Raté. L’occasion pour l’Europe de manifester son unité aux dirigeants suprêmes de la Chine –à la fois partenaire, concurrent et adversaire systémique selon le vocabulaire de l’UE—n’a pas été saisie. Au contraire. Les interviews du président Emmanuel Macron dans „Les Echos“ et „Politico“ juste après sa visite à Pékin, avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, ont suscité des réactions qu’il ne peut pas apprécier, encore moins ignorer. Et pourtant, le président déclare, dans la même interview à „Politico“ à bord de „COTAM Unité“, avoir „gagné la bataille idéologique sur l’autonomie stratégique“ pour l’Europe. Il se trompe.
Dans l’entourage du président, certains parlent d’un „désastre en communication“, peut-on lire. A Berlin, à Bruxelles, on secoue la tête, on ne comprend pas. Pourquoi le président français déclare-t-il au milieu d’une guerre que la Russie mène non pas seulement contre l’Ukraine, mais contre „l’Occident“ dont font partie et les Européens et les Etats-Unis, que les Européens ne doivent pas devenir des „suivistes“ des Etats-Unis et se laisser entraîner dans des crises „qui ne sont pas les nôtres ?“ Pourquoi, dans le contexte géostratégique actuel, l’appel du président Français aux Européens à prendre leurs distances envers les Etats-Unis sans lesquels l’Ukraine n’existerait plus et les troupes d’une Russie revancharde se trouveraient aujourd’hui tout au long de la frontière de l’Otan ? Pourquoi ce message en rentrant d’une Chine soutenant Moscou ouvertement et décidée à renverser, avec la Russie, l’ordre „occidental“ du monde ? Pourquoi le conflit sur Taiwan, auquel Macron a fait allusion, ne serait-il pas „le nôtre“ le jour où le plus ancien des alliés de la France, les Etats-Unis, sollicite le soutien de leurs alliés européens dans leur bataille contre une Chine combattante ? Dans une région du monde, l’indo-pacifique, où se trouvent des partenaires fiables de „l’Occident“, le Japon, la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle Zélande, et où la France aussi est présente et doit défendre ses intérêts ?
La bataille de l’autonomie stratégique
Avec ses propos, Emmanuel Macron n’a pas gagné, il est en train de perdre la bataille idéologique pour l’autonomie stratégique. L’opposition de plus d’un pays allié à sa démarche est évidente, celle de la Pologne avant tout. Le silence bruyant du chancelier à Berlin n‘est pas un hasard. A une étape particulièrement critique pour la sécurité et la paix en Europe, la France se retrouve bien seule, alors qu’elle devrait et pourrait faire tout pour faire avancer le projet d’autonomie stratégique dont l’Europe a tant besoin. Car, bien sûr, les intérêts et les ambitions des Américains et des Européens dans les conflits du monde ne sont pas nécessairement les mêmes. Et l’Europe a besoin de pouvoir définir ses propres stratégies. Elle a besoin surtout de pouvoir les poursuivre sans toujours avoir besoin de recourir aux alliés outre-Atlantique. Tout en restant alliée à la seule puissance globale démocratique avec qui elle partage tant de valeurs. L’Europe a encore beaucoup de chemin à faire.
En même temps, il est vrai aussi que l’Alliance atlantique a rarement été aussi importante, voire essentielle pour la sécurité en Europe que maintenant, en cette situation de guerre. Les Européens en sont conscients et convaincus. Macron l’est aussi. Il le confirme souvent. Le défi qui consiste en la combinaison de l’unité d’un „Occident“ démocratique en face de puissances autoritaires et agressives d’un côté et de la défense de l’autre d’une autonomie d’action des Européens, organisés en plus ou moins petits Etats nationaux, à côté d‘un partenaire qui est une puissance globale à elle seule et qui réclame son leadership, ce défi n’est pas nouveau. Cette autonomie d’action ne se fera pas par déclarations ; elle ne se fera pas sans que, au niveau européen, il y ait des partenaires qui se mettent d’accord sur une politique commune, qui se soutiennent mutuellement et qui manifestent leur solidarité face au monde – à ses partenaires, mais surtout à ses adversaires, les grands chefs autocrates à Moscou et à Pékin.
Cette solidarité a pris un coup. En fait, elle s’est avérée fragile, car le leadership européen est fragile. Le jeune intellectuel brillant à l’Elysée avec ses grandes ambitions pour l’Europe et en Europe, qui aime tant provoquer pour faire avancer les débats, ne semble pas bien doué pour rassembler et créer les conditions d’action durables pour réussir. Avec la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, il aurait pu créer un message puissant d’unité européenne. Il aurait pu manifester à Pékin son soutien à la position prise par la présidente par rapport à la Chine quelques jours avant leur voyage ensemble. Il aurait pu, en la présence de la présidente, confirmer sa position de „de-risking“ –réduction des risques—partagée par le chancelier Scholz par exemple, qu’il avait consulté avant de partir, et confirmée par la ministre des affaires étrangères allemande, Annalena Baerbock, à Pékin quelques jours plus tard. Une position européenne d’ailleurs qui se distingue clairement de la position américaine de „de-coupling“ –prise de distance avec la Chine.
