pour les détruire. C’est aussi une leçon de Jérusalem.

Et voilà mon tour classique du matin du Sabbat, un bel échantillon d’intégration, de plaisir partagé entre les communautés culturelles et de coopération, sous un même toit. Une marche de deux minutes depuis notre maison, qui montre à nos filles la vision du monde dans laquelle nous les avons élevées, à savoir, la coopération. Le toit, c’est le magnifique ciel de Jérusalem, sur la Yehoshua Bin Nun Street, dans le cœur de la Colonie grecque, rien d’autre que le Centre de la Communauté grecque, en grec notre « leschi », ou le club.
C’est en fait un club que seule Jérusalem peut offrir. Il appartient à la communauté grecque orthodoxe de Jérusalem, dirigée maintenant par les Grec orthodoxes Anastase Damianos et Vassilis Tzaferis, mais est ouvert à tous ; le samedi matin, nous nous asseyons pour boire notre café grec avec les gens des Nations unies, c’est comme cela qu’on le ressent. Vous avez des Grecs chrétiens et juifs, des Palestiniens chrétiens et musulmans, des Israéliens nés à Jérusalem et un spectre de gens venant de partout, de Chypre à New York et à Hong Kong.
L’atmosphère, belle et détendue, de ce jardin résonne en nous, comme le fait la compagnie animée où la discussion passe du grec à l’hébreu, à l’arabe, à l’anglais et au français, si nous essayons de recenser les langues parlées autour de la table. Il y a plusieurs tables avec des langues différentes, et on peut passer facilement de l’une à l’autre. C’est mon plaisir du Sabbat, ce que Jérusalem a vraiment à donner, et il ne s’agit pas d’un autre monde, c’est ici et maintenant chaque samedi matin. Vous êtes tous les bienvenus !