60 ans – un bon anniversaire ?

Les cérémonies et les rencontres organisées à l’occasion du soixantième anniversaire du Traité de l’Elysée ont témoigné d’une belle et durable amitié, mais... les différences institutionnelles et politiques, et peut-être aussi les différentes Weltanschauung des dirigeants français et allemands font que les actes ne semblent pas être à la hauteurs des mots. Detlef Puhl analyse le "franco-allemand" en ces temps de crise et de guerre.

Commémoration. François Mitterand et Helmut Kohl à Verdun en novembre1984
Herbert Richter/ pour un anniversaire du traité de l’Elysée

Est-ce qu’on peut avoir confiance en Olaf Scholz ? Ou en Emmanuel Macron ? Ou dans la déclaration adoptée par le conseil des ministres franco-allemand lors du 60ème anniversaire du Traité de l’Elysée le 22 janvier ? La question se pose, car on ne peut pas être sûr que les gestes et les mots d’amitié exprimés à l’occasion ne soient pas finalement autres que des apparences ; que les engagements pris dans le texte du communiqué ne soient suivis d’action. Certes, la manifestation d’unité a été appréciée, bien-sûr, et bien mise en scène. Mais est-ce qu’il n’y avait pas, ces derniers mois surtout, des malentendus, des occasions manquées, des doutes sur les capacités de l’un et de l’autre de bien gérer ses affaires chez lui, de bien s’orienter en ces temps de crise, de guerre en Europe ?

Différences et divergences

Emmanuel Macron avait été obligé de passer par l’article 49-3 de la Constitution pour faire passer son budget sans vote parlementaire et maintenant il a des difficultés à faire passer sa réforme des retraites, LA réforme de son deuxième mandat. Olaf Scholz se trouve mis sous pression par ses partenaires de la „coalition feu tricolore“ qui demandent de lui, comme le font beaucoup de ses amis européens dans l’UE et à l’OTAN, un engagement plus fort, un vrai „leadership“ dans la crise crée par la guerre en Ukraine. Pendant les derniers mois, Paris et Berlin n‘étaient pas sur la même longueur d’onde. Est-ce qu’ils le sont aujourd’hui ?

Le conseil des ministres franco-allemand prévu au mois d’octobre a dû être reporté, parce qu’on n’arrivait pas à se mettre d’accord sur les résultats à obtenir. Le président a mis en garde contre l’isolement de l’Allemagne au sein de l’UE dans ses efforts d’alléger les charges pour les ménages suite à la flambée des prix d’énergie à cause de la guerre ; Olaf Scholz ne se sent pas du tout isolé. Le chancelier a refusé l’offre faite par le président de l’accompagner dans sa visite au président chinois, pour démontrer l’unité européenne ; Scholz a préféré faire cavalier seul. Les deux chefs d’Etat, qui aiment tant manifester leur fierté de l’être, se trouvent mis en question – chez eux, mais aussi l’un par l’autre.

Changement d’époque et différences de perspectives

Ceci face à la „Zeitenwende“, le changement d’époque évoqué par le chancelier Scholz le 27 février dernier après l’attaque russe contre l’Ukraine. Mais ce que cela signifie finalement, pour l’un et pour l’autre, ce n’est toujours pas évident. Est-ce que c’est tout „simplement“ la tentative d’une grande puissance européenne révisionniste de changer les frontières par la force, comme l’a dit le chancelier au Bundestag le 25 janvier – et donc la fin du système européen de sécurité auquel nous étions habitués ? Certainement. Mais est-ce qu’il n’y a pas encore bien plus ? Est-ce qu’il y a une idée, une stratégie derrière ce slogan qui puisse convaincre ? Une stratégie qui aille au-delà de l’organisation de la résistance d’une alliance unie contre le régime et l’armée de l’agresseur, un criminel de guerre – tâche immédiate sur laquelle Olaf Scholz centre toute son attention ? Ou est-ce que c’est aussi une idée pour l’après-guerre ? Une idée de l’impact de cette guerre sur l’avenir de l’Europe, l’avenir de l’Otan – idées à plus long terme promues par Emmanuel Macron ?

Olaf Scholz n’en parle pas beaucoup. Et moins il en parle, plus il y a des voix à Berlin qui soit lui posent des questions, soit lui proposent des actions sans jamais recevoir des réponses – à l’exception de celle-ci : Nous n’agissons jamais seuls. M. Scholz est fier de cette réponse simple, tout à fait logique et respectable, d’une part. Mais aux yeux du chancelier, d’autre part, le seul témoin valable pour juger des actions en commun —„jamais seuls“— en la matière, ce n’est ni M. Macron ni les alliés les plus directement concernés par cette guerre, c’est Joe Biden. Le chancelier n’arrête pas d’insister sur son accord avec le président américain. Et il ignore les critiques exprimées par d’autres, en particulier par des partenaires européens mais aussi par des amis américains qui aimeraient voir l’Allemagne jouer un rôle plus actif, plus indépendant sans essayer de faire pression sur Washington. De cette façon, Olaf Scholz, qui aime tellement se présenter comme „leader“ responsable et réfléchi, a permis cependant que son gouvernement apparaisse comme un allié qui hésite, qui freine les autres alliés, alors que de fait, il contribue beaucoup au soutien de l’Ukraine. Le comportement du chancelier sème le doute, alors qu’il devrait manifester la clarté.