Cavalier seul
Au lieu de porter une telle démonstration d’unité européenne, pas du tout „suiviste“ des Américains, le président a préféré faire cavalier seul et réclamer le leadership français pour l‘Europe. Tout comme, avant lui, le chancelier Scholz avait préféré faire cavalier seul en refusant de se faire accompagner pour son propre voyage à Pékin par le président français. Aurait-on affaire à des leaders européens qui se croient plus forts qu’ils ne le sont ? L’un, le Français, croyant gagner „la bataille idéologique sur l’autonomie stratégique“ européenne pour devenir la „troisième superpuissance“ dont il veut assumer le leadership. L’autre, l’Allemand, se prenant pour un leader parce qu’il se déclare leader, fermement à côté du vieux Joe Biden, et qui demande sans trop s’expliquer qu’on lui fasse confiance („je sais ce que je fais“).
Le président et le chancelier dont dépend l’avenir de l’Europe se trouvent, tous les deux, affaiblis dans leurs pays. Emmanuel Macron, réélu l’année dernière pour un deuxième et dernier mandat, a perdu, un mois plus tard, sa majorité parlementaire. La bataille politique qu’il aurait dû gagner avant tout, celle pour la majorité aux législatives, il l’a perdue. Plus que jamais il se trouve contesté. Le recours répété de son gouvernement minoritaire au „49-3“ pour faire passer le budget et la réforme des retraites a démontré la faiblesse du président. Au point où son nouveau programme des cent jours d‘“apaisement“ ne paraît guère crédible. Là aussi, il aura besoin d’alliés, de partenaires au-delà de ses fidèles. Où sont–ils ? Que fait-il pour les rassembler ? Il ne serait pas surprenant que son mouvement „Renaissance“, avec qui il veut certainement gagner les élections européennes l’année prochaine, se décompose s’il ne sort pas grand vainqueur de ce scrutin. La succession pour 2027 se prépare, à la limite sans lui.
Le chancelier ne se trouve pas dans une position meilleure. Les contradictions idéologiques au sein de sa majorité, dont il dispose en principe, se font remarquer de plus en plus. Olaf Scholz a de grandes difficultés à faire respecter son autorité. Dans les sondages, la coalition „feu tricolore“ a déjà perdu la majorité depuis quelque temps. Le parti du vice- chancelier Robert Habeck, les Verts, souffre du décalage de plus en plus grand entre leurs projets ambitieux de transformation écologique de l’économie et l’état d’avancement – plutôt le manque d’avancement suffisant pour réussir les objectifs auxquels ils se sont engagés pour maîtriser le changement climatique. La bataille pour qui sera la première force politique à gauche, les Verts ou le SPD du chancelier, cette bataille est ouverte. Le défi réel le plus sérieux pour Olaf Scholz, ce sont les Verts. Les élections législatives de 2025 s’annoncent.
L’échéance du scrutin européen
Olaf Scholz, lui, sûr de lui, prétend pouvoir ignorer les jeux politiciens. Il se fait porte-parole de bons messages, des „narratifs“ de raison et de force tranquille. Le chancelier, qui réfléchit bien avant d’agir, ne se laisse pas déranger par des impatients et des ignorants qui ne savent pas, comme lui, de quoi ils parlent. Il annonce „des résultats très très très bons“ après 30 heures de discussions compliquées au sein de la coalition. Mais on ne sait pas dans quelle mesure il doit aussi écouter ses propres amis du SPD au Bundestag. Les premiers opposants au sein du groupe parlementaire commencent à s’organiser. Il ne faut pas oublier non plus, que la guerre en Ukraine et la position du gouvernement allemand en la matière a été et est toujours un grand sujet du débat politique interne. Les courants pacifistes au SPD et aux Verts existent toujours bien qu’ils ne soient pas bien visibles actuellement.
Les libéraux du FDP finalement, parti du ministre des finances, ont perdu toutes les élections régionales depuis leur prise de fonction au niveau national. Pour Olaf Scholz il est absolument essentiel que ce parti reste à bord, qu’il commence à gagner quelques scrutins, qu’il puisse démontrer à sa clientèle que sa présence au gouvernement rapporte : réduire les dépenses, construire des autoroutes, maintenir la possibilité de construction d’automobiles à moteurs de combustibles, décarbonisés bien-sûr – une liste de projets en contradiction parfaite avec celle des Verts. Bref, Olaf Scholz dirige un orchestre qui ne joue pas en harmonie, de moins en moins.
Ainsi, le scrutin européen de l’année prochaine sera une échéance cruciale pour l’un et pour l’autre à leurs niveaux nationaux. On ne peut qu’espérer que les dossiers européens ne soient pas complètement mis au deuxième rang. Car les défis pour l’avenir de l’Europe restent immenses. Sa place dans le monde, l’intégration économique, ses vulnérabilités et la justice sociale, la transition écologique, le changement du climat, les migrations. L’Europe, la France, l’Allemagne ont besoin de leaders solides et forts qui arrivent à agir ensemble. et non pas de faibles qui prétendent être forts et qui rendent l’édifice européen fragile.