L’Iran, un acteur incontournable

Le ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, ,a présenté sa démission, le 25 février. Celle-ci a été refusée par le président Hassan Rohani, qui a rendu hommage aux « efforts incessants » du chef de la diplomatie iranienne au service du pays. Principal négociateur du traité de juillet 2015 sur le programme nucléaire iranien, dont les Etats-Unis ont décidé de se retirer, M. Zarif est considéré comme un homme d’ouverture. Il est vivement critiqué par les « durs » du régime, qui l’accusent de faiblesse. Sa démission refusée est un nouvel épisode de la guerre que se livrent à Téhéran les « modérés » et les conservateurs.

Le ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif
Reuters

Au cours de sa longue histoire, l’Iran n’a connu que des régimes autoritaires. A l’époque contemporaine, le régime islamique a succédé à celui du Shah. Ce dernier se légitimait à partir d’une succession dynastique (quoique fort courte), le premier par la religion. Mais il s’agit d’un régime complexe et ambigu. Il est une théocratie sous la tutelle d’un « jurisconsulte théologien », le Guide. Celui-ci est le chef suprême qui contrôle tout le pays. Vient ensuite le Président qui est élu au suffrage universel, de même que l’Assemblée consultative, qui vote les lois. Mais les candidatures doivent être auparavant sélectionnées par les Gardiens de la Constitution.

De son exil à Neauphle-le-Château, Khomeini fit preuve d’ouverture pour gagner l’opinion iranienne et surtout l’opinion internationale. Revenu en Iran, il a aussitôt inversé son comportement et engagé une répression féroce marquée par la liquidation des opposants et l’élimination des jeunes progressistes qui l’entouraient au départ, tels Bani Sadr, parti en exil après avoir été le premier Président de la République, et Ghotbzadeh, brièvement ministre des affaires étrangères, qui sera exécuté. Il a toutefois fait une concession en proposant au peuple une Constitution d’aspect démocratique, adoptée à 90% des voix.

Khomeini amadouera d’autre part le haut clergé en imposant, contrairement à sa promesse, le port du voile obligatoire pour les femmes. Il obtiendra le soutien de quasiment l’ensemble des religieux, hiérarchie comprise, soit 200 000 mollahs, qui, présents jusque dans les plus petits villages, quadrillent le pays aujourd’hui encore.

A sa mort en 1989, Khomeini a été remplacé comme Guide par Khamenei. Celui-ci atteindra 80 ans cette année et sa santé est fragile. C’est l’Assemblée des experts, élue au suffrage universel et composée exclusivement de religieux, qui aura à désigner son successeur. Tout pronostic est impossible à ce jour en ce qui concerne la succession de Khamenei.

Rohani, âgé de 70 ans, aspire peut-être à devenir le Guide au terme de son mandat actuel de Président qui n’est pas renouvelable. Ses chances toutefois ont été sérieusement affectées par les avatars de l’accord nucléaire. D’autre part, il lui faut gagner l’appui des conservateurs et ceci l’amène à abandonner ses promesses de réformes.

Un corps d’élite, les Pasdarans

Le régime comporte un corps d’élite, les Pasdarans. Il comprend 150 000 hommes –terre/air/mer-. Il contrôle le mouvement de jeunesse des Bassidjis qui forment avec lui l’armature du régime. Il assume la protection des institutions et pénètre les secteurs essentiels de l’économie par un puissant réseau de sociétés. Il veille aux frontières, ainsi que sur les aéroports, les ports, les installations pétrolières et nucléaires. En ce qui concerne la défense du pays, il développe les moyens balistiques et, naguère, les moyens nucléaires militaires. Il projette sur l’étranger proche les ambitions de la République islamique car celle-ci se veut non seulement un État pour l’Iran, mais aussi un modèle pour les autres pays, à commencer par les pays voisins. Il dépend exclusivement du Guide.

La société iranienne devient lentement une société postislamique. Le régime conserve encore 15 à 20 % de fervents partisans, dont beaucoup sont aussi ses obligés. Mais les autres Iraniens ont perdu toute illusion et ils aspirent à un peu de liberté, de prospérité, d’équité. Ils voient la corruption à tous les niveaux, l’enrichissement des familles gravitant autour du pouvoir et ils constatent la faible efficacité d’une économie sous contrôle d’un petit nombre. Cet état d’esprit s’étend peu à peu à l’ensemble du pays jusque dans les petites villes. Les réseaux sociaux, mais aussi les brassages au sein d’une population de plus en plus éduquée, ont beaucoup contribué à ces évolutions.

Chômage, scandales, désordres

Le chômage persistant, l’érosion du rial face au dollar, la hausse brutale du coût de la vie, les scandales de la spéculation, la perte des espoirs créée par l’accord nucléaire, le coût des aventures extérieures, les désordres environnementaux, ont été à l’origine de troubles dans tout le pays fin 2017/début 2018. Faute d’organisation, cette agitation ne pouvait pas déboucher, la répression a fait le reste.

