Sarkozy, soutien de Poutine

Nicolas Sarkozy, dans son interview au Figaro magazine des 18/19 août, a développé ses idées et ses propositions à propos de la guerre en Ukraine, affirmant son désaccord avec les positions de la France, de l’Union européenne et des pays l’Alliance Atlantique. L’historien Alain Bergounioux et le politiste Gérard Grunberg considèrent, sur le site Telos, que ses déclarations méritent d’être soumises à un examen en règle.

373ème jour de l’agression russe en Ukraine
Europe 1

Nicolas Sarkozy estime que la stratégie des alliés de l’Ukraine n’est pas la bonne. Concernant la France, il regrette qu’Emmanuel Macron n’ait pas continué à privilégier la négociation avec Poutine : « L’intuition du président Macron était la bonne. Il n’a pas, hélas, été au bout, notamment à cause de la pression des pays européens de l’Est », déclare-t-il, oubliant que la trop longue obstination du président à garder le contact avec le dictateur russe n’avait produit que des quolibets du côté russe et une perte de crédibilité chez nos partenaires européens, passant sous silence que la volonté de résistance à l’agression russe n’est pas seulement présente chez les Européens de l’est mais qu’elle anime tous les pays européens à quelques exceptions près.
Nicolas Sarkozy met également en cause les Américains, qu’il semble rendre responsables de la situation actuelle : « Il faut donc prendre le risque de sortir de cette impasse, car sur ce sujet les intérêts européens ne sont pas alignés sur les intérêts américains. (…) Nous serons obligés de clarifier notre stratégie, surtout si cette guerre devait durer », affirme-t-il. Opérer une telle clarification exige alors selon nous d’une part de savoir avec qui une négociation est possible et d’autre part quelle doit être la position des interlocuteurs des Russes sur trois points fondamentaux : la livraison d’armes et l’aide militaire à l’Ukraine, les objectifs d’une éventuelle négociation sur les territoires et la question du statut futur de l’Ukraine dans l’Europe de demain.

Avec qui négocier ?

Nicolas Sarkozy propose de remplacer la stratégie actuelle de l’Ukraine et de ses alliés par la suivante : «  La diplomatie, la discussion, l’échange restent les seuls moyens de trouver une solution acceptable. Sans compromis, rien ne sera possible, et nous courrons le risque que les choses ¬dégénèrent à tout moment. » Mais avec qui pourrait-on négocier aujourd’hui ? Nicolas Sarkozy, en appui, cite souvent le succès qu’il aurait obtenu, lors de l’invasion de la Géorgie en 2008, en faisant accepter à Vladimir Poutine de retirer ses chars. C’est oublier que ce pays, dans cette « négociation », a perdu une part de son territoire, avec l’Ossétie et l’Abkhazie, et que ses gouvernements sont, désormais, sous influence russe, au grand dam d’une large part de sa population.
Mais, il en reste convaincu, négocier avec Vladimir Poutine est la seule solution et elle est possible. « Poutine a eu tort, concède-t-il. Ce qu’il a fait est grave et se traduit par un échec. Mais une fois que l’on a dit cela, il faut avancer et trouver une voie de sortie. (…) On me dit que Vladimir Poutine n’est plus celui que j’ai connu. Je n’en suis pas convaincu. J’ai eu des dizaines de conversations avec lui. Il n’est pas irrationnel. » Bref, Vladimir Poutine a commis une erreur mais elle est réparable. Il est un interlocuteur tout à fait acceptable. L’homme qui a envahi l’Ukraine et qui la martyrise aujourd’hui est tout aussi respectable qu’avant. Rien de nouveau. On pourrait tout à fait s’entendre avec lui et négocier de bonne foi. Au fond, pour Nicolas Sarkozy, il ne s’est pas passé grand-chose depuis 2014 et surtout 2022.

