Quelle indépendance pour le Kurdistan ?

En organisant, le lundi 25 septembre, un référendum sur l’indépendance du Kurdistan qui lui a apporté un oui massif, Massoud Barzani n’a, sur le fond, rien changé à la situation du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) d’Irak dont les liens sont pratiquement rompus avec Bagdad depuis la Constitution fédérale de 2005.
Pourtant, celui qui n’est plus, depuis deux ans, le président officiel du GRK, a peut-être réussi à bousculer l’histoire.

Entre 25 et 35 millions de Kurdes vivent principalement dans quatre pays

Alors que le proto-Etat islamique de Daech est en voie de disparition, après plus de trois ans de combats où les Peshmergas kurdes ont été en première ligne, les principales puissances régionales – Turquie, Iran, Arabie saoudite et Israël –, qui veulent compter dans ce nouveau chapitre du chaos proche-oriental, cherchent à recueillir le bénéfice de l’effort de guerre et marquer leur influence.
En organisant un référendum, Massoud Barzani a eu l’audace, aussi bien vis-à-vis des 5 millions de Kurdes d’Irak que de ceux de ceux de Syrie (2 millions), de Turquie (15 millions) et d’Iran (6 millions), d’exprimer la volonté d’indépendance d’un peuple – une nation sans terre de quelque 30 millions d’individus – poursuivi par les malédictions de l’histoire. C’est un pari à hauts risques.
Face à ce geste de défi, la Turquie et l’Iran ont effectué un rapprochement inattendu alors qu’ils restent opposés en Syrie. Embarrassés, Washington et Moscou ou encore l’Europe essaient, de leur côté, de temporiser et d’éviter un nouveau conflit qui bousculerait leur agenda, alors que le combat contre Daech n’a pas encore trouvé son épilogue et que les alliances avec les acteurs régionaux sont loin d’être solides.

Tout est en place pour un nouveau conflit

La pression politique, économique et militaire est forte principalement dans la province pétrolière de Kirkouk, où l’armée irakienne, soutenue par les milices chiites armées par l’Iran, s’est massée sur des territoires qui ne font pas partie du Kurdistan mais que les Kurdes revendiquent car ils y sont majoritaires.
Kirkouk est considérée par les Kurdes comme leur Jérusalem. Elle est contrôlée par l’Union patriotique kurde (UPK), le mouvement rival du Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Massoud Barzani. Fondée en 1975 par Jalal Talabani, l’ancien président de l’Irak de 2005 à 2014, qui vient de décéder, l’UPK est issue d’une scission du PDK à l’époque de Moustapha Barzani, père de l’actuel président du GRK. Le PDK contrôle le nord du pays kurde autour de la ville d’Erbil, l’UPK contrôle le sud du Kurdistan autour de Souleymanié. Son représentant, Fouad Massoum, a accédé, en 2014, à la présidence purement honorifique de l’Irak confédéral qui a succédé, en 2005, au démantèlement de l’Irak baasiste où la communauté sunnite était prédominante.
La Turquie, qui a, durant toutes ces dernières années, entretenu d’intenses relations commerciales avec le gouvernement autonome kurde installé à Erbil, revendique historiquement les provinces de Kirkouk et de Mossoul. Elle estime en avoir été privée à la suite du partage de la région qui a suivi le démantèlement de l’empire ottoman après le premier conflit mondial. Sans vouloir modifier les frontières, Ankara s’est toujours accordé un droit de regard sur ces régions riches en pétrole où vivent des populations turkmènes.
Washington, qui apporte un soutien militaire et logistique aussi bien à l’armée irakienne qu’au Peshmergas de Barzani, exerce une forte pression pour éviter l’étincelle qui mettrait le feu aux poudres.
Après avoir arraché Mossoul à l’emprise de Daech, l’armée irakienne, encadrée par la coalition occidentale, est en train de reprendre les villes et les villages peuplés de musulmans sunnites conquis par l’organisation Etat islamique.
Plus à l’ouest, en Syrie, la coalition occidentale appuie les Forces démocratiques syriennes (FDS, composées majoritairement de Kurdes de Syrie) pour conquérir les provinces de Raqqa et Deir Ezzor, derniers fiefs du proto-Etat islamique sur les deux rives de l’Euphrate.
La situation se complique ici encore car l’armée syrienne, soutenue par Moscou et les milices armées par l’Iran, ont les mêmes objectifs.
De leur côté, les Kurdes de Syrie, regroupés au sein des YPG (Unités de protection du peuple kurde, une excroissance du PKK d’Abdullah Öcalan), se battent pour unifier les trois cantons kurdes du nord syrien en les libérant de l’emprise des islamistes et créer ce qu’ils appellent le Rojava (Kurdistan de l’ouest).
Dans le nord-ouest syrien, l’armée turque s’est déployée pour appuyer les combattants de l’Armée syrienne libre dans la région d’Idleb où sont massés un grand nombre de djihadistes qui s’y étaient repliés après la bataille d’Alep sous la protection d’Ankara et après un accord entre Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdoğan.
Ici encore, la principale préoccupation du président turc et de son armée est de contrôler les trois cantons kurdes du nord syrien frontaliers de la Turquie et d’empêcher la jonction avec le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) qui exerce une forte emprise politique et militaire sur les 15 millions de Kurdes vivant essentiellement au sud-est de la Turquie.

