Monsieur Trump et les Pasdaran

En qualifiant les Pasdaran d’organisation terroriste, Donald Trump a réussi à assurer à la fois l’escalade du conflit entre les Etats-Unis et l’Iran, à renforcer en Iran la position des Pasdaran et de l’opposition dure au président Rouhani, à aider Netanyahou à gagner les élections en Israël et le Hezbollah à s’armer, tout en sapant l’établissement de relations commerciales entre l’Europe et l’Iran. François Nicoullaud, ancien ambassadeur de France à Téhéran, analyse pour Boulevard Extérieur les effets de la décision du président américain.

Une casquette de Pasdaran
D.R.

Il y a d’abord eu, le 8 avril, une déclaration du Président Trump annonçant son intention de placer les Gardiens de la Révolution islamique, ou Pasdaran, sur la liste des organisations terroristes dressée par son Département d’État ; puis le 15 avril, l’inscription effective de l’organisation sur cette liste, y compris sa filiale, le mouvement de jeunesse dit des Bassidji ou « mobilisés ». Voilà donc les Pasdaran en bonne compagnie, aux côtés du Hezbollah libanais, du Hamas et du Jihad islamique palestiniens, mais aussi avec leurs pires ennemis : Da’esh, el Qaida. Au moins ne croiseront-ils pas dans cet enfer leurs vieux adversaires, les Moudjaheddine du Peuple iraniens : inscrits sur cette liste en 1997, mais rayés en 2012, grâce à l’intense lobbying d’amis américains tels que John Bolton ou Rudy Giuliani, gravitant aujourd’hui autour de Donald Trump.

Donald Trump et son secrétaire d’État, Mike Pompeo, ont tous deux souligné que les États-Unis qualifiaient pour la première fois d’organisation terroriste une institution d’État étranger, et rappelé que le régime iranien, par son usage systématique de la terreur, se différenciait fondamentalement de tout autre type de gouvernement. La décision de l’Administration visait à accroître encore la pression sur Téhéran pour le contraindre à mettre fin à ses agissements de hors-la-loi.

De minces effets

En réalité, la mesure est, pour l’essentiel, symbolique. L’Organisation des Gardiens de la révolution et toutes ses succursales sont déjà sous sanctions américaines depuis huit à douze ans pour leurs entreprises terroristes, leur rôle en matière de prolifération nucléaire et balistique et leurs violations des droits de l’Homme. Elles sont d’ailleurs aussi sous sanctions européennes. Quant à l’État iranien lui-même, il est officiellement qualifié depuis janvier 1984 par le Département d’État de « soutien du terrorisme ».

La nouvelle mesure produit au plus deux effets. D’abord, tout membre de l’Organisation, voire ancien membre, et toute personne lui ayant apporté son soutien peut se voir interdire pour ce seul motif l’accès au sol américain, ou en être expulsé. Ce qui fait des millions de personnes, si l’on met dans le lot les fameux Bassidjis, sans oublier les étrangers. Mais, à vrai dire, depuis le « Muslim Ban » de Trump en février 2017, ce sont pratiquement tous les Iraniens qui sont interdits de territoire américain. Ensuite, l’échelle des peines pouvant frapper une personne physique ou morale apportant son soutien aux Pasdaran se trouve aggravée par la qualification d’action criminelle. Mais les peines antérieures, déjà fort lourdes, étaient pleinement efficaces, comme l’a démontré l’assèchement des échanges de tous genres avec l’Iran après le retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de Vienne et le retour des sanctions américaines.

Le diable dans les détails

Côté américain, le projet a suscité l’opposition des bureaux du Département d’État et du Pentagone, conscients des risques de dérapage incontrôlé que pourrait générer un contact plus ou moins rugueux entre éléments armés, notamment dans les eaux ou l’espace aérien du Golfe persique. Trump est passé outre. Mais on peut faire confiance aux plus hauts gradés américains pour réduire les risques à près de zéro : depuis 2003 et le fiasco irakien, ils manifestent une aversion constante à toute idée de conflit avec l’Iran. Quant au Département d’État, il en est à préparer une série de directives pour que des officiels étrangers, des membres d’organisations non-gouvernementales ou même des hommes d’affaires ne se trouvent pas empêchés de pénétrer aux États-Unis pour avoir, entre autres exemples, serré la main d’un Pasdar.

Pour éviter toute escalade, on peut aussi faire confiance aux Pasdaran, fort conscients, malgré quelques rodomontades, de leur infériorité de moyens face à l’Amérique. Tout en développant des tactiques de combat du faible au fort, ils n’éprouvent aucune urgence à les mettre en œuvre. Ils démontrent d’ailleurs en Syrie leur capacité de « patience stratégique », selon l’expression de Barack Obama, en encaissant sans riposter les coups très durs que leur porte régulièrement l’aviation israélienne. Là, le seul but qui vaille est de parvenir à doter le Hezbollah libanais d’un arsenal de missiles de précision suffisamment nombreux, puissants et fiables pour tenir le territoire israélien sous leur menace. Alors, la donne au Moyen-Orient se trouverait radicalement changée. Mais y parviendront-ils ?

Trois résultats collatéraux

La décision de Donald Trump a quand même produit à l’heure qu’il est trois résultats significatifs. Le premier a été de donner un coup de pouce à Benyamin Netanyahu en pleine campagne électorale. Dès l’annonce à Washington de la mesure, ce dernier a publiquement remercié le Président américain d’avoir ainsi répondu à une demande de sa part : façon de passer à l’électorat israélien le message qu’il avait le Président des États-Unis à sa main. À voir l’issue très serrée du scrutin, le geste de Trump a peut-être été décisif.

Le second résultat a été de déclencher en Iran un réflexe de solidarité nationale autour des Pasdaran. Oubliées les mises en cause de leurs façons d’agir, tant en Iran qu’à l’étranger. Les voilà transformés en cause sacrée. Le Président Rouhani, qui pourtant ne les aime guère, a déclaré que la décision de Trump était une « insulte à toutes les forces armées et plus largement au grand peuple iranien ». Les députés unanimes, conservateurs et réformateurs confondus, ont élaboré en urgence un projet de loi faisant miroir à la mesure de Washington en qualifiant de terroristes toutes les forces américaines stationnées au Moyen-Orient. Voilà donc les Pasdaran renforcés, légitimés comme jamais.

Le troisième résultat touche aux relations entre l’Europe et l’Iran. La désignation des Pasdaran comme organisation terroriste rend encore plus incertaine la mise du système bancaire et financier iranien aux normes du Groupe d’action financière (GAFI), organisation multi-gouvernementale qui traque à travers le monde le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Déjà beaucoup, au cœur du régime, mettent des bâtons dans les roues du gouvernement du Président Rouhani qui déploie son énergie à cette mise en conformité. La position des opposants se trouve désormais encore renforcée. Mais sans cette adhésion de l’Iran aux normes du GAFI, le dispositif de compensation dit INSTEX, en cours de montage, destiné à faciliter les échanges commerciaux entre l’Iran et l’Europe sans passer par le dollar, aura beaucoup de mal à fonctionner. Le piège est en train de se refermer sur la seule ouverture qu’avait imaginée l’Union européenne pour alléger, même à petite échelle, l’effet des sanctions américaines.

Comme l’écrivait naguère le grand humoriste iranien Ebrahim Nabavi, hélas depuis emprisonné puis exilé : « Heureusement que les Iraniens et les Américains ne sont pas les seuls habitants de la planète et que d’autres peuples existent, sinon il ne resterait rien de notre monde. »