Naissance du néo-rooseveltisme

La politique économique de Joe Biden est en rupture profonde avec celle de Donald Trump, mais également avec celle des trois précédents présidents, Bill Clinton, George W. Bush et Barack Obama. L’obsession de ne pas augmenter excessivement la dette fédérale, de baisser les impôts, celle de réduire ou tout au moins de contenir le poids de la réglementation font place à des programmes de dépenses publiques d’une ampleur inconnue en temps de paix depuis le New Deal de F.D. Roosevelt, à une augmentation significative des taxes sur les entreprises et à un retour de la réglementation, préférée aux solutions de marché.

Le train de Franklin D. Roosvelt en campaggne, en 1932
Property of Museum of History & Industry, Seatle/politiquementblog.wordpress.com/

A court terme, l’économie américaine va bénéficier d’un formidable accélérateur de croissance, dont on peut débattre de l’amplitude exacte et des potentielles conséquences inflationnistes, mais dont on peut dire sans se tromper qu’elle sera considérable, ce dont le reste du monde ne pourra que se féliciter. À moyen terme, le diagnostic est plus difficile à établir : si l’investissement en infrastructures physiques et immatérielles est certainement un facteur de croissance, le retour d’une réglementation fédérale autoritaire, le relèvement des impôts sur les entreprises et l’accent mis sur les « bons » emplois, bien payés et syndiqués – réminiscence de la politique de Roosevelt – pourraient avoir des conséquences moins favorables.
La nouvelle politique économique s’articule autour de deux plans de très grande ampleur, le plan de sauvetage, clairement conjoncturel, et le plan pour l’emploi, volontariste et structurel.

Le plan de sauvetage va stimuler l’économie américaine et mondiale

Signé par le Président le 11 mars, le « Plan de sauvetage américain » vise à augmenter, directement ou indirectement, la dépense publique de 1 900 milliards de dollars, soit environ 9% du PIB, pour accélérer massivement le plan de vaccination anti-Covid, soutenir directement le revenu des ménages, aider les petites entreprises les plus touchées par la crise sanitaire et permettre aux écoles de rouvrir rapidement et sans risque sanitaire. Rattrapage vis-à-vis des politiques budgétaires européennes de soutien aux entreprises et aux ménages, le plan est nettement plus ambitieux pour la production et la distribution rapide de vaccins, poursuivant en l’amplifiant la politique « Warp Speed » de la précédente administration, ce qui permet aujourd’hui aux États-Unis d’afficher un taux de vaccination de 32%, contre 13%pour l’UE [1]. Mais c’est surtout son ampleur et la souplesse de sa mise en œuvre qui font la différence avec l’Union Européenne, précoce dans l’adoption du plan « prochaine génération » de 750 milliards d’euros (environ 5,5% du PIB) , mais très lente à le mettre en œuvre, en raison de tensions avec des États membres parfois peu transparents sur l’usage qu’ils comptent faire des fonds financés en commun.

Un plan structurel de 11% du PIB…

Le second plan, annoncé le 31 mars, vise explicitement à transformer l’économie par des investissements massifs en infrastructures, ce qui le rapproche de l’esprit du plan « prochaine génération » de l’UE. Formulé par une administration démocrate qui doit composer avec les demandes des différentes tendances du parti, le plan Biden a aussi une coloration politique plus marquée. Conçues pour être étalées sur dix ans, soit plus de deux mandats présidentiels, les dépenses soumises au Congrès s’élèvent à 2 290 Mds$, soit 10,7% du PIB annuel, le double du plan européen, toutes choses égales d’ailleurs. Mais à la différence du plan de sauvetage, le Plan américain pour l’emploi se présente sous une forme fiscalement neutre, puisqu’il est assorti de relèvements d’impôts sur les entreprises dont il est dit qu’ils devraient rapporter « plus de 2 000 Mds$ sur quinze ans ».

