Aujourd’hui, il faut avoir peur de l’Amérique

Le parti de Donald Trump a gagné les élections de Midterms, mais en obtenant la majorité à la Chambre des représentants les démocrates pourraient disposer de précieux atouts pour lutter contre la peur et la division qui soutiennent la politique de Trump. La politologue Nicole Bacharan a donné récemment une interview sur ce thème au journal Le Temps.
Nous la publions avec l’aimable autorisation des auteurs et du journal.

La Chambre des représentants à Washington
ParsToday

Elle connaît Houston et New York comme sa poche pour y avoir vécu. Dans sa famille, on est Français, mais aussi Américains. Auteure de nombreux livres sur l’Amérique, Nicole Bacharan observe la scène politique outre-Atlantique avec intérêt et parfois effroi. A quelques jours des élections de mi-mandat (6 novembre) qui battent un nouveau record en termes de dépenses de campagne (5,2 milliards de dollars), cette historienne et politologue a reçu Le Temps dans son appartement parisien. Elle commente le climat de très forte tension sociale qui règne dans le pays à l’aube d’un scrutin qui pourrait avoir un impact majeur sur la deuxième moitié de la présidence de Donald Trump.

Le Temps : Pour les démocrates, l’un des enjeux majeurs des élections de mi-mandat, c’est la reconquête de la majorité de la Chambre des représentants. La majorité du Sénat étant vouée à rester en mains républicaines, quelles seraient les conséquences d’un tel scénario ?
Nicole Bacharan : La première serait l’ouverture de plusieurs enquêtes. La Chambre des représentants a des pouvoirs d’enquête très larges. Je pense d’ailleurs que les enquêtes sont déjà prêtes. Vu ce qui se passe outre-Atlantique, les démocrates ne feront aucun cadeau. On peut imaginer deux scénarios. Les démocrates pourraient chercher un compromis avec Donald Trump sur les investissements dans les infrastructures, sur l’extension de Medicare (l’assurance maladie des plus de 65 ans) ou encore sur la réduction des prix des médicaments. Mais c’est très improbable dans un Washington aussi polarisé. Le président a pris des mesures, mais, sur le plan législatif, il n’a rien fait hormis la baisse des impôts. Il y a très peu de chances qu’il forge un compromis sur les projets sociaux.
Les démocrates ont déjà sorti les couteaux, préparé des enquêtes, et ils sont prêts à engager une procédure de destitution. Je serais étonnée qu’ils ne trouvent pas de chefs d’inculpation contre Donald Trump, sachant qu’une procédure de destitution peut être adoptée à la majorité simple à la Chambre des représentants. Au Sénat, une telle procédure n’aboutirait pas avec des républicains toujours majoritaires. Mais face à une Chambre sous contrôle démocrate, je ne sais pas où Donald Trump s’arrêtera pour sauver sa peau.

Quel est l’élément le plus saillant de la campagne électorale qui s’achève ?
La mobilisation des femmes. Je n’ai jamais vu autant de femmes faire acte de candidature au Congrès, surtout dans le camp démocrate. Mais les circonscriptions électorales étant ce qu’elles sont, il n’y aura pas de tsunami féminin à Washington.

Les tentatives d’attentat aux colis piégés contre des personnalités démocrates, la tuerie dans une synagogue de Pittsburgh ont créé un climat délétère. Pour reprendre le titre de l’un de vos ouvrages, faut-il avoir peur de l’Amérique ?
Dans la même semaine, des Noirs américains ont été tués parce qu’ils étaient Noirs, des colis piégés auraient pu tuer des figures démocrates comme Barack Obama ou Hillary Clinton, et enfin Pittsburgh a été le théâtre de la pire tuerie antisémite de l’histoire du pays. A l’époque de la présidence de George W. Bush, Elie Wiesel m’avait demandé : faut-il avoir peur pour l’Amérique ? Avec ce qu’on a vu ces derniers jours, je dirais qu’il faut avoir peur pour, mais aussi de l’Amérique. On sait que c’est un pays violent où circulent 300 millions d’armes à feu. En 2016, plus de 11 000 personnes ont été tuées par de telles armes. Mais je n’ai pas souvenir d’avoir vu un tel déferlement de haine raciste et meurtrière dans un temps aussi resserré. Sous la présidence de George W. Bush, il y avait de fortes divisions, mais les gens se parlaient encore de manière civile. Je l’ai vécu. On n’avait pas le sentiment d’être remis en cause dans son être profond. Là, avec Donald Trump, c’est très différent. Les pro- et anti-Trump divergent tellement sur des valeurs essentielles qu’ils ne peuvent plus s’adresser la parole.

