Globalement l’ordre règne, tandis que le régime tente de se stabiliser sur le plan institutionnel. L’armée, les services et la police contrôlent le pays, souvent au détriment des droits de l’homme. S’il existe une relative liberté d’expression dans les réseaux sociaux et les médias, ceux-ci sont de plus en plus soumis à des pressions et les chaînes de télévision ont été reprises en main par l’armée.
La répression touche principalement les Frères musulmans qui avaient brièvement occupé le pouvoir avec le président Morsi. Les Frères sont un élément constitutif de l’Egypte. Leur ambition est de construire des systèmes de pouvoir en étant présents dans l’éducation, la communication, le domaine social. Sous le président Sissi, quinze mille structures ont été démantelées, soixante mille sympathisants arrêtés et deux mille condamnations à mort ont été prononcées.
Il y a eu d’autre part des attentats terroristes au Caire contre des personnalités du régime et contre des églises des Coptes, soutien du régime. Le parti salafiste, également favorable au régime, perd de son influence du fait de ses dissensions internes. La répression s’étend aux ONG financées par l’étranger, ainsi qu’aux multiples partis nés des évènements de Tahrir.
Bien que relevant de la souveraineté égyptienne, le Sinaï est en quelque sorte une région étrangère. La rébellion y est principalement le fait des Bédouins. Il y a des trafics d’armes en provenance de Gaza. Des attaques ont eu lieu contre les mosquées et l’Etat islamique est actif.
L’armée reste populaire et elle demeure un moyen d’ascension sociale. Mais elle n’est plus ce qu’elle était. Lors des accords de Camp David parrainés par les Etats-Unis, elle s’est engagée à ne plus faire la guerre contre la promesse de pouvoir se moderniser dans son équipement et par la formation de ses cadres aux Etats-Unis. Elle reste un pilier de l’Egypte, mais elle ne fait plus la guerre, elle peut seulement réprimer.
Une économie fragile
L’économie égyptienne est riche de potentialités, mais elle demeure néanmoins fragile. L’administration est pesante, le secteur public est mal géré, le secteur informel représente environ 50 % et le système éducatif est médiocre. Le régime a mené une politique de type keynésien faite à la fois de croissance (5 %/an, des grands travaux autour du canal de Suez et des augmentations des dépenses militaires), et de rigueur (vérité sur les prix, limitation des subventions, etc.). Il en est résulté des problèmes sociaux dans un pays dont un tiers des habitants vit au-dessous du seuil de pauvreté.
Si l’endettement est faible, le déficit budgétaire est important. Un accord est intervenu pour douze milliards d’euros par le Fonds monétaire et il doit être complété par des financements bilatéraux à hauteur totale de six milliards en provenance de l’Arabie Saoudite, des Emirats et de la Chine. Les transferts financiers en provenance des travailleurs égyptiens à l’étranger sont en baisse compte tenu de la situation générale dans le monde et aussi des difficultés financières des pays du Golfe. L’Egypte bénéficie de perspectives prometteuses d’un grand gisement de pétrole au large d’Alexandrie, mais sa production stagne.
Malgré la situation, aucune entreprise étrangère ne s’est désengagée. Mais les réformes prendront du temps et seront souvent difficilement acceptées, non seulement par l’opinion publique, mais aussi par des dirigeants civils et militaires soucieux de conserver leurs privilèges. En outre, l’Egypte doit faire face à deux défis majeurs. Le premier est démographique. La population a presque doublé depuis 1980, elle augmente de plus de 1,2 millions par an et sera d’environ cent cinquante millions en 2050. Encore très élevé (3,5 %), le taux de fécondité devrait le demeurer avec le regain de la pratique religieuse. Les créations d’emplois ne suivent pas et la propension à émigrer, y compris vers l’Europe, n’en croît que d’autant plus. Le second défi est géographique. L’Egypte utile, habitable et cultivable ne représente que 6 % de l’ensemble du territoire sans beaucoup de possibilités d’expansion.
De sérieux problèmes aux frontières
A ses frontières, l’Egypte doit faire face à de sérieux problèmes en Libye et au Soudan. La moitié du territoire libyen a toujours été en fait une sorte de protectorat égyptien. Le président Sissi soutient le Parlement de Tobrouk, alors qu’il considère comme trop proche des islamistes le gouvernement d’entente nationale de Fayez el-Sarraj. Comme les Russes, avec lesquels il est en concertation étroite, il marque une certaine préférence pour le maréchal Haftar, malgré des relations souvent difficiles. Le Caire soutient mollement les initiatives de l’envoyé des Nations Unies, Ghassan Salamé.
Depuis 2013, l’Arabie Saoudite a accordé plus de vingt-cinq milliards d’aide financière sous différentes formes. Officiellement les relations sont excellentes et plusieurs accords ont été prévus. Mais en réalité des sujets d’irritation se multiplient entre les deux pays. En particulier, ils n’ont pas la même position sur les conflits régionaux, ils ont des vues divergentes sur la Syrie. Le président Sissi ne cache pas son soutien à Bachar el-Assad et des échanges de délégations ont eu lieu avec celui-ci. Au Yémen, l’Egypte fait le service minimum auprès de l’Arabie Saoudite se contentant d’envoyer quelques navires de guerre au large d’Aden.