Mais les problèmes demeurent entiers. Ils ont été aggravés par les mesures prises par les Américains après leur dénonciation de l’accord nucléaire. Le Président Rohani a déclaré récemment que la situation n’a jamais été aussi grave. Elle peut affecter les ambitions internationales de l’Iran, mais elle ne devrait pas menacer la République islamique elle-même. Les Iraniens n’ont pas chassé le Shah pour accepter une dictature militaire. Et puis, malgré une population diversifiée, il y a la fierté nationale accrue forgée dans la guerre contre l’Irak et l’ostracisme des puissances étrangères à l’encontre du régime.

Le programme nucléaire en question

Les mollahs ont d’abord repris le programme nucléaire du Shah. Celui-ci avait regretté d’être empêché par le TNP, qu’il avait auparavant signé, d’aller aussi loin qu’il l’aurait souhaité. Il décida d’arriver jusqu’au seuil de l’arme nucléaire en développant un programme civil ambitieux. À cette fin, une coopération est engagée en 1974 avec la France et l’Allemagne.

Khomeini arrête d’abord le programme nucléaire du Shah, puis le relance lors de la guerre Iran/Irak en confiant la responsabilité de son volet militaire aux Pasdarans. En 2002, la communauté internationale s’inquiète de voir l’Iran se préparer à un nucléaire militaire avec un site d’enrichissement de l’uranium et une usine de fabrication d’eau lourde, installations théoriquement civiles, mais à finalités duales. L’AIEA confirme ces craintes. L’Iran, pourtant, affirme continûment vouloir rester fidèle à son engagement pris dans le cadre du TNP. Les Occidentaux, peu convaincus, prennent des sanctions à l’égard de l’Iran. Des conversations s’engagent avec les puissances occidentales.

Fin 2003, sous la pression des ministres des affaires étrangères français, anglais et allemand, les Iraniens interrompent en secret leur programme militaire clandestin. Ils suspendent aussi l’enrichissement de l’uranium et les inspections de l’AIEA sont renforcées. En 2005, les premières négociations destinées à consolider ces concessions échouent, l’enrichissement reprend, Ahmadinejad est élu Président. L’Iran est traîné au Conseil de sécurité, les négociations se poursuivent néanmoins, mais sans résultat visible. Et des sanctions de plus en plus dures se mettent en place pour faire céder l’Iran.

L’accord de juillet 2015

En 2013, l’accession de Rohani à la présidence se caractérise par un changement d’attitude des Iraniens, notamment sous l’effet des sanctions occidentales. Au même moment, les Américains assouplissent leur position, renonçant à exiger le « zéro centrifuge ». Mais il reste à obtenir de l’Iran des garanties supplémentaires en matière d’enrichissement et de retraitement. Après des négociations longues et difficiles, l’Iran conclut, le 14 juillet 2015, un accord avec les Etats-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, ainsi que la Chine et la Russie.

L’accord accepte en Iran une activité nucléaire civile. Mais des restrictions sévères sont mises en œuvre pour empêcher une production utilisable militairement. Le nombre des centrifugeuses est réduit des 2/3., l’uranium ne peut être enrichi au-delà de 3,67%, et au-delà de 300 kilogrammes, soit bien moins qu’il n’en faut pour une bombe, tout uranium enrichi doit être expédié hors d’Iran ou dilué. Le futur réacteur de recherche d’Arak ne doit plus pouvoir produire du plutonium à usage militaire. Enfin le contrôle par les inspecteurs de l’AIEA est facilité et renforcé.

En contrepartie, l’Union européenne et les Etats-Unis s’engagent à lever les principales sanctions frappant l’Iran au fur et à mesure du respect par celui-ci de ses obligations. L’AIEA confirme l’entier respect par l’Iran de ses engagements. Mais Donald Trump dénonce sans raison sérieuse l’accord en 2018. La France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, la Russie et la Chine confirment leur attachement à l’accord, mais les moyens de faire face à la décision américaine sont limités. Un dispositif de clearing vient d’être créé par les trois Européens pour permettre les échanges commerciaux avec l’Iran sans passer par le dollar, mais il ne pourra intéresser que les petites et moyennes entreprises. Et il a encore plusieurs obstacles à franchir avant d’être opérationnel.

Une grande puissance régionale

Les Américains, en vertu d’une application extensive de leur extraterritorialité, s’accordent le droit de citer en justice toute entreprise, dans quelque pays que ce soit, qui utilise le dollar pour commercer avec l’Iran. La plupart des entreprises européennes doivent quitter l’Iran. La Chine elle-même, qui n’avait pas appliqué les sanctions décidées dans la période précédente, est finalement obligée de s’y soumettre en dehors de quelques exemptions pour le pétrole que Washington lui concède. Le commerce entre la Chine et l’Iran s’effondre de 70 %. Pékin n’a pas voulu prendre de représailles à l’égard de Washington car il a déjà avec les États-Unis des contentieux autrement plus graves.

