La spécificité de la musique est de pouvoir tout exprimer sans rien dire. Or ce qui préoccupe les censeurs, c’est ce que l’on dit

Dans un entretien pour Boulevard-Extérieur et Sovietodyssée, l’historiographe Frans Lemaire explique le rôle de la musique dans la vie artistique et politique soviétique, les contraintes de la création sous un régime totalitaire et l’éclosion des nouvelles formes avant et après la Révolution de 1917. Frans Lemaire est l’auteur de plusieurs livres sur la musique russe :  La Musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques (Fayard, Paris, 1994) et Le destin russe et la musique, un siècle d’histoire de la Révolution à nos jours (Fayard, 2005).

Boulevard-Extérieur : Quelles étaient les conditions de la création sous le régime totalitaire soviétique ?

Frans Lemaire : Le choix pour les intellectuels, les artistes, les compositeurs ou interprètes, était de rester, au risque d’être persécuté, ou d’émigrer. Rester, cela signifiait « résister et vivre ». Beaucoup ont été réduits au silence. Sauf Chostakovitch dont la protestation a été progressive mais de plus en plus évidente.

Dans l’idéologie totalitaire, y a-t-il une spécificité de la musique par rapport aux autres activités artistiques ?

FL : La spécificité de la musique est de pouvoir tout exprimer sans rien dire. Or ce qui préoccupe les censeurs, c’est ce que l’on dit. Dans un régime totalitaire, les littéraires sont les plus exposés, pour les peintres. La musique est moins directement persécutée, sauf là où l’idéologie esthétique est forte, ce qui était le cas en Union Soviétique avec le réalisme socialiste. Mais le réalisme socialiste ça marche en peinture ou en littérature. En musique, c’est beaucoup plus difficile à définir. Donc on peut discuter sans fin sur ce qui est conforme ou pas conforme, seulement il y alors un troisième facteur qui intervient et qui à mon avis est essentiel dans l’histoire de la musique sous le régime soviétique, c’est la jalousie des collègues.

Pas seulement en musique …

FL : Non mais c’est tout de même plus spécifique en musique. Quand on ne peut pas démontrer que la musique n’est pas conforme à l’idéologie, comment fait-on pour se débarrasser d’un collègue ? On ne peut pas vraiment s’en débarrasser sur le plan musical, alors on l’attaque sur le plan idéologique. L’idéologie permet de faire du tort à un collègue. Ca s’est passé comme ça avec Chostakovitch. En plus des critiques du régime, il a été en butte aux attaques des autres qui prétendaient savoir ce qui est idéologiquement correct.

N’est-ce pas un paradoxe que parmi les six plus grands musiciens, ou les plus joués, du XXème siècle – si j’ai bien lu ce que vous avez écrit —, l’Union soviétique en ait produit trois ? C’est une forme de paradoxe pour un régime totalitaire, oppressif, qui contrôlait la création artistique.

FL : Je suppose que vous faites allusion à Stravinski, Prokofiev et Chostakovitch. Stravinski a quitté la Russie très tôt, avant même la Révolution. Restent Chostakovitch et Prokofiev. Prokofiev a fait un aller et retour. Mais d’un autre côté, je crois que l’argument important est que pour l’artiste, la contrainte peut être génératrice de forces créatrices. Il y a beaucoup d’artistes qui ont connu les contraintes, la musique peut-être précisément le moyen d’échapper aux contraintes. Comme d’une façon plus générale, on peut dire que le malheur inspire mieux le musicien que le bonheur. Les toutes grandes musiques sont souvent plus proches sinon du malheur du moins de l’insatisfaction ou de la douleur que de la joie. Les musiques joyeuses sont assez rares sauf dans la musique baroque évidemment… La contrainte n’est pas nécessairement destructrice du pouvoir créateur, même si elle détruit la vie de l’artiste.

