A la recherche de l’âme occidentale

La Conférence de Munich sur la sécurité a confirmé le clivage entre Washington et ses partenaires européens. Alors que le président allemand, Frank-Walter Steinmeier, s’inquiète de l’abandon par les Etats-Unis de l’idée même de communauté internationale et que son homologue français, Emmanuel Macron, appelle l’Europe à devenir une „puissance stratégique“, les Américains, par la voix de leur secrétaire d’Etat Mike Pompeo, se disent confiants dans le succès des idées occidentales et rejettent les doutes de leurs interlocuteurs.

LE TEMPLE D’APHAIA A EGINE
MTVS

Les organisateurs de la „Conférence de Sécurité de Munich“ (MSC) ont créé un mot nouveau : „Westlessness“, l’absence de l’Ouest. C’est le titre du rapport 2020, publié à l’occasion de la 56e conférence qui avait lieu, comme d’habitude, à l’hôtel „Bayerischer Hof“ de Munich du 14 au 16 février. Cette grand-messe annuelle de la communauté d’experts de la sécurité transatlantique, qui réunit quelque 500 participants, dont une trentaine de chefs d’Etat ou de gouvernement et de nombreux ministres, ambassadeurs, officiers généraux, mais aussi chefs d’entrepises, a servi, cette année, à la recherche de l’âme occidentale. A la fin de cette conférence, on cherche toujours.

Les doutes de Frank-Walter Steinmeier

Il n’est plus évident, a dit le président fédéral allemand, Frank-Walter Steinmeier, en ouvrant cette conférence, que „nous“ et „l’Ouest“ ce soit la même chose, ni dans nos sociétés, ni en matière de politique de sécurité. Il constate une „dynamique destructive“ en politique internationale. Un des éléments de cette dynamique est l’abandon par „notre allié le plus proche, les Etats-Unis“ de „l’idée même d’une communauté internationale.“ Pour l’administration actuelle, c’est „chacun pour soi“ et „chaque pays doit mettre ses intérêts au-dessus de tous les autres.“ „Great again“ – s’il le faut „au coût des voisins et des partenaires.“

Penser et agir de cette facon, dit le chef de l’Etat allemand, „est au détriment de nous tous.“ Cela nous ramène à une période où chacun cherchait à assurer sa sécurité aux dépens des autres. Cela crée des doutes sur nos institutions internationales, qui nous servent à trouver des compromis. Cela les fragilise, et c’est voulu. „Cela nous ramène à la manière de penser d’avant-hier. Et c’est ultra-dangereux.“

Une analyse dérangeante par celui qui, il y a six ans, en tant que ministre des affaires étrangères, s`était présenté, à la même occasion, en optimiste en déclarant que l’Allemagne serait prête à s’engager davantage dans le maintien et le développement de l’ordre international, basé sur les règles du droit. Au début de cette conférence, en 2020, il y a donc un constat de doute en ce qui concerne la validité de cet ordre international et des valeurs qui le constituent, que nous appelons les valeurs occidentales.

La confiance de Mike Pompeo

A l’opposé, le discours, le lendemain, du secrétaire d’Etat américain Mike Pompeo (ministre des affaires étrangères) était intitulé : „L’Ouest gagne“. „Hier, quelqu’un a dit que les Etats-Unis rejetteraient la communauté internationale,“ a-t-il dit en se référant aux propos du chef de l’Etat allemand. Or, il serait venu pour dire que de tels propos ne reflètent en rien la réalité. Ce sont les idées occidentales qui réussissent mieux que toutes les autres ; l’Ouest serait toujours plus attrayant que d’autres systèmes, car „beaucoup aimeraient devenir comme nous.“

„L’Ouest gagne“ et, en même temps, „la liberté“. L’Ouest soutient des nations indépendantes, alors que d’autres, comme la Russie, la Chine, l’Iran, violent la souveraineté des nations. Selon Mike Pompeo, les Etats-Unis sont toujours leaders dans beaucoup de domaines d’actions internationales. Pour le chef de la diplomatie américaine, l’Ouest c’est „toute nation qui adopte un modèle de respect pour la liberté de l’individu, l’économie libérale et la souveraineté nationale.“ Une définition de „l’Ouest“ que la plupart des leaders européens ne partageraient sans doute pas. L’Ouest, pour Mike Pompeo, ne serait-ce qu’un autre mot pour USA ?

Le ministre américain de la défense, Mark Esper, a parlé, lui, avant tout de la Chine. „La Chine est le souci majeur du Pentagone“, a-t-il dit. Ce souci concernant l’expansion commerciale et militaire de la Chine devrait également devenir un souci pour l’Otan, aurait-il dit à ses collègues lors de leur réunion à Bruxelles la semaine avant. Dans la logique de la stratégie nationale américaine de défense, à laquelle il fait référence, les alliés se rangeraient derrière la première puissance de l’alliance dans cette nouvelle „ère de compétition des grandes puissances“ avec la Chine d’abord, la Russie ensuite, cette compétition se trouvant au centre de la stratégie nationale américaine.

