Riyad peine à imposer son leadership régional

La crise qui a éclaté au début de juin entre le Qatar et les membres du CCG (Conseil de coopération du Golfe) – principalement l’Arabie saoudite avec lequel il partage une frontière commune et Abou Dhabi qui dirige les Emirats arabes unis que Doha n’a jamais voulu rejoindre – n’est que l’un des avatars de la décomposition de la politique régionale du royaume des Saoud dont l’ambition en tant que gardiens des lieux saints de l’islam est de constituer le référent de la politique arabe.

Donald Trump participant à la danse du sabre avec le roi Salmane (au centre)

La visite tonitruante de Donald Trump à Riyad le 21 mai est venue le rappeler.
Allié indéfectible des Etats-Unis, le royaume wahhabite est conforté par l’installation d’un président républicain à la Maison-Blanche, après huit longues années d’une administration démocrate qui a non seulement privilégié un accord sur le nucléaire avec son adversaire iranien mais a géré d’une manière pour le moins incohérente le chaos engendré par le renversement du pouvoir en Egypte et la guerre civile en Syrie. La déstabilisation du voisin yéménite sur lequel Riyad a toujours eu des ambitions hégémoniques est venue se greffer sur ces deux crises.

L’influence du Qatar

Si le petit émirat du Qatar ne possède pas la force de frappe des Saoud, il s’est ingénié à concurrencer son puissant voisin. Il a soutenu financièrement la prise de pouvoir par la confrérie des Frères musulmans en Egypte avec l’élection de Mohamed Morsi en 2012 avant que celui-ci soit renversé l’année suivante par l’armée égyptienne soutenue par Riyad. Et il entretient, avec la complicité de la Turquie d’Erdogan, les milices islamistes opposées au syrien Bachar el-Assad.
Sa chaîne de télévision Al Jazira (la péninsule) a relayé ces « printemps arabes » qui ont galvanisé ses quelque 50 millions de fidèles téléspectateurs à coup de reportages audacieux, de débats virulents et d’informations où le sensationnel était privilégié.
De l’audace, l’émir Hamad ben Khalifa al Thani – qui a abdiqué en faveur de son fils Tamim en 2013 tout en continuant à tenir les rênes du pouvoir – en a usé pour s’opposer à la prudence politique des Saoud : soutien aux différentes insurrections palestiniennes (intifada), aux Frères musulmans égyptiens et à leurs homologues libyens, aux groupes rebelles syriens en lutte contre le pouvoir hégémonique du clan Assad.
Cette politique de la terre brûlée sans vision politique à long terme contraste avec une stratégie d’investissements financiers avisés sur les places économiques du monde qui ont grandement contribué à l’influence démesurée acquise par ce petit Etat du Golfe dont la superficie n’excède pas 11 586 km2 et la population 2, 500 millions d’habitants (dont 90% de travailleurs étrangers).
Cette politique de superpuissance, le petit Qatar la doit à sa manne : il est le premier exportateur de gaz naturel liquéfié et le quatrième producteur de gaz naturel du monde après les États-Unis, la Russie et l’Iran. L’Iran justement avec lequel il partage un gisement offshore qui permet à l’émirat non seulement d’engranger un pactole considérable mais aussi d’avoir des ambitions politiques qui perturbent son puissant voisin saoudien dont il partage l’adhésion à la doctrine religieuse wahhabite.

