L’Allemagne après les élections – une course contre la montre

Les conservateurs chrétiens-démocrates ont remporté les élections du 23 février en Allemagne. Sans majorité absolue et ayant exclu d’avance tout alliance avec l’extrême droite, ils vont devoir former une coalition de gouvernement avec leurs adversaires traditionnels, les sociaux-démocrates, leurs prédécesseurs à la tête de la coalition tricolore au pouvoir.
Endettement, migrations, les problèmes ne manquent pas, mais l’union est urgente.
Analyse de Detlef Puhl pour Boulevard Extérieur.

Olaf Scholz et Friedrich Merz le 9 février lors d’un débat télévisé
AY NIETFELD / DPA / AFP

Il faut faire vite. Après une campagne électorale d’hiver, brève et controversée, les „petits“ gagnants, les chrétiens-démocrates (CDU) et leurs frères bavarois (CSU), sont obligés de former un nouveau gouvernement avec les grands perdants, les sociaux-démocrates (SPD) du chancelier sortant, Olaf Scholz. C’est inévitable, si les grands gagnants, l’extrême droite de l’AfD, doivent rester écartés du pouvoir.

Aider l’Ukraine

La situation internationale presse. Après ce qu’on pourrait appeler le „renversement des alliances“ du nouveau président des USA, Donald Trump, les efforts des Européens pour continuer, voire augmenter leur soutien à l’Ukraine attaquée ne peuvent réussir sans une contribution active de l’Allemagne. Celle-ci, jusqu’à ce jour, se félicite d’être le plus grand contributeur européen au soutien pour l’Ukraine, mais faute d’un pouvoir politique fort et stable, elle ne joue qu’un rôle secondaire dans les activités diplomatiques en cours. Il faut donc faire vite pour que l’Allemagne puisse arriver à la hauteur de ses partenaires européens : il faut faire vite pour former le nouveau gouvernement.

Et ils font vite. Huit jours seulement après le jour du scrutin, avant même que les vraies négociations pour une coalition de gouvernement aient commencé, les chefs de la CDU, de la CSU et du SPD se sont mis d’accord sur un immense programme d’investissements. Le 13 mars, les partis du futur gouvernement ont commencé leurs négociations pour un contrat de coalition. Et le 18 mars, ils ont, avec les Verts, fait voter, par la majorité des deux tiers requise de l’ancien Bundestag, un changement de la Constitution qui était nécesssaire pour permettre le financement de ce programme. Le vote par le Bundesrat, la chambre des länder, va suivre le 21 mars. Les Chrétiens-démocrates, qui avaient fait campagne pour un “tournant” dans la politique du pays, et les Sociaux-démocrates, qui mettaient en avant leur succès et leur expérience d’une bonne gouvernance, sont vite arrivés à constater qu’il ne leur est pas permis de traîner.

Relancer l’économie allemande et assurer la défense de l’Europe

L’accord sur le programme d’investissement prévoit des crédits supplémentaires de 500 milliards € sur dix ans pour des investissements dans l’infrastructure et des crédits supplémentaires sans limite pour la défense. Le budget de la défense sera désormais exempté du fameux „frein à l’endettement“. Ceci, dit le chef de la CSU, Markus Söder, est „un signal fort à nos adversaires internes et externes“. Ce „frein à l’endettement“ a finalement été modifié raidement. Le groupe du futur chancelier Friedrich Merz a donc fait volte-face, car, dans sa campagne électorale, il avait toujours exclu tout changement en la matière. Maintenant, c’est chose faite.

La dégradation rapide de la situation internationale due au comportement du président Trump n’a pas laissé le choix. Pour une raison avant tout : la menace d’un arrêt des aides militaires américaines à l’Ukraine pour se défendre contre l’agresseur russe demande une augmentation rapide des aides européennes. Le président Macron et le premier ministre britannique, M.Starmer, ont pris l’initiative aussitôt, et il est déjà certain que des sommes considérables vont être nécessaires. Ceci a immédiatement placé les négociateurs à Berlin face à la question épineuse des crédits supplémentaires nécessaires, qui dépasseraient de loin les règles allemandes du financement de l’Etat si l’on doit respecter le fameux „frein à l’endettement“ inscrit dans la Constitution.

Le "frein à l’endettement" et la Constitution, l’ancien et le nouveau Parlement

Pour le changer, il fallait une majorité des deux tiers des membres du Parlement allemand. Or, dans le nouveau Bundestag élu le 23 février, les partis démocratiques traditionnels ne disposent plus de cette majorité. L’extrême droite de l’AfD, qui a doublé le nombre de ses députés, et l’extrême gauche du parti „La Gauche“, elle aussi renforcée, dépassent à eux deux le nombre d’un tiers des députés ; et les deux refusent toute augmentation de livraison d’armes à l’Ukraine. Un changement de la Constitution par le nouveau Bundestag sera donc impossible.

