Le contrat social chinois en péril

La domination politique du Parti communiste chinois a historiquement reposé sur trois piliers successifs : le nationalisme anti-impérialiste, le mao-communisme et la prospérité matérielle. La crise sanitaire sape ce troisième pilier : pâtissant d’une croissance en berne (1,2% selon le FMI) pour 2020, le pouvoir chinois risque d’être poussé à retremper sa légitimité politique dans la fierté nationale la plus chauvine. Pour la Chine, le COVID-19 peut constituer un tournant politique majeur.

Xi Jinping en janvier 2018
China Growth and Development Project By Dhravid Kumar (vidéo)

Depuis la création de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949, le Parti communiste chinois a passé un contrat implicite avec la population. En échange de l’obéissance politique, le PCC a successivement donné aux Chinois des garanties contre la contestation de l’autorité de l’État, la domination étrangère et la pauvreté. Mais la crise du COVID-19 remet en cause ce pacte politique fondamental. Dans les régimes autoritaires, le consentement politique est présumé plutôt que recueilli. Il est trop risqué, pour le pouvoir de Xi Jinping, de retremper sa légitimité dans des élections libres. Il lui reste en conséquence à jouer sur la fibre nationaliste y compris dans ses expressions agressives. La période qui s’ouvre sera décisive pour la Chine, prise entre la volonté de se poser en puissance médicale exemplaire et le souhait de s’imposer dans les luttes régionales et mondiales sur un mode agressif.

La fin du mao-communisme comme source de légitimité historique

Depuis longtemps, le communisme et sa version nationale, le maoïsme, ont cessé d’être une source de légitimité pour le pouvoir du PCC. Depuis la Révolution culturelle de 1966-1976, le maoïsme révolutionnaire est implicitement discrédité en raison de l’affaiblissement politique et économique qu’il a causé dans la population chinoise. L’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping en 1978 a entrainé une série de réformes économiques rompant avec le mao-communisme et érigeant un « capitalisme rouge » préservant la Chine à la fois de la pauvreté matérielle et de la décadence politique causée en URSS par la Perestroïka. L’accroissement des inégalités économiques a alors sérieusement ébranlé le maoïsme officiel.
Après la répression des mouvements démocratiques de la Place Tiananmen, le 4 juin 1989, le PCC a définitivement abandonné l’idée d’une légitimation de son pouvoir par le maoïsme. Les héritiers de Deng ont refondé le contrat social sans changer de régime : l’unité nationale reposerait sur l’obéissance politique sans faille en échange de la prospérité économique. Aujourd’hui, face à la crise du COVID-19, la légitimité idéologique ne peut servir de pilier au pouvoir chinois : la population est devenue indifférente au récit collectif communiste et tolère largement les inégalités.

Les limites de l’unité nationale

En 1949, le PCC a offert aux Chinois ce dont ils avaient été privés depuis le milieu du 19e siècle : une souveraineté incontestée et une unité territoriale réelle, autrement dit un État efficace dans l’établissement du monopole de la violence légitime. La RPC a en effet clos le siècle de fragmentation du territoire chinois : les « traités inégaux » des années 1840-1850 avaient concédé aux puissances occidentales des territoires sur les côtes chinoises ; les invasions russes puis japonaises avaient prolongé ce délitement durant le 20e siècle ; mais surtout les guerres civiles avaient laissé des territoires entiers échapper au pouvoir central, soumis à des potentats locaux ou à des seigneurs de la guerre.
Pour les Chinois, la supériorité du PCC sur le Guomintang a été son succès dans le rétablissement de l’unité étatique, comme le montre Lucien Bianco dans Les Origines de la révolution chinoise. Or, aujourd’hui, l’unité est mise à mal par la crise du COVID-19 : en effet, les rapports entre le centre pékinois et les provinces ont connu un surcroît de tension. Loin d’être inconditionnellement soumises au PCC central, les provinces ont mené leurs propres politiques et les gouverneurs locaux ont constitué leurs propres clientèles politiques à la faveur des décennies de croissance économique soutenue. Formellement, la RPC est centralisée mais en réalité le contrôle de Pékin, y compris sanitaire, est difficile.
L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, lors du XVIIIe congrès du PCC le 14 novembre 2012, a lancé un mouvement de recentralisation du pouvoir. L’arrestation avant ce congrès du rival de Xi Jinping, le chef du parti à Chongqin Bo Xilai, a montré à quel point le nouveau pouvoir essaierait de reprendre le contrôle sur les provinces. De même, la campagne anti-corruption en cours depuis 2013 sert à limoger régulièrement les responsables politiques locaux les moins soumis au pouvoir central et à l’équipe dirigeante. Cela a été souligné dès le début de l’ère Xi par François Godement dans Que veut la Chine ? Mais le rétablissement de l’unité politique est désormais un thème peu mobilisateur pour la population chinoise. Là encore, ce pilier est trop faible pour préserver le contrat social implicite en temps de crise.