La rationalité d’un dictateur

Il a toutefois raison sur un point, Poutine est rationnel. Il vient de le montrer en faisant assassiner Prigogine et son état-major, comme Hitler l’avait été en liquidant Röhm et les chefs des SA [1] en 1934. Mais c’est la rationalité d’un dictateur, prêt à tuer pour obtenir ce qu’il veut. Or ce qu’il veut, il ne s’en est jamais caché, c’est la liquidation de l’État ukrainien comme État indépendant. Car le vrai problème est là. Poutine n’a jamais eu la moindre intention de négocier avec le « nazi » Zelensky et avec l’Ukraine qu’il ne reconnaît pas. La guerre en Ukraine est la sienne et il a mobilisé la Russie pour mener cette nouvelle « guerre patriotique ». Il n’a jamais envisagé le moindre compromis territorial. Il n’acceptera jamais l’existence à ses frontières d’une Ukraine désormais hors du giron russe.
Accepter de négocier avec l’Ukraine serait reconnaître qu’il n’a pas pu gagner cette guerre avec toutes les conséquences politiques, pour lui, d’un tel aveu. En outre, la liquidation de Prigogine va lui permettre désormais, comme hier Hitler après la liquidation des SA, de renforcer encore son pouvoir dictatorial en Russie. Qui pourrait aujourd’hui le contraindre à ouvrir des négociations ? N’ayant pas hésité à faire tuer plus de 100 000 jeunes Russes sur les champs de bataille d’Ukraine il est peu probable qu’il lâche prise. Il ne pourra, éventuellement, le faire que contraint par un rapport de forces suffisant. Reprocher à Emmanuel Macron d’avoir cessé d’appeler au téléphone le dictateur russe après tant de tentatives ratées est proprement stupéfiant.
Si, dans la période à venir, la possibilité d’une négociation avec Poutine paraît exclue, que doit faire alors l’Occident ? Faut-il continuer à livrer des armes à l’Ukraine et à en augmenter les livraisons pour empêcher la victoire russe ? Le président russe accuse les alliés de l’Ukraine de « faire la guerre sans la faire ». Puisqu’il ne peut s’agir dans son esprit de déclarer la guerre à la Russie est-il alors partisan de cesser ces livraisons ? Nicolas Sarkozy est étrangement silencieux alors que ce point est capital. Une réponse de sa part à cette question serait pourtant nécessaire. Bien sûr, tout le monde a en tête la menace nucléaire, agitée régulièrement par le Kremlin et ses propagandistes. Mais c’est une barrière que Vladimir Poutine et ses chefs militaires ne pourraient franchir sans prendre des risques considérables et sans compromettre tous les intérêts russes dans le monde.

Négocier quoi ?

Acceptons un instant de nous placer dans l’hypothèse sarkozienne d’une négociation possible avec Poutine. Deux aspects centraux d’une telle négociation doivent alors être évoqués, la question des territoires et celle du statut futur de l’Ukraine. Nicolas Sarkozy envisage dès maintenant de « donner » à la Russie une partie du territoire ukrainien et d’abord la Crimée. « L’annexion de la Crimée en 2014, déclare-t-il, a constitué une violation évidente du droit international, mais s’agissant de ce territoire, qui était russe jusqu’en 1954 et dont une majorité de la population s’est toujours sentie russe, je pense que tout retour en arrière est illusoire ; même si j’estime qu’un référendum incontestable, c’est-à-dire organisé sous le contrôle strict de la communauté ¬internationale, sera nécessaire pour entériner l’état de fait actuel.  »
Nicolas Sarkozy promeut ainsi un « compromis territorial », qui amputerait, de fait, l’Ukraine. Pour le rendre acceptable, il propose d’organiser – pour le Donbass et la Crimée – des « référendums strictement encadrés par la communauté internationale ». Cela paraît avoir le bon sens pour soi, mais cela n’en a que l’apparence. Car, il ne peut pas ignorer, évidemment, que les populations de ces territoires ont été, profondément remodelées depuis 2014, et, encore plus, depuis 2022. Car, entre les morts, les exilés, les déportés, les Russes implantés, il n’y a plus de corps électoraux légitimes. Vladimir Poutine, en reprenant les pratiques de Staline vis-à-vis des Tatars de Crimée, a contribué à recomposer les populations de ces territoires.