Donald Trump multiplie les meetings électoraux, radicalise son discours. Porte-t-il une part de responsabilité dans les événements de ces derniers jours ?
Si vous regardez ses meetings, ils se déroulent tous selon le même schéma. Il dramatise la question de l’immigration, décrit les journalistes comme des ennemis du peuple et vitupère contre les alliés qui profitent de l’Amérique. Il arrive à susciter une rage incroyable chez les gens. Il a un grand talent pour manipuler les foules. Il désigne à la vindicte publique tous ceux qui représentent une opposition. L’exemple vient d’en haut. Les gens se sentent habilités à insulter, voire à tuer, des individus qui ne pensent pas comme eux. Dans ces meetings, il y a indubitablement des incitations à la violence. Les Américains ont un président qui piétine toutes les valeurs de civilité, de tolérance mutuelle propres à une démocratie, et qui a fait de la violence une valeur à part entière.

La tuerie de onze juifs dans une synagogue de Pittsburgh le week-end dernier a été un traumatisme.
Pour la communauté juive, c’est un choc énorme. Dans l’histoire américaine, il y a eu des agressions et des insultes antisémites, des périodes de quotas défavorables ou d’hostilité envers les juifs de Pologne et de Russie qui arrivaient aux Etats-Unis au début du XXe siècle. Mais les juifs ont toujours eu le sentiment de vivre aux Etats-Unis plus en liberté qu’ailleurs à l’exception d’Israël, d’être des piliers du pays. Ils ont beaucoup défendu l’intégration des migrants, se sont engagés pour les droits civiques. Ils se sont souvent considérés comme ce qu’il y avait de plus américain. Donald Trump n’a pas appelé à la violence antisémite. Mais la manière dont il a libéré la parole raciste a un impact. Quand des suprémacistes blancs criaient à Charlottesville en 2017 que « les juifs ne les remplaceraient pas » et qu’ils défilaient avec des torches enflammées rappelant Nuremberg, Donald Trump ne les a pas encouragés, mais il ne les a pas contredits.

Donald Trump (et par ricochet les républicains) va-t-il bénéficier de ce climat de haine le 6 novembre ?
C’est son calcul. Il ne cherche pas à apaiser les tensions, mais à générer le plus de colère possible au sein même de son électorat. Sa technique, c’est le mensonge avéré quotidien, sans vergogne, érigé en système. Or, quand les faits ne comptent plus, cela rappelle les années 1930. C’est en tout cas ainsi que ça commence. La honte a disparu. Le migrant devient l’ennemi. Si je pouvais résumer la présidence Trump, je choisirais cette image : l’homme à la tête de l’armée la plus puissante du monde promet d’envoyer jusqu’à 15 000 soldats à la frontière américano-mexicaine face à quelque 4000 déguenillés. Il y a la grandeur de la fonction et la petitesse de l’homme. Donald Trump maintient son électorat dans une vraie paranoïa. Si vous êtes un Américain qui regarde Fox News et qui écoute le polémiste Rush Limbaugh, vous vous sentez menacé par tout. Selon moi, Donald Trump est habité par la peur. Il l’a identifiée avec un véritable génie comme un moyen qui fait sa fortune. Quand les gens n’auront plus peur, ils ne voteront plus pour lui.

Les démocrates semblent encore sonnés par la défaite d’Hillary Clinton face à Donald Trump le 8 novembre 2016. Les noms qui circulent actuellement pour la présidentielle de 2020 sont ceux de Joe Biden (76 ans), Bernie Sanders (77 ans) voire Hillary Clinton (71 ans) ou Michael Bloomberg (76 ans), l’ex-maire de New York. Où est le renouveau ?
Le temps commence à presser. Un an et demi avant leur élection en 1992 et en 2008, on voyait toutefois mal Bill Clinton et Barack Obama l’emporter. Chez les démocrates, ils sont très nombreux à vouloir se lancer pour la présidentielle. Mais ils restent pour l’heure assommés par la défaite de novembre 2016, qui n’aurait pas dû avoir lieu. C’est un fait : sans chercher à l’éteindre, Barack Obama n’a pas porté la nouvelle génération. Le parti est aussi très divisé entre les héritiers d’Obama et de Clinton d’un côté et le camp Bernie Sanders de l’autre. Les premiers n’ont pas un message très emballant pour l’instant et les seconds, qui ont une volonté marquée de s’en prendre frontalement aux inégalités sociales, n’auront jamais de majorité dans un pays comme les Etats-Unis.

