La transition politique, enjeu de la bataille de Syrie

Cinquante-neuf missiles de croisière tirés de bâtiments américains croisant en Méditerranée ont touché la base militaire syrienne de Shayrat, près de la ville de Homs, dans la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 avril. La décision a été prise par Donald Trump à la vue des photos d’enfants gazés dans le village de Khan Cheikhoun, dans la province d’Idlib, après un raid de l’aviation de Bachar el-Assad. Tenté par un retrait qui aurait laissé les mains libres à Vladimir Poutine pour tenter de trouver une issue à la guerre en Syrie, le président américain a changé d’avis et a décidé de revenir en force dans le conflit. De son côté, Israël a mis en alerte ses troupes sur le Golan.

La base militaire de Shayrat après le raid américain
Mikhail Voskresenskiy/Sputnik

L’attaque chimique au gaz sarin contre la population du village de Khan Cheikhoun par l’aviation syrienne, le mardi 4 avril dans la province d’Idlib, au nord-ouest de la Syrie, a été minutieusement préparée par le régime de Bachar el-Assad. La veille, le principal hôpital de la région, celui de Maarat al-Nouman, avait été mis hors service par un raid aérien, alors que cet établissement comprenait une unité spécialisée dans les soins aux victimes d’attaques à l’arme chimique.
Acculé à négocier avec l’opposition par son parrain russe qui joue sa crédibilité internationale, le dictateur syrien est également menacé par les nombreux groupes militaires présents dans la province d’Idlib à la suite de leur repli d’Alep après leur défaite en décembre 2016. La pression militaire des principaux groupes armés d’opposition s’exerce à la fois sur la région côtière, fief du régime, et la région centrale qui comprend les villes de Hama et de Homs.
La décision du président des Etats-Unis, Donald Trump, de détruire, par une salve de 59 missiles de croisière Tomahawk, la base aérienne de l’armée syrienne de Shayrat, dont est partie l’attaque chimique, a pris de court le régime syrien ainsi que ses alliés russe et iranien.

Un avertissement à Moscou

Cette riposte contraste avec l’inaction de son prédécesseur, Barack Obama, en août 2013 après l’attaque chimique de la plaine de la Ghouta en banlieue sud de Damas, qui avait fait plus d’un millier de victimes. Elle constitue un avertissement au pouvoir russe qui avait pris alors, avec l’accord de Washington, l’engagement d’éliminer tout le stock d’armes chimiques accumulé par le régime syrien.
La base aérienne de Shayrat détruite par les missiles américains s’était déjà illustrée le 17 mars lorsque l’aviation israélienne avait attaqué une base du Hezbollah située dans la province de Homs à proximité de Shayrat et avait subi la riposte d’un missile sol-air syrien avec l’aval probable du Kremlin (voir notre article du 3 avril https://www.boulevard-exterieur.com/Mise-en-garde-israelienne-contre-l-Iran-et-ses-allies.html] »).
La montée des pressions, principalement sur l’Iran et ses alliés, s’est également illustrée récemment au Liban. Le Hezbollah a mobilisé ses miliciens dans son fief de la banlieue sud de Beyrouth où la crainte d’une opération israélienne a circulé dans la capitale libanaise.
La diplomatie russe, qui a éprouvé de grandes difficultés pour réunir ses nouveaux alliés de circonstance turc et iranien afin de parrainer un compromis acceptable par Damas, se trouve, avec l’attaque du 7 avril, lâchée par Washington avant même de pouvoir entamer des négociations avec une opposition que Bachar el-Assad qualifie de « terroriste ».
La coalition entre la Russie, l’Iran et la Syrie a cependant fait bloc contre ce qu’elle considère comme une violation du droit international et une agression contre un pays souverain sans l’aval des Nations unies. Un système de défense classique qui n’offre aucune possibilité d’ouverture. Le représentant russe a demandé immédiatement une réunion du Conseil de sécurité où il avait été mis en difficulté, la veille, à la suite du bombardement au gaz sarin de Khan Cheikhoun.