Le statut futur de l’Ukraine

Allant plus loin, l’ancien président fait une concession fondamentale à Vladimir Poutine : la neutralité de l’Ukraine. Refusant de considérer que celle-ci a vocation à intégrer un jour l’Union européenne, il déclare : « Il faut d’abord s’entendre sur ce qu’est la vocation de l’Ukraine. Rejoindre l’Union européenne ? Je ne le pense pas. Pas seulement parce que l’Ukraine n’est pas prête et qu’elle ne répond pas aux critères fixés pour l’adhésion. Mais parce qu’elle doit rester un pays neutre. Je ne vois pas en quoi cette neutralité serait une insulte. Elle pourrait d’ailleurs être garantie par un accord international prévoyant des assurances de sécurité extrêmement fortes, pour la protéger contre tout risque de nouvelle agression. L’Ukraine a une vocation de pont entre l’Europe et la Russie. Demander à l’Ukraine de choisir entre ces deux entités me paraît contraire à l’Histoire et la géographie de cette région si complexe. »
Une telle position fait litière, encore une fois, de la volonté de la grande majorité des Ukrainiens de ne pas être une « marche » de l’empire russe et de pouvoir choisir leur destin qu’ils voient dans une Union européenne démocratique. La promesse d’une garantie internationale, que fait Nicolas Sarkozy, a perdu de sa crédibilité depuis que celle de 1994, quand a été signé le Mémorandum de Budapest dont la Russie était signataire, n’a pas été tenue. Une fois la guerre achevée, évidemment, la seule vraie sécurité est dans l’appartenance à l’Otan. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle arrive Henry Kissinger, qui pense également qu’un « compromis » territorial s’imposera, mais qu’il n’y a pas d’autre garantie sérieuse que l’adhésion à l’Otan pour l’Ukraine.
Car la situation n’est plus la même aujourd’hui qu’avant l’agression. Une discussion diplomatique, en son temps, pourra s’ouvrir sur le statut de ces territoires. Les accords de Minsk, qui n’ont pas été respectés, allaient dans ce sens. Mais, en aucun cas, l’armée russe et les milices ne doivent continuer à y être présentes. État souverain, l’Ukraine, depuis 1991, est un membre de l’ONU aux frontières internationalement reconnues qui a été attaqué, et ce par deux fois, en 2014 et 2022, par une grande puissance voisine qui est un membre permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU. Par ailleurs, dire explicitement, comme le fait Nicolas Sarkozy, que la Crimée a toujours été russe est historiquement inexact et passer sous silence qu’en 1991 une majorité (courte mais une majorité) de sa population a voté pour l’adhésion à l’OTAN est un oubli significatif. Une paix juste ne peut donc pas partir d’une négation de la souveraineté ukrainienne et d’une reconnaissance de l’agression russe. Une telle paix ne saurait être durable. Mais pour le « réaliste » Nicolas Sarkozy, la volonté des peuples ne compte pas dans le grand jeu international.
En se prononçant pour la neutralité de l’Ukraine Nicolas Sarkozy refuse par là-même l’admission de ce pays à l’Otan. C’est oublier que lui-même a réintégré la France dans cette organisation. Si notre pays avait besoin à l’époque, selon lui, pour sa défense de revenir sur la décision du général de Gaulle, comment peut-il penser aujourd’hui que l’Ukraine, elle, n’a pas besoin de cette protection ? C’est oublier également que l’adhésion des anciens pays de l’Europe de l’Est à l’Otan a été l’expression d’une volonté de peuples qui avaient, par trop longtemps, connu l’oppression russe et soviétique. Les récentes adhésions de la Suède et de la Finlande, longtemps attachées à leur neutralité, suffisent pour le comprendre.
Mais cela ne l’empêche pas de prévenir contre une trop grande influence américaine et, surtout, de pointer la responsabilité des pays de l’est de l’Union européenne, qui « ont fait pression » sur Emmanuel Macron pour ne pas poursuivre le dialogue avec Vladimir Poutine. Outre qu’elle est un peu sidérante, cette assertion traduit une incompréhension de ce qui se joue dans cette guerre. Car il ne veut pas en voir la cause véritable, pourtant nettement explicitée par Vladimir Poutine par écrit et par oral, au moins depuis 2007, à savoir la réalisation d’un projet impérial pour rétablir « la grandeur de la Russie », qui est aujourd’hui à l’œuvre mais qui a buté sur la résistance inattendue des Ukrainiens – au point que l’on se demande, parfois, si certains responsables politiques et des pans de l’opinion n’auraient pas souhaité que cela ne fût pas le cas.