Le balistique avait été écarté de la négociation sur le nucléaire, l’Iran considérant qu’il s’agissait d’un domaine relevant de sa défense, donc de sa souveraineté exclusive. Par l’effet d’un long embargo, l’Iran n’a pas d’aviation digne de ce nom. Son armée de terre n’a pas de capacité de projection. Il ne lui reste que ses missiles, vis-à-vis non seulement de ses voisins, mais aussi à l’égard de ceux, Américains notamment, qui, par leurs bases, présentent des cibles dans la région. La seule concession faite par l’Iran est de ne pas rechercher de portée au-delà de 2000 kilomètres.

L’Iran est et entend être reconnu comme une grande puissance régionale. Ni la conclusion de l’accord nucléaire, ni ensuite sa dénonciation par les Américains ne l’ont retenu d’agir à sa guise en Irak, en Syrie et au Liban. Obama avait su reconnaître que l’Iran est un acteur incontournable dans la recherche de solutions au Moyen-Orient. En dénonçant l’accord, Trump a cédé à son opposition systématique à tout ce qu’avait fait son prédécesseur. Mais en outre, Israël se sentant menacé par l’Iran, la question est devenue une affaire de politique intérieure américaine. Tant aux yeux des Démocrates –jusqu’à Obama- que des Républicains, l’Iran faisait partie des « Etats voyous ». La politique de Trump est comme un retour aux fondamentaux. Il faut se rappeler le traumatisme créé à l’époque du président Carter par l’assaut contre l’ambassade des Etats-Unis et la longue prise d’otages qui a suivi. L’objectif de Trump est de mettre fin au régime islamique. C’est également celui d’Israël aux yeux de qui l’Iran des Mollahs constitue un danger existentiel.

En Irak et en Syrie

Mais l’Iran n’entend pas freiner son expansion régionale. Il a été le premier à intervenir en Irak pour y empêcher une victoire complète de Daesh. En Syrie, à l’inverse des Occidentaux, de leurs clients arabes et d’Israël, il a combattu d’emblée et sans ambiguïté les mouvements djihadistes. En revanche, s’il veut participer à la recherche d’une solution internationale en Syrie, il est improbable, Perse parmi les pays arabes et Chiite dans des pays à majorité sunnite, qu’il puisse prétendre après la guerre jouer un rôle déterminant.

Plus généralement, on rejoint ici le problème beaucoup général du changement majeur survenu ces dernières années. Le Moyen-Orient n’est plus la priorité pour les États-Unis, la Russie n’est pas l’Union soviétique, la Grande-Bretagne s’est effacée, la capacité d’action française est limitée. La recherche de solutions incombe d’abord désormais aux pays de la région qui n’accepteront plus, Iraniens en premier, des solutions imposées par l’extérieur.

Rendez-vous dans deux ou trois ans

La position française à l’égard de l’Iran, définie par le président de la République repose sur quatre piliers : l’accord nucléaire actuel, des améliorations qu’il faudrait lui apporter pour le renforcer et le pérenniser, l’endiguement des interventions de l’Iran dans la région, l’encadrement de son activité balistique. Mais l’Iran n’est prêt à engager des discussions ni sur l’accord nucléaire au-delà de 2025, première échéance de desserrement des contraintes contenues dans l’accord, ni concernant le balistique.

Tout au plus pourra-t-on tenter de prendre rendez-vous dans deux ou trois ans pour établir un bilan détaillé de l’accord et engager une réflexion commune concernant l’avenir. Mais cela implique à la fois que l’Iran accepte d’évoluer et que cela soit vraiment possible malgré la méfiance des Américains, des Israéliens et des Saoudiens. D’autre part sur un plan plus général, la France pourrait, en encourageant les contacts entre les uns et les autres, tenter de faciliter le dialogue entre les différents pays de la région, dont l’Iran, et oeuvrer ainsi en faveur d’une détente au Moyen-Orient.

Le chapeau et les intertitres sont de la rédaction de Boulevard Extérieur

Membres du Club des Vingt : Hervé de CHARETTE, Roland DUMAS (anciens ministres des Affaires Etrangères), Bertrand DUFOURCQ, Francis GUTMANN, président du Club, Gabriel ROBIN (Ambassadeurs de France), Général Henri BENTEGEAT, Bertrand BADIE (Professeur des Universités), Denis BAUCHARD, Claude BLANCHEMAISON, Hervé BOURGES, Rony BRAUMAN, Jean-François COLOSIMO, Jean-Claude COUSSERAN, Dominique DAVID, Régis DEBRAY, Anne GAZEAU-SECRET, Jean-Louis GERGORIN, Renaud GIRARD, Bernard MIYET, François NICOULLAUD, Marc PERRIN de BRICHAMBAUT, Jean-Michel SEVERINO, Pierre-Jean VANDOORNE.

Club des Vingt. Siège social : 38 rue Clef, 75005 Paris. Adresse e-mail : contact@leclubdes20.fr
Les reproductions et citations de la Lettre sont autorisées à condition d’en indiquer l’origine.