Le pouvoir hégémonique du fils du roi saoudien

Comme toujours dans ces royaumes où le fait du prince prend le pas sur la politique de l’Etat, l’ambitieux Mohammed ben Salmane (MBS) – fils du roi Salmane, parvenu sur le trône après le décès de son demi-frère Abdallah en janvier 2015 –, après avoir été chef de cabinet de son père alors que celui-ci était gouverneur de Riyad puis ministre de la Défense et prince héritier, cumule à 32 ans les postes de vice-prince héritier et de ministre de la Défense, de second vice-Premier ministre et de Président du Conseil des affaires économiques et du développement, de responsable de la politique pétrolière et économique du Royaume. Pas moins.
A ce titre, il a été à l’origine de la désastreuse aventure militaire du Yémen tout en prenant des initiatives audacieuses sur le plan économique, notamment l’ouverture du capital du géant pétrolier Aramco et la mise en place d’un plan de développement et d’investissements intitulé Vision 2030, alors que le budget de l’Etat est en déficit en raison de la chute drastique des prix du pétrole et du manque de diversification des ressources économiques.
Cette position hégémonique de MBS, au sein d’une famille royale habituée au consensus, suscite critiques et jalousies. Elle fragilise un pouvoir miné depuis plus d’une décennie par une crise de succession qui pourrait atteindre son paroxysme à la mort du roi Salmane, âgé de 81 ans et de santé fragile. Le prince héritier en titre est l’émir Mohammed ben Nayef ben Abdelaziz Al Saoud (MBN), oncle de MBS. Agé de 57 ans, MBN est le dernier descendant direct du fondateur du royaume destiné à en prendre la tête.
Pour compliquer encore la donne, cette crise du Qatar qui menace de déstabiliser les monarchies de la péninsule arabique est attisée par Mohammed ben Zayed ben Sultan Al Nahyane (MBZ), prince héritier et ministre de la Défense de l’émirat d’Abou Dhabi, capitale politique des Emirats arabes unis. L’ambitieux MBZ s’est rapproché de l’ambitieux MBS pour mettre au pas l’émirat du Qatar sous prétexte de la proximité de ce dernier avec l’Iran et son soutien aux Frères musulmans.
Paradoxe : ce sont ces mêmes Frères musulmans (sunnites) qui combattent l’influence iranienne en Syrie mais aussi dans les territoires palestiniens principalement à Gaza où le Hamas est soutenu par le Qatar – après l’avoir été par l’Iran – avec l’accord des services de sécurité israéliens, qui y voient une possibilité de composer avec le mouvement islamiste palestinien alors que le gouvernement de Benjamin Netanyahu y est opposé.

Les retombées régionales de la crise

Alors que le Qatar était mis au ban de ses pairs, un double attentat secouait Téhéran le 7 juin, faisant dix-sept morts au parlement et au mausolée de l’imam Khomeyni. Revendiqué par l’organisation Etat islamique Daech, il a été attribué par les autorités iraniennes à l’Arabie saoudite. C’est de bonne guerre pour le régime des mollahs qui déploie son hégémonie sur un axe horizontal qui fracture le monde arabe, traversant l’Irak, la Syrie et le Liban et soutenant les combattants houtis opposés à l’armada saoudienne au Yémen, sur le flan-sud de l’Arabie.
Désigné par Donald Trump comme faisant partie de l’axe du mal au même titre que Daech, le régime autocratique des mollahs iraniens ne semble pas particulièrement inquiet d’une situation régionale où il engrange méthodiquement des bénéfices : soutien au régime de Bagdad avec lequel Washington coopère pour combattre Daech et au régime du syrien Bachar el Assad, en coordination avec Moscou, comme faiseur de roi au Liban avec le relais du Hezbollah, toléré par la coalition occidentale et l’Arabie saoudite obligés de composer avec son omniprésence pour maintenir la stabilité du pays du Cèdre.
Attaqué par ses pairs du Conseil de coopération du Golfe, le Qatar tient bon alors que Riyad et Abou Dhabi ne sont pas près de transiger. Embarrassé, Washington, qui possède sa plus grande base militaire régionale dans le petit émirat rebelle, essaie de calmer le jeu par la voix du secrétaire d’Etat Rex Tillerson et du secrétaire à la Défense, le général James Mattis. Ce dernier a annoncé la semaine dernière la vente au Qatar d’avions de combat F-15 pour un montant de 12 milliards de dollars (11 milliards d’euros) et l’organisation de manœuvres navales conjointes.
Car cette surenchère des monarchies au pouvoir à Riyad et Abou Dhabi est le résultat d’un lobbiying préparé de longue date pour favoriser l’installation de Donald Trump à la Maison-Blanche. Empêtré dans des affaires domestiques qui menacent sa présidence, celui-ci agit en politique étrangère en contradiction systématique avec la politique de l’administration précédente pour ne pas dire avec sa propre administration.
Cette incohérence de la politique américaine vis-à-vis du Proche-Orient est la clé de lecture de la situation de plus en plus confuse dans laquelle se trouve cette région.
Déstabilisé par l’intervention américaine en Irak en 2003, par le renversement de Hosni Moubarak en Egypte en 2011 et par la guerre civile qui déchire la Syrie depuis sept ans, le monde arabe subit une vague de reflux de ce « printemps arabe » qui a fait naître bien des espoirs alors qu’il traverse des changements profonds.
La montée des mouvements islamistes armés, qui défient aussi bien l’Occident que la stabilité des pouvoirs autocratiques proche-orientaux, ne doit pas masquer les profondes mutations sociétales, politiques et économiques qui font entrer – de manière chaotique – un Proche-Orient en peine de trouver sa voie dans un XXIe siècle mondialisé.