Ne nous y trompons pas. Le post-Brexit va s’avérer un casse-tête permanent pour l’UE-27, car, du dehors, il va affaiblir sa prospérité et sa capacité d’agir sur la scène internationale. D’abord, qu’on le veuille ou non en effet, la région de Londres constitue l’autre extrémité de l’arc rhénan qui, né en Lombardie, irrigue les deux rives du Rhin, Benelux compris. Cet espace économique intégré doit être géré dans l’intérêt commun du continent et de son prolongement insulaire. La négociation d’un accord commercial devra le rendre possible. Ensuite, le Royaume-Uni est une puissance nucléaire - sous contrôle américain - et dispose d’un siège permanent au Conseil de Sécurité. Son départ laisse le champ libre à la France, ce que l’Allemagne ne permettra pas. Enfin, Londres jouera avec Washington, mais aussi avec Pékin, un rôle d’entremetteur qu’elle saura se faire payer, aux frais de l’Europe.
La paralysie de l’UE
Or l’UE-27 n’a pas mis à profit les trois années qui nous séparent du référendum fatidique de juin 2016, pour avancer d’un pas significatif vers une intégration plus poussée ni sur l’euro, ni sur la politique étrangère, ni sur l’énergie, ni sur le climat. Rien que de faux-semblants comme la coopération structurée permanente en matière de défense, la si mal nommée Pesco. Certes la routine fonctionne, et cela ne compte pas pour rien, mais de percée commensurable avec le démembrement créé par le Brexit, point ! On incriminera avec raison l’hétérogénéité de l’EU élargie, le mode intergouvernemental de gouvernance, le veto. Mais la cause première de la paralysie de l’UE tient à l’enrayage de l’axe franco-allemand qui apparaît, avec le recul historique, dépourvu de toute dynamique propre.
Le secret est mal gardé, par les chancelleries, d’une mésentente l’emportant sur la connivence - seuls les diplomates parleront de malentendu - entre Paris et Berlin. Parfois il perce avec la critique acerbe des propos de Macron sur la mort cérébrale de l’Otan, par la chancelière qui les a qualifiés d’"intempestifs". Car, c’est bien une divergence entre les deux capitales qui affleure ici, sur le concept même d’autonomie stratégique. La fin de non-recevoir opposée depuis deux ans par Merkel à Macron sur la renégociation de la gouvernance de l’euro, camouflée par quelques concessions marginales, est un autre chapitre du contentieux. Il y a gros à craindre que la politique commerciale vis-à-vis des USA et de la Chine en constitue bientôt le troisième.
Des analyses pertinentes
Plusieurs auteurs récents ont livré sur la relation franco-allemande des analyses éclairantes, notamment Coralie Delaume (1) et aujourd’hui Edouard Husson (2), qui ont en commun le double mérite de la rigueur factuelle et de la liberté d’expression sur un sujet très sensible dans les deux capitales. Lorsque le Bundestag ratifie le Traité de l’Élysée négocié entre De Gaulle et Adenauer, il le chapeaute d’une déclaration politique qui conforme la primauté donnée par l’Allemagne à l’Alliance Atlantique. Tout est dit de l’ambivalence de cet accord bilatéral dans un ménage à trois. L’Allemagne n’aura d’ailleurs cessé de voir la Grande-Bretagne rejoindre la CEE en 1973, conformément au vœu de Washington.
En fait, les trajectoires qui au départ avantagent la France, par son appartenance au camp des vainqueurs et par la vigueur de sa reconstruction, lesquelles fournissent un socle fort à la politique étrangère gaullienne, vont graduellement se croiser à mesure de la modernisation radicale de l’industrie allemande, notamment dans les créneaux porteurs de la mondialisation - automobile, machines-outils et chimie. La messe sera dite avec la réunification voulue par Kohl qui renforce le poids politique de l’Allemagne, déjà un géant économique et puissance exportatrice comparable à la Chine. Mais le coût de la réunification va forcer Schröder à imposer des sacrifices de flexibilité du travail et de restriction salariale aux syndicats allemands, qui vont conférer à l’Allemagne un avantage compétitif certain sur ses partenaires à partir de l’entrée dans l’euro.
Un double enjeu
La réunification avait en effet entre-temps permis l’avènement de l’euro qui a marqué en effet le passage d’une zone DM, au sein du SME, à une zone euro sur le modèle ordo-libéral allemand, la solidarité en moins. Mitterrand a en effet mal tiré parti de la dernière occasion offerte à la France d’intégrer correctement l’Allemagne dans l’eurozone en création alors qu’il disposait d’un levier puissant avec le consentement de la France à la réunification. Il n’a pas voulu faire du volet économique, recommandé par le Comité Delors, la contrepartie de la politique monétaire centralisée, partie par refus du basculement vers une union politique, partie avec la conviction que le rééquilibrage se ferait plus tard.
Or Chirac d’abord, en consentant au Pacte de stabilité qui substitue la discipline et l’austérité à une Union de transferts, a encore aggravé le déséquilibre. Sarkozy n’a pas fait autre chose avec Merkel au moment de la crise grecque avec le Mécanisme européen de stabilité. La pente à remonter est donc abrupte pour Emmanuel Macron qui a jeté toutes ses forces dans des réformes visant à acheter la crédibilité perdue par ses velléitaires prédécesseurs. Mais le Président français ne réussira pas s’il n’arrive pas à mobiliser une coalition de changement de manière à substituer la consultation multilatérale au sein du Conseil européen à la discussion bilatérale avec Berlin. En outre, il faut dépasser ici les rapports entre gouvernements qui évoquent les jeux diplomatiques en usage au Congrès de Vienne ou à la Société des Nations. L’abandon du veto y aidera. Mais ce sont les citoyens qu’il s’agit de rassembler en transcendant les identités nationales, pour résoudre le double enjeu de l’euro et de la défense, deux biens publics européens par excellence. La Commission et le Parlement doivent reprendre l’initiative sur ce double dossier.
(1) Coralie Delaume, Le couple franco-allemand n’existe pas, Ed. Michalon
(2) Edouard Husson, Paris-Berlin. La survie de l’Europe, Ed. Gallimard