Il y a surtout ce constat : les démocrates ont déserté les zones rurales et la politique locale. Ils ont perdu plus de 800 sièges dans les parlements des Etats et 13 postes de gouverneur, le pire bilan depuis Eisenhower.
Les républicains n’ont rien accompli en termes législatifs. Ils n’ont pas réussi à abroger l’Obamacare, la loi sur le système de santé. Mais leur stratégie électorale à long terme s’est révélée très payante. Je pense que les démocrates ont désormais appris la leçon, même s’ils n’ont pas forcément un système en place pour renverser la vapeur.
Au Congrès, ces mêmes républicains que l’éditorialiste américain Frank Rich appelle les « Vichy Republicans » ne constituent pourtant plus un contrepoids au pouvoir exécutif. On pensait que l’Amérique avait un système de poids et contrepoids inébranlable garant du bon fonctionnement démocratique des Etats-Unis…
On se pose en effet beaucoup de questions sur l’avenir de la démocratie et de la Constitution américaine, en particulier à l’ère des réseaux sociaux. La Constitution a déjà résisté à des périodes très difficiles. L’Amérique est au bord du gouffre.

L’autre contrepoids, c’est la Cour suprême…
Oui, la nomination du juge Brett Kavanaugh à la Cour suprême a été dévastatrice. La manière très partisane dont il a répondu aux questions d’une commission sénatoriale aurait dû le disqualifier. Or il n’en fut rien. La Cour suprême n’est plus respectée. Elle est devenue une institution purement partisane, avec d’un côté des juges progressistes et de l’autre des juges non pas conservateurs, mais ultra-conservateurs. On va sans doute voir une haute cour en décalage continu avec l’évolution de la société américaine.

Les Américains ont-ils les moyens de restaurer leur démocratie ?
Face à l’érosion de la vérité et à la promotion de la violence politique combinées à l’effet amplificateur des réseaux sociaux, il faudra de grandes ressources démocratiques aux Etats-Unis pour se remettre de la présidence d’un Donald Trump qui se décrit comme l’Ernest Hemingway des 140 signes, de Twitter. L’Amérique est capable de nous surprendre. En bien et en mal.

Comment expliquez-vous l’attitude très suiviste du Parti républicain ?
C’est un aspect de la dégradation du climat politique outre-Atlantique dont Donald Trump n’est pas responsable. Le Parti républicain est à la dérive depuis une vingtaine d’années. On est désormais à des années-lumière du parti de Rockefeller. Il est aujourd’hui la carpette du président. Le Tea Party a pris le pouvoir en 2009 avec une haine raciale incroyable sous la présidence Obama et un refus complet de l’esprit de compromis qui est pourtant l’essence même de la Constitution américaine.

Quel est votre rapport personnel aux Etats-Unis ?
En France, j’ai grandi dans un milieu franco-américain. C’était une volonté de ma mère, qui avait été une très jeune résistante durant la guerre. Ayant vécu des moments très durs, elle avait vu arriver les Américains comme des libérateurs. Elle nous disait : si tout va mal en Europe, il y a toujours l’Amérique. Au vu de cette histoire, ce qui se passe outre-Atlantique me touche affectivement et la présidence Trump est une expérience très difficile à vivre. Je vis personnellement depuis une vingtaine d’années en France, mais j’ai longtemps vécu aux Etats-Unis. J’ai habité à New York et au Texas, à Houston, un endroit que j’aime beaucoup et qui est très agréable pour les familles. Les gens y sont très gentils. J’avais l’impression que, dans les années 1980-1990, Houston était un peu la New York des années 1960 sur le plan culturel. Tout était possible. Les jeunes artistes y démarraient leur carrière.
Plus tard, à Stanford, où j’ai travaillé comme chercheuse associée à la Hoover Institution, j’ai découvert un écosystème où tout est fait pour faciliter le travail. Les bibliothèques sont ouvertes jour et nuit. Il y a un formidable mélange générationnel. Il y a des professeurs qui n’ont plus d’âge qui viennent toujours dans leur labo en déambulateur. Ils ont toujours quelque chose à apporter. Le foisonnement intellectuel est extraordinaire. Mais Stanford, c’est aussi la bulle de la Silicon Valley. Il ne faut jamais l’oublier.