Ces trois que vous citez, ils sont assez représentatifs de trois situations : l’un parti très tôt, l’autre resté tout le temps, et la manière dont il s’est arrangé avec le régime prête à discussion, et le troisième a fait des allers et retours entre l’URSS et l’Occident, pour son malheur personnel certainement mais pas forcément pour son malheur artistique…

FL :  Prokofiev est un cas très compliqué. Il y a 110 ou 120 opus de Prokofiev. Sur ce nombre, vingt-cinq n’ont pas marché comme un musicien l’espère : être créé rapidement, être applaudi, être bien reçu, etc. Sur ces 25 œuvres qui auraient été donc des échecs relatifs, vingt-deux ont été composées en Union Soviétique et seulement trois en Occident. C’est un démenti à la thèse officielle soviétique selon laquelle Prokofiev, grâce à son retour en Union soviétique, aurait retrouvé son pouvoir créateur, alors que celui-ci était stérilisé à l’étranger par le capitalisme. En URSS, il a beaucoup souffert, il en est pratiquement mort. Parce qu’il a été humilié d’une façon incroyable.

Comment a été défini le réalisme socialiste en musique ? Il y a eu beaucoup d’évolutions depuis la révolution…

FL : La musique a presque échappé aux contraintes jusqu’en 1948. L’Union des Compositeurs n’a pas été très active jusqu’après la guerre. Mis à part le débat autour de l’opéra de Chostakovitch Lady Macbeth du district de Mtsenk, on peut dire que les musiciens ont été pratiquement libres. On ne sait pas toujours qu’il y avait eu 177 représentations de Lady Macbeth pendant deux ans avant l’intervention de Staline. Donc ce n’est pas du tout un opéra censuré ou condamné par le régime avant sa mise en cause, au moment où une troisième production est montée au Bolchoï en 1936. C’était même un cas assez unique dans l’histoire de l’opéra contemporain : une œuvre jouée sur trois scènes différentes en même temps. Ce n’est pas tout à fait dans le même schéma idéologique que la condamnation de 1948. En 1948, Andreï Jdanov fait un discours au Kremlin et évidemment l’organisme responsable de la musique, l’Union des Compositeurs, est obligé de discuter du discours. Un grand débat est organisé au mois d’avril pour confirmer l’accusation contre Chostakovitch, qui a d’ailleurs déjà fait l’objet d’un décret du Comité Central. C’est tout à fait différent de l’épisode de 1936.

Et au fond, l’histoire de l’Union des Compositeurs commence réellement en 1948. A ce moment-là, la définition du réalisme socialiste, c’est ce que l’Union des Compositeurs pense d’une œuvre. Les nouvelles œuvres, surtout symphoniques, qui exigent un grand orchestre, sont d’abord jouées au piano à quatre mains devant les dirigeants de l’Union pour être approuvées. C’est ainsi qu’il y a par exemple un enregistrement de la dixième symphonie de Chostakovitch jouée à quatre mains par Chostakovitch et son ami Julius Wender. Après on décidait si l’œuvre était conforme ou pas. Selon quels critères, je ne sais pas mais c’était la Commission qui décidait. C’est comme ça que cela fonctionnait.

Peut-on parler d’utilité en musique de la même manière que le régime a voulu instrumentaliser la littérature et peut-être même la peinture ? Pour donner de l’énergie et de l’enthousiasme. A quoi servait au régime la musique asservie ?

FL : Au début, cet aspect a certainement joué un grand rôle. C’était une doctrine des chants de masse, le genre spécifique, disons d’embrigadement de la musique pour l’idéologie sociale ou socialiste. Dans les années 1920, il y a eu aussi des mouvements de musiciens qui s’appelaient prolétaires. Et le mouvement du Proletkult. Tout ça allait dans ce sens-là : mobiliser pour la construction socialiste. Mais c’est évidemment plus compliqué pour la musique que pour Tatline, par exemple, de faire une grande tour que tout le monde peut voir et comprendre.

Mais il s’agit plus de musique populaire que d’opéras ou de symphonies…

FL : L’opéra était mobilisé aussi. Les premiers opéras avaient des livrets avec des histoires tout à fait édifiantes. Mais là, au fond, c’est de la littérature mise en musique. Les premiers ballets de Chostakovitch sont de la même veine. L’Age d’or c’est au fond une histoire de Société des nations ; le Boulon est une histoire un peu plus ambigüe parce que c’est une histoire de sabotage dans les usines, à l’époque où ce thème était très à la mode. Oui, il y a une mobilisation idéologique mais ce sont des thèmes littéraires qui sont mis dans des ballets ou dans des opéras.

