Il y a dix ans, un jeune politologue britannique, Mark Leonard (né en 1974), alors directeur du département de politique étrangère au Centre for European Reform de Londres, un think tank pro-européen, publiait un livre remarqué au titre flamboyant Pourquoi l’Europe dominera le XXIème siècle.
L’époque était à l’optimisme. L’Union européenne venait d’accueillir dix nouveaux Etats membres, dont huit s’étaient libérés de la tutelle de l’Union soviétique après de nombreuses années de servitude. La crise économique n’avait pas encore frappé les pays de la zone euro comme elle allait le faire à partir de 2008. L’Europe commençait même à se doter d’une politique étrangère commune, encore modeste mais porteuse d’espoirs. Bref l’Union européenne pouvait apparaître, selon l’auteur, comme « un modèle révolutionnaire » pour l’avenir et comme un exemple pour le reste du monde auprès duquel elle diffusait avec confiance ses propres valeurs, fondées sur la démocratie et les droits de l’homme.
Des illusions mises à mal
Dix ans après, alors que le Royaume-Uni s’interroge sur une éventuelle sortie de l’Union européenne et que l’idée d’Europe est associée de plus en plus souvent à celle de crise, Mark Leonard revient sur son optimisme de naguère et se demande, dans une tribune publiée sur le site du Conseil européen des relations extérieures (ECFR), dont il est depuis 2007 le cofondateur et le directeur, s’il n’a pas été pris de folie en se laissant emporter en 2005 par un enthousiasme excessif en faveur de la construction européenne. Il constate avec regret que l’échec du projet de Constitution européenne, les difficultés de la monnaie unique, l’annexion de la Crimée par la Russie ont, à divers titres, sonné le glas de ses illusions et rendu ses prédictions aussi ridicules que celles de l’écrivain et homme politique anglais Norman Angell qui, quelques années avant la Grande guerre, annonçait, dans son livre La Grande Illusion, l’impossibilité d’une guerre entre les grandes puissances.
Pour se défendre face à ceux qui critiquent son exaltation d’hier, il rappelle n’avoir jamais dit que l’Union européenne serait dotée un jour de l’économie la plus forte ou qu’elle dirigerait le monde à la façon d’un empire. Non, ce qu’il a soutenu, c’est que, dans un monde interdépendant, l’UE offre à ses citoyens « une bonne vie » et que ses principes fondateurs s’étendraient à la planète entière.
Ces deux affirmations, reconnaît-il, ont été mises à rude épreuve par la suite des événements. Sa « lettre d’amour » de 2005 visait, explique-t-il, à répondre à la fois aux fédéralistes et aux souverainistes en soutenant que ce qui rend l’Union européenne si excitante, c’est qu’elle change la nature de tous les Etats membres plutôt que d’essayer d’en devenir un elle-même.
Populisme et technocratie
Dans l’UE, en effet, le pouvoir n’est pas organisé d’une manière pyramidale, avec un gouvernement européen au sommet et des gouvernements locaux à la base, mais en réseau. Malheureusement, face à la crise de l’euro, les politiques nationales ont été remplacées par « une dialectique toxique de populisme et de technocratie ». Le risque, estime l’auteur ancien journaliste du Financial Times, est que l’Europe implose ou, au mieux, qu’elle s’engage dans un processus de déclin. Mais le pire n’est pas toujours sûr. Mark Leonard croit que l’Europe saura faire preuve de plus de résilience que le pensent ses détracteurs.
Si elle n’implose pas, sera-t-elle copiée par le monde entier ? C’est cette prédiction qui est aujourd’hui la plus difficile à maintenir. En dépit des élargissements successifs, des révolutions de couleur, des printemps arabes, l’effet domino ne s’est pas produit comme l’espéraient les Européens. L’annexion de la Crimée leur a fait comprendre, souligne Mark Leonard, que le modèle politique européen, aussi bon soit-il, a peu de chances de devenir universel ou même de s’exporter largement dans le voisinage de l’UE.
Le syndrome des Galapagos
Le phénomène s’apparente, selon lui, à celui qu’ont connu les Japonais sous le nom de « syndrome des Galapagos » lorsqu’ils ont construit les meilleurs téléphones du monde mais n’ont pas été capables de les vendre à l’étranger. Pourquoi les Galapagos ? Parce que ces téléphones sont comme les espèces découvertes dans ces îles par Darwin, qui étaient à la fois « fantastiquement développées et différentes de leurs cousines continentales ». De même, l’ordre postmoderne de l’Europe est peut-être aujourd’hui trop avancé pour que les autres puissent le suivre. Bref l’universalisme européen est devenu un exceptionnalisme. Les Européens devront désormais réfléchir aux moyens de défendre leur système face aux agressions extérieures plutôt qu’imaginer les moyens de l’étendre au reste du monde.