Dans ces présentations de l’administration américaine, on ne trouve aucun doute sur ce que c’est, l’Ouest. Les doutes exprimés par le président allemand ? Le constat du président francais d’un „affaiblissement de l’Occident“ ? Cela „ne reflète en rien la réalité“, comme dit M. Pompeo ? C’est à Washington, dans l’entourage du président Trump, qu’on aime parler de „faits alternatifs“ quand les perceptions des uns et des autres ne coïncident pas. A Munich, on avait l’occasion de trouver des „réalités alternatives.“

L’ambition d’Emmanuel Macron

Revenant à la réalité européenne, Emmanuel Macron en a présenté une analyse approfondie qui rejoint, en beaucoup d’aspects, l’analyse de son homologue allemand. Depuis 10 ou 15 ans, c’est-à-dire bien avant que Donald Trump soit élu président des Etats-Unis, on assiste à un „affaiblissement de l’Occident“. Cela est dû à l’émergence de la Chine, d’une part, mais aussi „des puissances régionales qui ne partagent pas nos valeurs“, comme la Russie et la Turquie. Et puis, il y a „une politique américaine qui a commencé il y a plusieurs années, pas seulement sous cette administration, qui est aussi celle d’une forme de repli relatif, en tout cas d’une reconsidération de la relation avec l’Europe.“

De ce constat, le président français conclut „que nous avons besoin d’une stratégie européenne qui est celle de nous revivre comme une puissance politique stratégique.“ Une puissance européenne „pour protéger nos valeurs, nos préférences collectives“. Dans 10 ans, Macron prévoit une Europe „qui aura su bâtir les termes de sa souveraineté.“ Une souveraineté qui ne serait pas seulement nationale, mais qui serait partagée entre nations européennes, selon leurs choix „à plusieurs cercles : un cœur beaucoup plus intégré. . . ; des partenaires qui restent dans une politique avec un marché commun. . . ; une politique de voisinage commune.“

Il s’agit d’une ambition européenne, dont parle le président français, d’une ambition européenne de la défense aussi, qui ne serait pas „contre l’Otan ou alternative à l’Otan“, mais qui serait le deuxième pilier de „la sécurité collective européenne“. Pour Emmanuel Macron, „le repositionnement stratégique américain“ sous l’administration de Barack Obama demande un rééquilibrage au sein de l’Otan, demande „de construire en cohérence avec l’Otan“ une „capacité propre qui nous donne de la crédibilité vis-à-vis du partenaire américain“, „celle d’avoir une liberté d’action“. Le président français refuse d’être „junior partner des Etats-Unis parce que parfois nous avons des désaccords qu’il faut assumer.“ Comme sur l’Iran par exemple.

Ce plaidoyer pour une Europe forte et capable d’agir du président Macron rejoint parfaitement les propos du président Steinmeier, qui déclare : „Les grandes puissances en 2020 n’ont plus, comme avant, un intérêt dans une intégration européenne qui réussit. Au contraire, chacun des grands acteurs poursuit ses propres avantages - aux dépens de l’unité européenne.“ „Cette Europe ne doit pas échouer,“ proclame-t-il. „Pour l’Allemagne, l’Europe n’est pas simplement „nice to have“. L’Europe est „dans notre intérêt national le plus fondamental.“ Et le chef de l’Etat allemand ajoute : „L’Europe unie ne survivra que si nous la considérons comme le lieu le plus concret de la responsabilité allemande.“ Il n’y a pas de danger plus grand pour l’Allemagne que si „le narratif allemand de l’avenir n’inclut pas l’Europe unie.“

„L’Ouest gagne“ ou „l’Ouest a disparu“ ? De toute évidence, l’Ouest, c’est une idée, mais les perceptions de cette idée divergent beaucoup. De plus en plus ? Ceux des intervenants qui exprimaient des doutes étaient bien les plus nombreux. La thèse de l’Ouest qui gagne est resté en marge.

L’absence du Royaume-Uni

Beaucoup d’autres sujets ont été abordés pendant les trois jours à Munich. On ignore si les ministres des affaires étrangères américain et chinois, américain et russe, américain et iranien, iranien et saoudien, etc. etc. ont saisi l’occasion de rencontres privées. Mais pour la première fois, le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, et le premier ministre arménien, Nikol Pashinian, se sont rencontrés pour un échange concernant le conflit du Nagorno-Karabach. Il faut de l’optimisme.

Malheureusement, les ministres chinois, Wang Yi, et russe, Sergei Lavrov, n’ont prononcé que des éloges de leurs propres régimes. La Chine et son Parti Communiste qui, d’après les paroles du ministre, gère courageusement la lutte contre l’épidémie qui touche le pays, qui n’a aucune ambition d’étendre son influence, mais qui, forte de ses 5000 ans d’histoire, ne se laisserait dire par personne quel chemin prendre. Ou la Russie qui, selon les propos du ministre éternel, “75 ans après la victoire dans la Deuxième Guerre mondiale“, constate la „barbarisation des relations internationales“ et la méfiance complète envers l’Otan.

Malheureusement aussi, la voix du Royaume Uni était pratiquement absente. Le conseiller de sécurité du premier ministre, Sir Mark Philip Sedwill, était le seul représentant britannique à une des tables rondes, alors que beaucoup de pays européens étaient présents avec des représentants de poids politique, sans parler d’une délégation nombreuse du Congrès américain, à la tête de laquelle se trouvait la présidente de la Chambre des Représentants, Nancy Pelosi.

L’Ouest disparu ? A la fin le président de cette conférence de sécurité de Munich, l’ambassadeur Wolfgang Ischinger, s’est dit satisfait des propos encourageants concernant l’Europe. Propos tenus, avant tout, par les deux présidents francais et allemand – l’un avec des pouvoirs réels, qui doit toujours faire ses preuves et a besoin, pour cela, d’un soutien fort de Berlin ; l’autre avec le seul pouvoir de la parole, qui doit convaincre une classe politique trop souvent hésitante.