Et M. Macron, qu’est-ce qu’il veut faire de son deuxième mandat, sans majorité sûre à l’Assemblée ? Sans partenaire fiable pour ses idées d’une „refondation de l’Europe“ d’il y a déjà 5 ans, dont la nécessité devient plus évidente chaque jour ? Oui, Paris et Berlin se déclarent solidaires dans leurs efforts à la fois pooour rétablir un ordre de paix en Europe et pour transformer l’Europe en une économie et une société qui puisse maîtriser le changement climatique dont l’impact global et généralisé se fait aussi sentir. Tous les deux, ils confirment leurs intentions d’établir une „Europe souveraine“. Mais, est-ce qu’à Berlin et à Paris on parle de la même chose ? En matière d’énergie, par exemple, pour réduire dans la durée l’utilisation du fossile et la dépendance des importations ? Ou en matière de défense et de sécurité, pour être prêts aux défis futurs, avec la plus grande autonomie d’action possible, tout en s’accordant sur le rôle que doivent et peuvent jouer les USA pour la sécurité en Europe ? Des visions, M. Macron en a. Est-ce qu’il est convaincu que M. Scholz en a aussi ? Ou est-ce qu’il tombe dans le piège du „wishful thinking“ ?

La France et l’Allemagne déclarent où elles veulent aller ensemble, mais on a du mal à imaginer le chemin qu’elles veulent prendre. Actuellement, la guerre en Ukraine domine les débats. Mais les débats sur les suites de cette guerre pour la construction européenne et pour les relations transatlantiques ne sont pas à l’ordre du jour. Or, c’est là que persistent les divergences entre les deux pays, qui devront être surmontées. Les belles déclarations ne font que cacher un manque sérieux d’efforts pour s’entendre là où c’est le plus difficile. Une belle cérémonie à la Sorbonne ne suffit pas.

L’anniversaire a lieu à un moment où „le franco-allemand“ ne va pas bien. La guerre en Ukraine ne fait pas apparaître seulement l’unité de l’Europe face à l’agression, mais aussi sa faiblesse. Elle démontre combien la capacité des Européens à soutenir les efforts de défense de l’Ukraine contre l’agresseur russe dépend des Etats-Unis et combien, par conséquent, Berlin fait davantage confiance à Washington et cherche l’engagement le plus fort possible des Américains. Pour beaucoup, dans le monde politique à Berlin, l’ordre préféré, la suprématie en matière de sécurité de l’OTAN et de l‘alliance avec les USA, est de retour, enfin. Pour eux, le rêve d’une défense européenne à laquelle peu d’entre eux avaient jamais cru, c’est fini. Ce n’est pas par hazard qu‘Olaf Scholz insiste sur son entente avec Joe Biden, seul garant de la sécurité de l’Allemagne ; seul personnage politique de l’Occident aussi dont il semble respecter l’expérience et l‘ancienneté.

La peur

Le chancelier est prudent et inquiet. Et il a raison de l’être, car les Allemands sont divisés entre celles et ceux qui demandent plus d’engagement envers l’Ukraine pour arrêter les Russes et celles et ceux qui ont peur d’une escalade vers une guerre entre la Russie et l’OTAN, vers la troisième guerre mondiale, vers une guerre nucléaire. Ces peurs sont partagées par une partie non négligeable de ses amis politiques du SPD. C’est pour cela que son message clé au Bundestag le 25 janvier et à la télé le même soir était : « Je suis fidèle au serment que j’ai prêté en tant que chancelier de protéger le peuple allemand ; je ne me laisse pas influencer par des appels publics ; faites-moi confiance, je fais ce qu’il faut faire. » Il a besoin aussi de démontrer que c’est lui, le chef, et que ceux de ses partenaires au sein de la coalition qui le critiquent feraient mieux de se taire. Et il déclare que toute politique autre que celle qu’il poursuit serait „irresponsable. “ Ces messages, on pourrait aussi les comprendre comme faisant preuve d’un style autoritaire.

Les cérémonies multiples du 60ème anniversaire du traité de l’Élysée dans les deux pays font preuve d’un enracinement bien solide de leur amitié à tous les niveaux, heureusement. Mais les problèmes et les divergences importantes au niveau politique témoignent d’une fragilité certaine et créent des doutes devant toutes ces belles paroles. Les Allemands et les Français ont droit à plus d’efforts de la part de leurs gouvernants pour s’occuper des questions difficiles qui sont bien connues depuis longtemps. On ne peut qu’espérer que l’Assemblée Parlementaire Franco-Allemande, cette assemblée binationale unique, s’occupe des sujets épineux et fasse pression sur les gouvernements. Les discours des présidentes de l’Assemblée Nationale, Yaël Braun-Pivet, et du Bundestag, Bärbel Bas, donnent cet espoir.