… qui vise à transformer plus qu’à stimuler

Comme les relèvements de taxes sont supposés permanents tandis que les dépenses en infrastructures ne seront que ponctuelles, le plan devrait à la longue se traduire par une baisse des déficits et de la dette publique. Il ne s’agit là en réalité que d’un effet d’annonce : ni le programme de dépense, ni l’alourdissement de la fiscalité des entreprises, n’ont de grandes chances d’être maintenues sur une durée de trois mandatures. C’est donc la part du plan qui pourra être mise en œuvre jusqu’en 2024 qui importe véritablement. En supposant que les calendriers des dépenses et des prélèvements soient uniformément répartis dans le temps, le plan structurel représenterait un stimulus budgétaire annuel de l’ordre de 80 Mds$, soit 0,4% du PIB. Comme ce stimulus serait constant, son impact sur la croissance ne dépendrait que de l’impulsion initiale, soit 0,4% du PIB, ce qui est faible par rapport à la taille du plan de sauvetage. L’enjeu du plan structurel n’est pas tant de stimuler l’économie – c’est le rôle du plan de sauvetage – que de la transformer et c’est à cette aune qu’il faut l’analyser.
Le programme le plus massif vise à restaurer et développer les infrastructures de transport pour un montant de 621 Mds$. Le délabrement des réseaux routiers, ferroviaires et aéroportuaires, réalité admise depuis longtemps par les deux camps, trouverait enfin une solution budgétaire. S’y ajoutent deux projets liés à l’objectif de réduction des émissions de CO2, dont la décarbonation de la production électrique d’ici 2035. Une enveloppe de 174Mds pour « gagner le marché des véhicules électriques », à coup de subventions pour les véhicules électriques « faits aux États-Unis », ce qui est clairement protectionniste, et pour quintupler le nombre de chargeurs d’ici 2030. Une somme pratiquement équivalente au plan électrique, 165Mds, serait affectée à la modernisation des réseaux de transports publics et au réseau ferroviaire, l’accent étant à nouveau mis sur l’électrification.
Les autres réseaux constitutifs de l’infrastructure du pays, eau, électricité, internet, sont aussi dans un état jugé déplorable, avec des investissements qui seraient même inférieurs à ceux de la Chine, selon la présentation très politique du plan. Plus de 300 Mds leur seront consacrés, avec, entre autres, des subventions accrues pour la production d’électricité décarbonée, y compris nucléaire. Pour baisser les coûts de l’internet haut débit, le plan Biden met l’accent sur l’acquisition de réseaux par les collectivités locales et assure que « des solutions seront trouvées en collaboration avec le Congrès », sans autre précision. L’idée que les prix élevés des abonnements aux fournisseurs d’accès à Internet puissent être dus à une concurrence défectueuse entre opérateurs, comme le soutient Thomas Philippon, n’est avancée nulle part.
La partie la plus coûteuse du plan, mais aussi la plus disparate, visera le logement des familles à revenus modestes, la rénovation des écoles et des bâtiments publics et, surtout, le système de santé et de soins des seniors et personnes handicapées, dont l’épidémie de Covid a montré les déficiences, pour un coût total de 400 Mds, soit près de 2% du PIB. Le plan insiste sur le ciblage de ces mesures, qui devront tout à la fois, créer de « bons emplois syndicalisés », contribuer à réduire les inégalités raciales et géographiques, ainsi que celles touchant les populations indiennes.
En sus du financement des infrastructures, le plan vise la réindustrialisation du pays, but qui était également poursuivi par la précédente administration, mais à coup de barrières protectionnistes. L’industrie manufacturière et les SME devraient bénéficier d’une manne de 300 Mds, la R&D et la technologie de 180 Mds, et la formation permanente de 100. La part du lion de ce chapitre ira directement aux entreprises et aux filières jugées stratégiques, comme les semi-conducteurs (50Mds), l’électricité décarbonée (46Mds), ou l’accès au financement pour les SME (83Mds).

Un financement qui pèserait uniquement sur les entreprises

Pour atteindre la neutralité fiscale, le plan Biden propose de relever le taux d’imposition sur les bénéfices domestiques de 21% à 28% (contre 35% avant la réforme Trump), ce qui devrait remonter le taux d’imposition statutaire moyen combinant État fédéral et États à 33,5%. Parallèlement, et pour réduire l’érosion de la base fiscale, les profits sur les investissements immatériels dans des pays tiers à faible fiscalité seraient taxés à 21%, et le plancher d’imposition pour les plus grandes entreprises serait relevé à 15% du chiffre d’affaire, à condition que les profits soient positifs –une sorte de « provision Amazon ». L’administration Biden se dit aussi favorable à une négociation internationale visant à établir un plancher de taux d’imposition, de façon à prévenir l’érosion de la base fiscale par la concurrence de petits pays susceptibles d’attirer les multinationales, une position proche de celle que défend la France dans les négociations menées au sein de l’Ocde.

Quels effets à long terme ?