Les prolongements régionaux

Pour terminer ce tableau et sur un tout autre plan, la décision de Donald Trump de ne pas « certifier » l’accord sur le nucléaire iranien et de le soumettre au vote du Congrès américain – qui le rejettera très probablement – aura pour conséquence d’accroître la tension et l’instabilité dans la région et de rebattre les cartes. Les alliés de Washington les plus hostiles à l’influence croissante de l’Iran – Israël et Arabie saoudite principalement – en profiteront pour se repositionner dans le maelström proche-oriental, bousculé par le retour de Moscou sur la scène depuis 2015.
Quel rapport avec les Kurdes ? Aucun a priori. Sauf que tout ce qui peut affaiblir l’adversaire est toujours le bienvenu. Et puis, pour l’Arabie saoudite, un Kurdistan majoritairement musulman sunnite, qui se constituerait au détriment d’un Iran chiite contrôlant l’Irak et la Syrie, serait un allié de poids qui affaiblirait également la Turquie alliée du Qatar.
Pour Israël, qui a formé et armé les Peshmergas de Barzani depuis les années 1960 – il y a 150 000 Israéliens d’origine kurde –, le Kurdistan serait un allié de poids à la frontière avec l’Iran.

Un printemps kurde ?

Si l’on regarde en arrière, les quelque soixante à soixante-dix années qui ont succédé à la chute de l’empire ottoman et à la constitution d’Etats indépendants dans l’Orient arabe, on observe que la première génération a connu le panarabisme, la suivante le panislamisme. La génération actuelle – qui a fait les « printemps arabes » – n’a eu que des revendications strictement nationales. C’est un aspect de cette histoire qui n’a pas assez été souligné, les diverses analyses s’attachant à constater l’échec de ces expériences qui ont pour la plupart engendré un retour sanglant.
Un examen plus précis permet de constater que l’émergence de la lutte pour un Etat palestinien était au départ issue du nationalisme arabe – il faut rappeler que c’est Gamal Abdel Nasser qui a créé l’OLP avec l’ancien dirigeant de la Ligue arabe Ahmed Choukeiri – avant de devenir strictement palestinienne avec la génération qui s’est mobilisée autour de Yasser Arafat après la défaite de Nasser face à Israël et la conquête de Jérusalem en juin 1967.
Quarante ans plus tard, au Liban, ce qu’on a appelé le « printemps de Beyrouth » a eu pour effet, en avril 2005, le renvoi des troupes syriennes occupant le pays depuis 1976. En Tunisie, en Egypte, à Bahreïn, au Yémen, en Libye, en Syrie, ce sont, tout au long de l’année 2011, des revendications de liberté et de démocratie qui ont jeté la jeunesse dans la rue avant que les appareils politiques et les ingérences étrangères s’acharnent à casser le cours de l’histoire.
A cet égard, le retour de bâton des régimes autoritaires s’est fait parallèlement au développement de l’islamisme armé, l’un se nourrissant de l’autre. Après l’éclosion du printemps et la montée de la saison chaude, on est passé à l’hiver contre-révolutionnaire.
S’agissant des Kurdes, qui se battent depuis le milieu du XIXe siècle pour constituer un Etat indépendant, ils ont été trahis tour à tour par les promesses des Turcs (Mustapha Kemal), des puissances occidentales (les traités de Sèvres et de Lausanne, en 1920 et 1923), des Arabes (en Syrie et en Irak baasistes) et de l’Iran (le démantèlement sanglant de l’éphémère « République de Mahabad » sous le chah, en 1946, et l’assassinat de son leader historique Abdoul Rahmane Ghassemlou par les agents de Khomeyni, en 1989 à Vienne).
Le danger, à l’heure actuelle, est que cette volonté d’indépendance ne fasse à nouveau le jeu des puissances qui cherchent à l’instrumentaliser. Les Kurdes font face encore une fois à la malédiction de l’histoire.