Les véritables enjeux de la guerre en Ukraine

La vision de Nicolas Sarkozy, outre le manque de lucidité qu’elle traduit, montre une ignorance grave des deux enjeux fondamentaux de cette guerre pour notre pays et pour la démocratie dans le monde. Le premier enjeu concerne les intérêts de la France d’un point de vue géostratégique. Notre pays, qui est fermement engagé dans la communauté des pays libres, dans l’Union européenne et dans l’Otan pour la défense de l’Ukraine, se trouverait gravement isolé s’il s’engageait dans la voie que lui conseille Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron, après des hésitations coûteuses, l’a compris et a clairement pris ses distances avec l’ancien président, réaffirmant récemment la position de la France en déclarant que « la France ne reconnaît ni l’annexion par la Russie de territoires ukrainiens ni les résultats des simulacres d’élections qui ont été organisés » et qu’elle « reconnait à l’Ukraine le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne ». Le Commissaire européen, Thierry Breton, a déclaré par ailleurs que « l’Europe continuera à fournir ce qui est nécessaire à l’Ukraine pour qu’elle se défende  ».

Nicolas Sarkozy aime rappeler qu’il a été président de la République, défenseur, donc, par principe, de l’intérêt national. Il serait, de ce point de vue plus qu’utile que LR (Les Républicains), qui a été un parti de gouvernement et dit vouloir le demeurer, s’exprime sur les analyses et les jugements de son ancien président – qui a, certes, pris ses distances avec son ancien parti, mais qui lui reste associé dans l’opinion. Car, outre ses propos sur la guerre en Ukraine plus que discutables, il est étonnant et passablement scandaleux de constater sa complaisance vis-à-vis de Vladimir Poutine et de son régime, qui n’ont de cesse, au moins depuis 2017, de mettre en cause la France et ses positions en Europe et dans le monde. Une ingérence dans les élections de 2017, qui a été soulignée, en présence de Vladimir Poutine lui-même, par Emmanuel Macron, une constante propagande hostile dans les médias russes et leurs pseudopodes, les liens affichés avec Marine Le Pen et le Rassemblement National, tout un jeu de corruption qui touche des responsables politiques, une mise en cause répétée des positions françaises en Afrique, tout cela doit faire réagir un parti qui se revendique encore du Général de Gaulle et qui veut se définir, particulièrement, par une défense stricte de l’ intérêt national.
Il faut prendre la mesure de ce qu’a été, réellement, la politique de de Gaulle dans le cadre figé de la guerre froide. Le dialogue avec l’URSS – qui n’a, d’ailleurs, rien donné de concret, mais les symboles comptent – a été un contrepoint qui a donné une autonomie à la France vis-à-vis des États-Unis. Mais quand l’essentiel était en cause, comme lors de la crise des fusées, à Cuba, en 1962, de Gaulle a surpris les Américains eux-mêmes par son entière détermination à les soutenir. Et l’on connaît la fameuse phrase qu’il a prononcée devant l’ambassadeur de l’Union Soviétique, qui évoquait le danger nucléaire : « Eh bien, nous mourrons ensemble, Monsieur l’ambassadeur ! » Nous attendons que LR fasse preuve de lucidité et prenne position sur cette question.

La défense des régimes démocratiques

Le second enjeu, lié au premier, est celui de la défense des régimes démocratiques alors que Poutine a déclaré que l’Occident était son ennemi. En acceptant par avance l’éventualité d’une défaite de l’Ukraine, Nicolas Sarkozy, donnant ainsi un avantage à l’agression russe, ne tient aucun compte du fait qu’une telle défaite serait également en réalité une défaite des pays libres. Il est étonnant et inquiétant qu’il ne prenne pas en compte cet enjeu. À notre sens, redisons-le, cela vient d’une incompréhension de ce qu’est la nature du régime poutinien et de la menace qu’il représente, associé à d’autres régimes dictatoriaux, pour nos démocraties occidentales. Nicolas Sarkozy ne manifeste à aucun moment son soutien aux Ukrainiens pour la défense de leurs libertés ni même sa compassion pour leur pays agressé et meurtri. Son « réalisme » l’empêche de se situer du côté de l’Ukraine. En insistant, dans cette conjoncture, sur la nécessité pour la France de ne pas s’aligner sur les intérêts américains et en estimant qu’«  il faut cesser de dire que nous soutiendrons l’Ukraine jusqu’au bout », déclaration saluée par Vladimir Poutine, il se pose en réalité en soutien du maître du Kremlin.

[1La Sturmabteilung avait idé Hitler à arriver au pouvoir en 1933. (NDLR)