En investissant massivement dans les infrastructures, en subventionnant les nouvelles technologies les plus prometteuses, en investissant dans la partie du système éducatif la plus délabrée et en allouant les fonds publics à la réduction des inégalités, raciales en particulier, les États-Unis devraient accroitre leur croissance potentielle à long terme, en stimulant les gains de productivité. Si l’importance de maintenir la suprématie américaine dans la rivalité stratégique avec la Chine est dorénavant assumée aussi bien chez les démocrates que les républicains, la méthode Biden a une bien plus forte probabilité de succès que la guerre commerciale engagée par Trump qui, en taxant les consommateurs américains, affaiblissait l’économie sans encourager pour autant l’innovation.
Cependant, malgré le large spectre des propositions du plan, on ne voit pas se dégager une claire volonté politique de favoriser la recherche et l’innovation. Sur les 2 290 Mds annoncés, la part dédiée à la recherche et à l’innovation industrielle, les meilleurs garants de la compétitivité future, ne dépasse pas 10%, et on peut craindre que l’ampleur des dépenses d’infrastructures, étalées sur plus de deux législatures, ne refroidisse le Congrès lorsqu’il s’agira de financer la recherche et l’innovation par le budget annuel.
Par ailleurs, plusieurs aspects plus politiques du plan risquent d’affaiblir la compétitivité et la capacité d’innovation de l’économie. En voici deux exemples.
Pour asseoir la crédibilité des nouveaux engagements américains sur la réduction des émissions de CO2, le plan mise sur des subventions massives pour développer le parc de véhicules électriques et augmenter la production d’électricité non carbonée, et sur un durcissement de la réglementation. Une approche plus efficace et moins couteuse aurait été d’introduire un prix du carbone sur le marché intérieur, assorti d’un ajustement à la frontière, comme l’avaient proposé les économistes qui conseillaient le candidat Biden. Dans un pays où la taxation des carburants est l’une des plus faibles du monde – cinq fois plus faible qu’en France – l’introduction d’une taxe carbone, avec redistribution des recettes de façon égalitaire aurait été économiquement bien plus efficace, utilisant les mécanismes de marché plutôt la carotte et le bâton fédéral.
Second exemple, les subventions à l’industrie et aux infrastructures sont explicitement décrites comme devant permettre de créer de bons emplois, bien payés et syndicalisés : « le président Biden croit que l’Amérique peut et doit retenir les emplois bien payés et syndicalisés et en créer plus partout dans le pays », lit-on dans la présentation de la Maison Blanche. A son crédit, le plan structurel prévoit également d’investir dans la formation professionnelle. Mais, à 4,3% de l’enveloppe totale du plan, l’effort pour la formation n’est pas à la hauteur des enjeux. Un investissement formation plus important aurait probablement été un plus sûr moyen d’augmenter les rémunérations grâce à une meilleure qualification de la force de travail, plutôt qu’un filtrage des subventions qui risque de comporter une part d’arbitraire et de donner prise aux pressions politiques locales.
Enfin, le financement du plan structurel est surprenant. Le relèvement des taux d’imposition pourrait se traduire par une baisse des profits de 5% à 10% selon les secteurs, les services de télécommunication, les entreprises technologiques et pharmaceutiques étant les plus touchées, selon une première estimation faite par Goldman Sachs. Que ces secteurs, les plus intensifs en R&D et les plus innovateurs, voient leurs profits baisser aussi significativement ne peut avoir qu’un impact négatif sur leurs investissements et leur capacité d’innovation, ce qui n’est évidemment pas le but recherché par le plan. De façon générale, il est difficile de comprendre pourquoi seules les entreprises devaient financer un plan destiné à restaurer la compétitivité, créer de « bons emplois », et réduire les inégalités. Une taxe temporaire sur les plus grandes fortunes, une tranche supplémentaire de l’impôt sur le revenu pour les revenus les plus élevés auraient pu être envisagées, en complément d’une augmentation plus modérée de l’impôt sur les sociétés.
En réalité, la négociation avec le Sénat, où l’administration Biden ne dispose d’aucune marge de manœuvre, aboutira probablement à des modifications significatives de la version initiale. Il est par exemple imaginable qu’un compromis se fasse avec un relèvement de l’IS à 25% plutôt que 28%, mais avec l’introduction d’une taxe carbone avec ajustement à la frontière, ce qui mettrait les États-Unis dans une position plus forte dans les négociations internationales qui se dessinent pour les politiques climatiques.

Un pas en avant, combien en arrière ?

Même amendé par le Congrès, le « Plan américain pour l’emploi » marque une rupture dans la politique économique des États-Unis. Depuis la première présidence Clinton, un consensus s’était formé sur l’intérêt à long terme de mener une politique budgétaire prudente, de conserver l’essentiel de la dérèglementation économique des mandats Reagan et de préserver le multilatéralisme commercial. La crise financière de 2008 avait déjà bien entamé ce consensus, comme en témoigne le durcissement de la règlementation du secteur financier qu’elle provoqua. Le libéralisme commercial, tout relatif qu’il ait été, fut torpillé par la présidence Trump, sans que la nouvelle équipe n’envisage de revenir au statu quo ante. Et la crise du Covid et l’exacerbation des inégalités qu’elle a mises au grand jour auront finalement eu raison des restes du consensus clintonien et préparé l’entrée en scène du néo-rooseveltisme.
Si l’investissement dans les infrastructures, traditionnelles et liées aux nouvelles technologies, est une excellente nouvelle pour l’économie américaine, l’orientation politique du plan structurel et son financement par les entreprises pourraient en réduire les effets positifs à long terme. La récession de 1937-1938, quatre ans après le début du New Deal, que certains attribuent à un resserrement budgétaire trop précoce mais que d’autres relient à l’excès de zèle de contrôle et de réglementation de l’administration Roosevelt, semble avoir été bel et bien oubliée.

[1[Proportion des habitants ayant reçu au moins une dose de vaccin anti-covid : 32,4% aux Etats-Unis contre 13,1% dans l’Union Européenne, données du 6 avril – source Our World in Data.