Le recteur de l’université d’al-Azhar, participant à une conférence religieuse organisée par les Russes, a critiqué ceux qui incitaient des musulmans à traiter de mécréants d’autres musulmans. Dans son communiqué final, la conférence n’a pas identifié le salafisme et donc le wahhabisme comme courants sunnites.
Alors qu’Ankara et Riyad se rapprochent, le président Sissi se montre hostile à l’égard de la Turquie dont il est irrité par les ambitions de leadership dans la région et le soutien affirmé accordé aux Frères Musulmans. D’un autre côté, l’attitude égyptienne ambiguë, voire aimable, à l’égard de l’Iran est sévèrement jugée à Riyad.
En ce qui concerne Israël, la position égyptienne est ambiguë. Les relations restent fondées sur Camp David et il existe des opérations en matière de renseignement. Mais en même temps, des feuilletons ridiculisent Israël à propos de la guerre de 1973.
Nouvelles relations avec Washington et Moscou
On assiste peu à peu au retour de l’Egypte sur le plan international. Les relations avec les Etats-Unis souffraient du soutien américain au président Morsi, considéré comme « démocratiquement élu », de la dénonciation de Washington de la prise de pouvoir par l’armée et des critiques en matière de droit de l’homme. Les Etats-Unis ont suspendu temporairement les fournitures d’armes, dont la reprise s’est faite à des conditions moins favorables qu’auparavant. Toutefois, depuis l’élection de Donald Trump, on s’oriente vers une normalisation des rapports entre les deux pays.
La Russie a fait un retour spectaculaire dans la région après plusieurs décennies de quasi-absence. Se rencontrant à Moscou et au Caire, les présidents Sissi et Poutine ont affiché leur accord dans la lutte contre le terrorisme. Ils ont conclu différents accords, en particulier pour le nucléaire civil et les armements, et organisé des manœuvres militaires conjointes. Cette relation n’est pas toutefois sans limite, d’autant que l’opinion égyptienne garde un mauvais souvenir de l’époque soviétique.
La Chine est un partenaire commercial important qui procède à de nombreux investissements. L’Egypte présente pour elle le double intérêt d’avoir le canal de Suez et de constituer une étape essentielle de la Route de la Soie. Enfin l’Egypte porte un intérêt soutenu à l’Afrique. Elle vient d’être élue président de l’OUA. Mais ses moyens ne sont pas à la mesure des problèmes africains.
D’une façon générale, les relations entre la France et l’Egypte sont confiantes quand bien même leurs opinions sont divergentes sur la Syrie et la Libye et bien que, lors de son récent voyage, le président Macron ait interpellé le président Sissi sur les droits de l’homme. Les entreprises françaises sont bien représentées en Egypte. Traditionnellement la présence culturelle française est importante, mais elle pâtit de la diminution des crédits et des bourses. Dans l’université française, quatre-vingt mille étudiants suivent des programmes de français.
Retour de l’égyptianité
Si Nasser demeure en Egypte la grande référence historique, on assiste à un retour de l’égyptianité et non pas du panarabisme. Mais il n’y a pas de vision stratégique, sinon des prises de positions épisodiques, par exemple à propos de la mer Rouge. Eu égard à sa place dans le monde arabe, il est essentiel que l’Egypte devienne durablement stable. Le temps n’est plus où des puissances extérieures pouvaient prétendre à un rôle déterminant. C’est aux pays de la région de trouver des solutions.
Mais les quatre grandes puissances régionales que sont la Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite et l’Egypte sont porteuses de crises. Pour la France, l’Egypte représente des enjeux de politique et de sécurité considérables, ainsi qu’un intérêt significatif sur les plans économique et culturel. S’appuyant notamment sur l’Egypte, elle doit pouvoir à cet égard jouer un rôle essentiel de facilitateur entre les pays de la région pour rapprocher leurs points de vue sans prétendre le leur dicter.
Membres du Club des Vingt : Hervé de CHARETTE, Roland DUMAS (anciens ministres des affaires étrangères), Bertrand DUFOURCQ, Francis GUTMANN, président du Club, Gabriel ROBIN (ambassadeurs de France), Général Henri BENTEGEAT, Bertrand BADIE (professeur des Universités), Denis BAUCHARD, Claude BLANCHEMAISON, Hervé BOURGES, Jean-François COLOSIMO, Jean-Claude COUSSERAN, Dominique DAVID, Régis DEBRAY, Anne GAZEAU-SECRET, Jean-Louis GERGORIN, Renaud GIRARD, Bernard MIYET, François NICOULLAUD, Marc PERRIN de BRICHAMBAUT, Jean-Michel SEVERINO, Pierre-Jean VANDOORNE.
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