M. Merz et le SPD ont donc proposé de faire voter sans attendre ce changement de la Constitution par le Bundestag toujours en place, tant que cela est encore possible. Le nouveau Bundestag ne se constituera en effet que le 25 mars et jusque là, l’ancien est toujours en charge. Des sessions extraordinaires avaient été convoquée pour le 13 et le 18 mars pour faire passer la loi en question. Le Conseil Constitutionnel, saisi par les opposants, ne s’y est pas opposé.

La session extraordinaire du 13 mars s’est ouverte avec une autre inconnue. L’appui des Verts, membres de la coalition sortante avec le SPD et les Libéraux, était nécessaire pour atteindre l’objectif des deux tiers. Ils avaient réclamé d’être consultés, ce qui n’a pas été le cas dans les négociations préliminaires. Finalement, ils ont obtenu des modifications pour préciser que ces investissements s’appliquent à des programmes supplémentaires, surtout en matière du changement climatique et d’une sécurité globale, non pas seulement militaire. Contrairement aux Libéraux, ils avaient été toujours favorables à des investissements supplémentaires sous conditions. Ils avaient refusé à avaler tout simplement ce que les autres ont mis sur le papier.

Accord de principe mais le chemin sera difficile

Le pré-accord sur le financement de la politique des prochaines années a permis au chancelier sortant, Olaf Scholz, de faire valoir lors du Conseil européen réuni d’urgence le 6 mars dernier à Bruxelles que l’Allemagne sera prête à prendre sa part au renforcement des efforts pour continuer à soutenir l’Ukraine attaquée par la Russie et combler une partie du trou que l’arrêt du soutien américain va laisser. Ne pas faire ces efforts serait irresponsable, mais jusqu’où ils doivent aller, personne ne le sait à ce stade. L’accord au Conseil européen est toujours un accord de principe dont les détails restent encore à être adoptés.

Malgré ce premier accord, les négociations sur le futur contrat de coalition ne seront quand-même pas faciles. Friedrich Merz, le chef de la CDU, n’a pas le choix. S’il veut exclure une coalition avec l’AfD, avec laquelle il aurait une majorité au nouveau Bundestag, il doit gouverner avec le parti d’un chancelier sortant dont il a pourtant dit maintes fois qu‘ “il ne sait pas faire“, affirmant qu’il allait ”en terminer avec la politique pour les dingues de gauche et des Verts”. Le SPD de son côté n’a pas arrêté de mettre en question la qualification personnelle de Friedrich Merz à gouverner le pays, lui reprochant de n’avoir jamais géré un gouvernement à quelque niveau que ce soit. Il n’a pas arrêté non plus de soupçonner M. Merz de se faire élire avec les voix de l‘AfD. Bref, entre les leaders des deux partis qui sont obligés de se préparer à gouverner ensemble, il existe une méfiance qui va bien au delà des simples considérations tactiques électorales. Il faut donc, dans une situation que ni l’un ni l’autre n‘ont choisi, créer une nouvelle confiance.

Avec l’accord sur les dettes, un premier pas est fait. Mais en même temps, cet accord sème le doute à l’intérieur du parti du futur chancelier. Car, contrairement à ses propos pendant la campagne électorale, M. Merz a cédé vite aux demandes du SPD concernant les modifications du „frein à l’endettement“. En contrepartie il peut prétendre avoir obtenu un accord avec le SPD sur le „tournant en politique de migration“ qu’il avait annoncé. Après plusieurs attentats dans plusieurs villes, commis par des immigrés ou bien des réfugiés, il avait proposé de changer le cap, „sans compromis“. Entre autres : rétablir des contrôles généralisés permanents à toutes les frontières terrestres et refouler immédiatement celles et ceux qui n’ont pas d’autorisation d’entrer dans le pays ; mettre en arrêt tous les étrangers qui sont obligés de quitter le pays mais qui n’ont pas encore pu être expulsés. A quelques jours des élections, M. Merz avait soumis ses propositions au Bundestag sous forme d’une résolution et demandé au SPD de la soutenir, sans toucher au texte. Le SPD a refusé, mais la résolution avait quand-même été adoptée le 29 janvier avec les votes de l’AfD. A ce moment, pour le SPD, M. Merz avait passé une ligne rouge et l’AfD proclamait que désormais il était clair que la CDU ne pouvait réaliser son programme qu’avec l’AfD.

Le problème des migrations

Les deux partis du prochain gouvernement semblent pourtant avoir trouvé un accord sur les possibilités de refoulement des immigrés irréguliers aux frontières. Mais ils ont décidé également que cela se ferait dans un cadre européen et en accord avec les pays voisins. Or l’Autriche, par exemple, a déjà fait savoir qu’elle ne l’accepterait pas. Il reste donc à savoir comment cet accord peut fonctionner en pratique.

