Le départ de Sergueï Ivanov du premier cercle du Kremlin soulève bien des interrogations. Dans le système poutinien au fonctionnement opaque, les kremlinologues qui autrefois scrutaient les faits et gestes des dirigeants soviétiques ont retrouvé du travail. Comme il se doit quand on veut mettre les formes dans un régime qui ne les respecte guère, Sergueï Ivanov quitte officiellement son poste « à sa demande ». Vladimir Poutine a même précisé qu’en le nommant en 2012 à la tête de l’administration présidentielle, il lui avait promis de le libérer au bout de quatre ans.
On dit Sergueï Ivanov fatigué et déprimé depuis la mort accidentelle de son fils. Ses capacités de travail et son acuité bureaucratique en auraient souffert. Mais il n’était pas n’importe quel collaborateur du président. Poutine et lui se connaissent depuis leurs années communes au KGB de Leningrad. Ivanov était d’ailleurs d’un rang supérieur à son camarade, ce qui lui valut des postes à l’étranger « capitaliste » contrairement à Poutine qui dût se contenter de la RDA.
Avantage à Medvedev
Après la chute du communisme, les deux amis se retrouvent à Leningrad, auprès du maire réformateur Anatoli Sobtchak, puis à la direction du FSB, l’avatar postsoviétique du KGB. Poutine est président des services de sécurité, et Ivanov son adjoint. Après l’élection de Vladimir Poutine, Ivanov devient ministre de la défense puis vice-premier ministre aux côtés de Dmitri Medvedev. En 2008 quand Poutine n’a pas la possibilité constitutionnelle de se présenter à un troisième mandat présidentiel consécutif, il hésite entre Ivanov et Medvedev pour assurer l’intérim. Il choisit finalement Medvedev qui lui parait sans doute plus docile.
Sergueï Ivanov a-t-il eu à un moment ou à un autre des ambitions personnelles et pouvait-il compter sur des appuis qu’il se serait assurés dans l’armée lors de son passage au ministère de la défense ? Rien n’est moins sûr mais il suffit que ce soupçon ait traversé l’esprit de Poutine pour que son sort soit réglé. L’ancien chef de l’administration présidentielle s’occupera désormais d’environnement.
Toutefois le cas Ivanov n’est pas isolé. Depuis quelques mois, le chef du Kremlin semble avoir entrepris un vaste mouvement de mutation des cadres. Le président des chemins de fer, un des plus gros monopoles d’Etat en Russie, a perdu son poste à la fin de 2015. Vladimir Iakounine était aussi un ami de Vladimir Poutine mais sa proximité avec le « tsar » ne l’a pas sauvé.
Une grouse miraculeuse
Chercheur au Centre Carnegie de Moscou, Konstantin Gaaze raconte que le bruit du remplacement de Iakounine courrait depuis plusieurs mois. En 2013 déjà, celui-ci avait été « littéralement sauvé par une grouse ». La nouvelle de sa disgrâce lui était parvenue alors qu’il partageait avec Poutine une grouse qu’il avait chassée le matin. Il lut à voix haute la dépêche à son hôte et l’affaire fut enterrée.
D’autres vieux amis sont tombés en disgrâce après avoir bien profité du système, soit dans l’appareil d’Etat, soit dans les grandes entreprises semi-publiques. Mais le temps où Vladimir Poutine avait besoin d’eux pour conforter son pouvoir semble passé. Tatiana Stanovaïa, du Centre de technologies politiques, en explique les raisons.
Avec l’annexion de la Crimée, les sanctions occidentales et la baisse des prix du pétrole, le Kremlin a moins de moyens pour satisfaire l’appétit des oligarques qui pourraient être tentés de poursuivre leurs propres intérêts. Les guerres en Ukraine et en Syrie ont propulsé dans l’entourage de Poutine des militaires et des stratèges sans état d’âme qui planifient des opérations et donnent des conseils professionnels quand le président les leur demande, sans s’interroger sur les arrière-pensées des uns et des autres et sans mettre en jeu des relations personnelles.
Des jeunes technocrates issus des "siloviki"
Dans les années 2000, la loyauté au chef était fondée sur des liens tissés dans un passé plus ou moins commun. Ce n’est plus le cas. Poutine écarte les vieux amis qui l’ont connu dans sa première vie, avant l’accession au Kremlin, voire avant la chute de l’URSS. Ceux qui en savent trop sur lui, même sans aller jusqu’à penser que certains détiendraient des « kompromat », le mot russe pour documents compromettants.
Il les remplace par de jeunes technocrates, toujours issus des organes de force, les "siloviki", qui ne sont pas (pas encore ?) avides de s’enrichir, qui lui doivent toute leur carrière et qui sont d’autant plus aux ordres qu’ils savent leur situation instable. Le maire libéral et populaire de Iaroslav a été arrêté ainsi que le gouverneur de la région de Kirov, sous couvert de lutte contre la corruption. Des garde du corps du président sont nommés gouverneurs. Une garde nationale, rattachée directement au Kremlin, a été créée pour soustraire la présidence à l’éventuelle pression de la milice (ministère de l’intérieur) et de l’armée. Ainsi Vladimir Poutine prépare les élections législatives de l’automne et son quatrième mandat à partir de 2018.