Clivages politiques régionaux

Donald Trump s’est dit profondément choqué par la mort de civils, principalement par celle d’enfants. On le serait à moins. L’administration américaine est en train de se mettre en place et de construire une politique étrangère, notamment sur le Proche-Orient, qui contraste avec les improvisations voire les foucades qui avaient caractérisé la campagne du candidat républicain et les premières semaines de son installation à la Maison Blanche, sur fond de divergences entre ses conseillers.
Le président a reçu tour à tour le prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammed ben Nayef ben Abdelaziz al Saoud, le maréchal Abdel Fattah al Sissi, président de la République arabe d’Egypte, et le roi Abdallah II de Jordanie. Ce dernier était d’ailleurs à la Maison Blanche quand le président américain a annoncé son intention de ne pas rester les bras croisés devant l’attaque chimique du 4 avril, avant d’annoncer la riposte quelques heures plus tard alors qu’il recevait le président chinois Xi Jinping.
On prête à l’administration américaine l’intention de constituer une sorte d’OTAN arabe qui s’appuierait sur les monarchies arabes du Golfe, sur l’Egypte et la Jordanie pour combattre l’intégrisme islamiste armé, faire pièce à l’Iran et faciliter des négociations avec Israël sur le dossier palestinien. Il faut souligner à cet égard que le dernier sommet arabe, qui a eu lieu le 29 mars à Amman (Jordanie) a adopté des résolutions très consensuelles sur ces dossiers.
Dans le camp opposé, ce n’est plus Israël mais l’Iran et sa politique expansionniste en Irak, en Syrie, au Liban et au Yémen, qui font débat dans le camp arabe pro-occidental.
Si en Irak Washington combat l’organisation Etat islamique Daech aux côtés de l’armée irakienne alliée de l’Iran, en Syrie les quelques centaines de conseillers militaires américains encadrent les combattants kurdes et arabes qui s’opposent à la fois à Daech et au régime de Bachar el-Assad et à son parrain iranien.
Washington cherche en tout cas des points de convergence avec Moscou sur le dossier syrien. Un éventuel rapprochement passe par l’affaiblissement de l’omniprésence de l’Iran et de ses alliés du Hezbollah en Syrie. Cet affaiblissement arrangerait autant Israël que les monarchies arabes du Golfe, alliés indéfectibles des Etats-Unis. Il n’est pas acquis que l’élection présidentielle du 19 mai en Iran réduise la forte influence des radicaux qui pèsent lourdement sur la politique régionale de Téhéran même si l’actuel président Hassan Rohani, homme du sérail qui prône les réformes et l’ouverture sur l’Occident, est reconduit dans ses fonctions.

Fuite en avant

Une importante réunion des bailleurs de fonds a eu lieu le mardi 4 et le mercredi 5 avril à Bruxelles. On a évalué à plus de 200 milliards d’euros le coût de la reconstruction de la Syrie. Ce sont les Européens et les monarchies du Golfe qui seront principalement sollicités. Cette réunion fait suite à celle qui a réuni à Londres en février 2016 les institutions multilatérales (Banque mondiale, agences de l’ONU, etc.).
Ces deux importantes réunions se sont imposées alors que l’Europe et les pays frontaliers de la Syrie (Turquie, Jordanie, Liban) sont menacés dans leur stabilité par l’afflux de plusieurs millions de réfugiés syriens.
Il n’y aura pas de processus de reconstruction sans accord sur une transition politique qui passe par le départ du dictateur syrien responsable de crimes contre sa propre population, de la destruction de son pays et de l’exode de plus de dix millions de ses concitoyens. Assad l’a bien compris qui continue sa politique de fuite en avant, entraînant avec lui ses alliés russe et iranien.
Le raid américain doit être compris dans cette optique. Les agendas politiques des principaux acteurs concernés étant divergents voire contradictoires, cette phase de la guerre en Syrie est potentiellement explosive, porteuse d’une généralisation du conflit, à la merci d’un incident aux conséquences incalculables.