Pour les musiciens, l’opéra est un des sommets de la composition alors que la musique de film est ce qu’on leur donne à faire quand on ne veut pas de leur création…

FL : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. En Union soviétique, la musique de film était vraiment un grand genre musical. Mais il est exact que la musique de film a été très alimentaire. C’était très bien payé et beaucoup moins soumis à la vigilance de l’Union des compositeurs. Si bien que Alfred Schnittke par exemple, m’a raconté que grâce à la musique de film, il disposait d’un grand orchestre complet où il pouvait tester, essayer des formes musicales ou des orchestrations, ce qu’il n’aurait pas pu faire via l’Union des compositeurs. Mais il faut tenir compte d’une chose : dans l’univers soviétique, le genre musical le plus important, la grand messe, c’est la symphonie, la grand messe pour soulever l’enthousiasme des foules. Les difficultés de Chostakovitch proviennent en partie du fait que certaines de ses symphonies ne se terminent pas dans le triomphalisme, en particulier la huitième et la neuvième, qui sont les deux dernières symphonies de guerre au moment où la victoire est proche ou acquise, et on ne comprend pas qu’il fasse des symphonies qui ne se terminent pas dans l’enthousiasme.

Pourquoi la symphonie joue-t-elle ce rôle particulier dans la tradition russe ?

FL : Si l’on veut faire de l’interprétation musicologique, je crois qu’il faut se référer à l’influence allemande de même qu’au XVIIIème l’opéra russe a été influencé par l’Italie. Le début de la symphonie russe est copié de la symphonie allemande. Les symphonies de Tchaïkovski sont des traductions russes de symphonies allemandes.

Au moment de la perestroïka, il semble que beaucoup de compositeurs qui pouvaient enfin être joués à l’étranger, l’ont été en Allemagne plus qu’ailleurs, au festival de Duisbourg par exemple…

FL : Le festival de Duisbourg était tout à fait ambigu. Il était patronné par Khrennikov [président de l’Union des compositeurs]. Dans le programme du festival, le premier texte est un texte de Khrennikov, alors qu’on y jouait tous les compositeurs qu’il avait pourchassés ! Mais dans l’hypocrisie, c’était un spécialiste.

La Russie du début du XXème siècle a produit des courants esthétiques qui marquent la modernité. C’est vraiment un terreau pour la suite ? Quels sont les fruits de ce terrain-là ?

FL : Pour la suite je ne suis pas très sûr. C’est plutôt un mouvement qui a eu lieu soudainement. La comparaison n’est pas très bonne mais j’ai tendance un peu à comparer ça aux surréalistes. Aujourd’hui, ça fait plutôt archéologique. On ne peut pas dire que ça a eu un si grand impact. Peut-être que le surréalisme belge a eu plus d’impact que le surréalisme français parce qu’il survit tout de même avec des noms comme Magritte. Je crois que ce phénomène russe était très intéressant mais a été très vite coupé. Il était protégé par Lounatcharski, mais Lounartcharski a été très vite déboulonné.

Au moment de la pérestroïka, il y a un renouveau de l’intérêt pour la religion, dans la peinture, la musique. Comment l’expliquez-vous ?

FL : Je crois qu’il faut interpréter ça comme l’âme russe comme on dit – moi je ne sais pas ce que l’âme veut dire, mais enfin on comprend plus ou moins ce qu’on veut dire par l’âme russe… Il y a quand même cette religiosité, le retour actuel plus qu’inquiétant du pouvoir de l’Eglise orthodoxe le montre bien. Le succès populaire montre aussi qu’il y a une religiosité fondamentale qui n’a pas été effacée, qui a été simplement tue ou cachée. Il y a cette phrase de Nietzsche de 1870, qui dit après qu’il a entendu la Passion selon Saint Matthieu de Bach : « quiconque a désappris le christianisme croit entendre ici un nouvel Evangile ». Ce thème du désapprentissage du christianisme est important quelque soit le niveau de la foi. Ce n’est plus du tout le même christianisme mais finalement dans ce christianisme-là, l’art est vraiment la meilleure part qui survit, qui résiste au jugement de l’histoire, parce qu’évidemment l’histoire du christianisme n’est pas aussi belle qu’on voudrait parfois nous le faire croire.

 

Propos recueillis par Boulevard-Exterieur