La fin de la haute croissance

La crise du COVID-19 remet aussi en cause le pilier devenu essentiel du pacte politique proposé aux Chinois par le PCC. En effet, la croissance économique a pris le relais des sources traditionnelles de légitimité du système politique. En développant ses industries textiles, mécaniques, chimiques puis électroniques dans les années 80 et 90 sur ses côtes, la Chine a réussi à enchainer des années de décollage économique : durant la décennie 1980, son PIB a régulièrement connu des pics supérieurs à 10% de croissance et, durant la décennie 1990, elle a maintenu une croissance annuelle supérieure à 8%. L’usine du monde entre à l’OMC en 2001 et acquiert une position dominante dans les grands équilibres économiques et financiers mondiaux. Elle a ainsi résisté aux crises économiques de 1998-99 puis de 2008-09 en garantissant malgré tout une progression de sa prospérité matérielle à sa population. Ces années-là, la croissance chinoise a réussi à demeurer au-dessus de 8%.
Pour la population, la croissance économique a eu un impact massif et rapide : plus d’un demi-milliard de Chinois sont sortis de la pauvreté en une génération. Et la fierté nationale s’est transférée : la RCP ne s’enorgueillit plus d’être l’avant-garde de la révolution maoïste mais de supplanter bientôt les Etats-Unis à la place de première économie mondiale.
Aujourd’hui, en raison de la crise sanitaire, la croissance s’essouffle, y compris comme ciment politique. Déjà relativement décevante en 2019 à +6,1%, la croissance est aujourd’hui estimée par le FMI à +1,2% pour 2020. Bien des économistes considèrent même que c’est une contraction du PIB qui surviendra en 2020 pour l’économie chinoise. Cela mettra à mal le troc obéissance contre prospérité. Bien entendu, un fort rebond est anticipé pour 2021 par les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale) à +9% du PIB chinois. Toutefois, le défi économique reste immense pour la Chine : la fenêtre d’opportunité démographique chinoise se refermera sous peu car la proportion des inactifs dans la population va considérablement croître par l’effet combiné du vieillissement de la population et de la faiblesse de la natalité.
Pour 2020, les ravages politiques intérieurs d’une année sans croissance sont encore incalculables. D’où la nécessité de renforcer le dernier pilier du pacte politique actuel : le nationalisme dans sa version la plus chauvine.

Le retour du nationalisme chauvin ?

Face à une telle remise en cause du système politique général, le PCC ne dispose plus que d’un levier efficace de légitimation de son hégémonie politique : la fierté nationale. L’arrivée de XI Jinping au pouvoir a avivé le chauvinisme han à l’intérieur (contre les Tibétains, les Ouïgours et Hongkong) et à l’extérieur (contre Taïwan, le Japon, les États-Unis). Toute la question est aujourd’hui de savoir comment Xi compte user de ce nationalisme exacerbé pour la sortie de crise.
Depuis le début de la crise sanitaire, la République populaire de Chine essaie de compenser son statut de foyer de l’épidémie en déployant une activité redoublée sur la scène internationale. C’est qu’il en va sans doute de la légitimité du PCC aux yeux de la population. Ainsi, la Chine a déployé des actions humanitaires fortement médiatisées en soutien à l’Italie : les médecins chinois y ont fait régulièrement la Une des journaux. De même, elle est particulièrement active dans les débats scientifiques afin de manifester la puissance de ses instituts de recherche, de ses universités et de ses industries médicales. Acquérir le statut de puissance médicale exemplaire est le versant lumineux de cette stratégie d’influence internationale post-crise.
Mais l’activité de la Chine sur la scène internationale a un visage plus agressif. À l’échelon régional, les tensions se renforcent déjà, à la faveur de la crise sanitaire, avec Taïwan, la Corée du Sud et tous les États voisins. Envers la France, les récentes déclarations de l’ambassadeur de Chine à Paris sont pour le moins offensantes. Envers Taïwan, la tension politique se double actuellement d’incursions militaires. La Chine est déjà engagées dans une âpre compétition pour la reprise économique mais sera sans doute tentée de faire oublier le « trou d’air » économique par un regain d’activité dans la région. Et avec les États-Unis, la guerre commerciale est désormais doublée d’une compétition politique sur le discrédit de l’administration Trump dans la gestion de la crise sanitaire.
Compenser les faiblesses politiques intérieures par un surcroît d’agressivité extérieure est un procédé habituel pour les régimes autoritaires. Faute de pouvoir assurer leur légitimité sur le consentement explicite et libre de leurs populations, ils sont régulièrement tentés par l’aventurisme stratégique pour compenser les difficultés de leurs pactes politiques. À l’issue de la crise sanitaire, la Chine risque d’affronter des troubles sociaux issus des difficultés économiques. Reste à savoir quelle sera sa priorité : le soft power sanitaire ou l’agressivité militaire.
(L’auteur remercie Emmanuel Lincot et Marc Julienne pour leur relecture de cet article.)