Où va l’Arabie saoudite ? A cette question, posée par l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques) à l’occasion d’une table ronde consacrée au royaume saoudien, mardi 4 décembre, Agnès Levallois, vice-présidente de l’Iremmo (Institut de recherches et d’études méditerranéennes Moyen Orient), répond avec simplicité : « Elle va où MBS voudra l’entraîner ». On aurait pu penser que Mohammed Ben Salman, alias MBS, soupçonné d’être le commanditaire de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, le 2 octobre à Istanbul, avait perdu une partie de son pouvoir après ce sordide et horrible règlement de comptes. Il n’en est rien, selon Agnès Levallois, qui considère qu’avec l’appui de son père, le roi Salman, MBS est plutôt conforté dans sa position de prince héritier.
Le retour à Riyad de son oncle Ahmed, revenu de Londres, et de son frère Khaled, revenu de Washington, a pu faire croire que sa fonction était menacée. Il n’en est rien apparemment. Le roi Salman a refusé de déjuger son fils, même s’il l’a « recadré » sur le plan de paix israélo-palestinien proposé par Jared Kushner, le gendre et conseiller de Donald Trump, qu’il avait approuvé. Pour le reste, sa présence au G20 de Buenos Aires, où il a été salué chaleureusement par Vladimir Poutine et, plus discrètement, par quelques autres chefs d’Etat, montre qu’il a conservé sa place au premier rang. Son père, en l’emmenant en tournée dans le pays pour rencontrer ses partisans et renouveler leur allégeance, lui a redonné, note Agnès Levallois, « une certaine légitimité ». Les princes qui veulent le remplacer ont manqué l’occasion. Tant que le roi, qui aura bientôt 83 ans, est en vie, MBS est protégé.
Une commission d’enquête sur les ventes d’armes
Comme le souligne Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, si l’affaire Khashoggi a conduit, dans un premier temps, les partenaires de l’Arabie saoudite à s’interroger sur leurs relations avec Riyad, « la dure réalité des rapports de force » l’a emporté. Deux mois après le crime, MBS a surmonté les turbulences que celui-ci a provoquées. Aucun grand contrat n’a été dénoncé, malgré le boycottage partiel du « Davos du désert ». L’affaire Khashoggi n’en a pas moins attiré l’attention sur les pratiques du prince héritier et, en particulier, sur l’offensive meurtrière qu’il conduit au Yémen depuis plus de trois ans, au prix de plus de 10.000 morts, contre la rébellion houthie. La question des ventes d’armes à l’Arabie saoudite a été soulevée par ceux qui s’émeuvent du drame humanitaire subi par le Yémen. L’Allemagne a aussitôt annoncé qu’elle suspendait ses exportations de matériels militaires à l’Arabie saoudite. En France, certains tentent de convaincre le gouvernement de suivre cet exemple.
C’est le cas de Sébastien Nadot, député (La République en marche) de Haute-Garonne et membre de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, qui a expliqué sa démarche au cours de la table ronde de l’IRIS. Interpellé par des associations, l’élu a demandé, avec plusieurs de ses collègues, la création d’une commission d’enquête destinée à établir si la France, en livrant des armes à l’Arabie saoudite, respecte ses engagements internationaux au regard des droits de l’homme. Il rappelle que plusieurs textes – la « position commune » de l’Union européenne, datée de 2008, le traité sur le commerce des armes, ratifié en 2014 – interdisent l’exportation de matériel militaire si celui-ci est utilisé en violation du droit humanitaire international. « Les pays de la coalition réunis autour de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis ne sont pas seuls responsables de la situation dramatique au Yémen, écrit-il. Les États qui fournissent armes, munitions, formation et assistance sont également parties au sens du droit international ».
Macron : de la pure démagogie
Au lendemain de l’assassinat de Jamal Khashoggi, le Parlement européen a appelé les Etats de l’Union européenne à imposer un embargo sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite. Une première résolution dans ce sens avait été adoptée en 2017, à une large majorité, par les eurodéputés. Les principaux Etats font la sourde oreille. « C’est de la pure démagogie de dire qu’il faut arrêter de vendre des armes, ça n’a rien à voir avec l’affaire Khashoggi », a répondu Emmanuel Macron lors de sa visite en Slovaquie, le 26 octobre, en dénonçant « l’emportement, l’émotion, la confusion de tous les sujets ».
De son côté, MBS n’est pas prêt à modérer son engagement au Yémen. Les négociations pour un cessez-le-feu ont repris jeudi 6 décembre à Stockholm. Mais le chemin vers la paix sera long. Apparemment l’affaire Khashoggi n’a pas incité le prince héritier à adopter une posture plus conciliante. « La question yéménite est pour lui une question de politique intérieure », affirme Agnès Levallois. Elle est aussi une des facettes de sa lutte contre l’influence de l’Iran, qu’il accuse d’être à l’origine de la rébellion. Il reçoit sur ce point le plein soutien de Donald Trump qui, dans une récente déclaration sur le meurtre de Jamal Khashoggi, a jugé l’Iran « responsable d’une sanglante guerre par procuration contre l’Arabie saoudite au Yémen ».
L’affaire Khashoggi a ainsi conduit le prince héritier à durcir ses positions plutôt qu’à les assouplir. Avec le double appui des Etats-Unis et d’Israël, MBS veut mettre l’Iran hors du jeu. Cela passe pour lui par une intensification des opérations au Yémen. Pour le convaincre de changer de politique, la principale carte entre les mains des Occidentaux, estime Agnès Levallois, est la carte économique. L’Arabie saoudite a besoin des investisseurs étrangers pour mener à bien son grand projet de développement baptisé « Vision 2030 ». Ne peut-on utiliser cette monnaie d’échange ? Les investissements contre la paix au Yémen ?