La question compliquée de la migration, où les catégories de demandeurs d’asile (politique), de réfugiés (de guerre) et de migrants irréguliers sont constamment confondues, est discutée dans un contexte idéologique (AfD : “Quand nous serons au pouvoir nous allons fermer toutes les frontières”) et non pas dans l’objectif de trouver un accord pour résoudre des problèmes qui existent. Les débats sont réduits à des reproches ; le reproche aux uns de ne rien faire pour mettre fin aux crimes des étrangers et le reproche aux autres de faire cause commune avec les fascistes. Malheureusement, les problèmes de la migration vont persister. Etant donné les divergences profondes des deux partis, l’angoisse et le vent de xénophobie qui se sont développés dans la population, ce sera une matière extrêmement difficile à régler. Est-ce qu’ils vont arriver à rendre leur accord applicable ? Rien n’est moins sûr. Le SPD a refusé encore une fois de rétablir les contrôles aux frontières en permanence, en particulier à un moment où la solidarité et l’unité européenne sont plus nécessaires que jamais. Et la CDU déclare que sans le „tournant” dans la politique de migration, comme elle a été formulée par M. Merz, il n’y aura pas de coalition.

Ce sera également un problème à l’intérieur du camp politique de M. Merz, car M. Merz et la CSU ont, depuis 2015, combattu la politique de migration de Mme Merkel. M. Horst Seehofer, le prédécesseur de M. Söder, le ministre-président et Bavière, à la tête de la CSU, avait qualifié la politique de l’ancienne chancelière de „mère de tous les problèmes“. Au moment où le futur chancelier prend sa revanche sur Mme Merkel, qui l’avait écarté de la direction de la CDU, il aura des problèmes à faire demi-tour et continuer la politique qu’elle avait poursuivi avec le SPD. M. Söder entend bien aussi faire entendre sa voix. Même s’il entend continuer à gouverner la Bavière à Münich, il a déjà fait savoir qu’il comptait bien faire partie de la direction du pays, puisqu’il occupera sa place dans le „comité de coalition“ qui sera établi avec les chefs des partis.

Une coalition nécessaire

Reste que les deux principaux négociateurs, Friedrich Merz et le président du SPD Lars Klingbeil, semblent avoir trouvé une manière de collaborer qui paraît être utile. CDU/CSU et SPD sont bien d’accord qu’une relance de l’économie est une nécessité absolue. Le programme ambitieux de transformation écologique de l’économie, lancé par la „coalition tricolore“ en 2022, freiné par les retombées de la guerre de la Russie, n’a rien perdu de son actualité. Mais il coûte cher, très cher. Il faut donc une économie en croissance qui puisse générer les budgets nécessaires. Après trois ans de récession, l’économie allemande a perdu dans tous les domaines : croissance, compétitivité, modernisation des structures. S’il peut voir le jour, le grand programme d’investissements, décidé après consultation avec un groupe des meilleurs experts de la science économique, va sans doute être utile. Les différences d’approche des conservateurs et des sociaux-démocrates sur le rôle de l’Etat dans l’affaire, sur le principe d’une politique industrielle, sur le rôle du marché, ne vont pas disparaître ; surtout pas quand il s’agit de grosses sommes d’argent qui doivent être distribuées. Mais le fait que ces mêmes différences n’aient pas été adressées au sein de la coalition sortante de M. Scholz, où les libéraux du FDP ont joué le rôle de gardien des principes stricts du marché, a largement contribué à l’échec de ce gouvernement. Et la perspective des guerres commerciales que le président Trump a commencé à lancer un peu partout ne va pas rendre la tâche plus facile pour ceux qui vont prendre la tête du pays avec le nouveau chancelier.

Les équipes qui dirigent la politique en Allemagne ont besoin d’être reconstituées : Qui va occuper des postes au gouvernement ? Qui des ministres du SPD va continuer après sa défaite sanglante aux élections ? Quel rôle vont jouer les Verts dans l’opposition et avec qui ? Ses deux têtes d’affiche, Mme Baerbock et M. Habeck, ont annoncé se retirer de la „ligne de front“. Quel rôle le parti de Gauche, qui vient de remporter un succès inattendu, va pouvoir jouer dans le nouveau Bundestag avec ses 8% de voix ? Et finalement, comment l’AfD va-t-elle jouer en tant que premier groupe d’opposition ? Est-ce qu’elle va se civiliser, se „dédiaboliser“ comme l’a fait le Rassemblement National en France ? Ou est-ce que, au contraire, elle va se radicaliser davantage pour s’attaquer aux conservateurs dans l’espoir d’accéder au pouvoir en 2029 ?

Il y a ceux qui disent : Les partis démocratiques ont encore quatre
ans pour bien faire. Et s’ils ne réussissent pas ? La question reste ouverte.