La coopération militaire entre la France et la Grande-Bretagne occupe en Europe une place particulière. Toutes deux sont les seules puissances nucléaires en Europe ; elles ont des conceptions proches de l’engagement des forces armées à l’extérieur de l’Union, sont membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et elles ont soutenu un effort de défense plus importants que la plupart de leurs voisins depuis la fin de la guerre froide.
Leurs voies ont pourtant été politiquement divergentes depuis l’échec, en 1956, de leur expédition commune à Suez. Il s’agissait de renverser le colonel Nasser, le nouvel homme fort de l’Egypte, qui venait de nationaliser le canal. De concert avec les Israéliens, les parachutistes français et britanniques prirent rapidement le contrôle du canal. Un ultimatum soviétique conjugué aux pressions américaines contraignit cependant les dirigeants de Londres et de Paris à une retraite peu glorieuse.
Des leçons opposées
Cette calamiteuse aventure devint le symbole de la fin de l’influence européenne au Moyen-Orient. Britanniques et Français en tirèrent des leçons opposées. Les premiers se convainquirent qu’ils ne devaient plus se séparer des Américains, les seconds qu’il fallait développer une politique de défense autonome, au niveau national et si possible au niveau européen.
Le hasard voulut que le lendemain de l’ultimatum soviétique, le 6 novembre 1956, le chancelier Adenauer se trouvât en visite à Paris. Il prononça devant ses hôtes français un vibrant plaidoyer en faveur de l’intégration européenne, seule solution pour compenser la perte du statut de grande puissance par les Etats européens.
Soixante ans plus tard, cette affirmation demeure pertinente. Au cours des dernières années, la France et la Grande-Bretagne se sont rapprochées dans le domaine militaire, avec l’accord de Saint-Malo en 1998 – qui réglait, au moins théoriquement, la querelle entre l’OTAN et l’Union européenne, et l’accord de Lancaster House en 2010 sur la coopération nucléaire. Le Brexit remet-il en question les progrès accomplis depuis la césure de 1956 ?
Un substitut à la réticence américaine
La Grande-Bretagne est toujours plus atlantiste que la France. Mais l’engagement américain en Europe a parfois des limites que les Européens sont appelés à combler. Ainsi dans l’ex-Yougoslavie pendant les années 1990. Le rapprochement franco-britannique a conduit aux accords de Saint-Malo, entre Tony Blair d’une part, et d’autre part Jacques Chirac et Lionel Jospin – c’était l’époque de la cohabitation.
Les arrière-pensées des uns et des autres n’étaient pas les mêmes. Pour les insulaires, il ne s’agissait que d’une éventuelle substitution aux Américains dans l’hypothèse de l’abstention de ces derniers, et pour les continentaux d’un embryon de coopération européenne pouvant mener à une défense commune. Les Britanniques ont continué et continuent de mettre leur veto à la création d’un état-major européen à Bruxelles, qui organiseraient les interventions militaires européennes « hors zone ».
Les accords – bilatéraux — de Lancaster House signés en 2010 entre la France et la Grande-Bretagne ont marqué une avancée dans la défense commune parce qu’ils définissent une nouvelle organisation non seulement dans le domaine des armes classiques et des transferts de technologie dans le domaine de l’armement mais aussi et pour la première fois dans le nucléaire. Ce sont des accords bilatéraux qui ne devraient pas être remis en question par un Brexit.
Mauvaise surprise pour les « Brexiters »
Le résultat du référendum du 23 juin a été une surprise pour tout le monde, dit Quentin Peel, mais d’abord pour ceux qui ont voté en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Les Brexiters n’y croyaient pas, et surtout, eux qui pensaient voter pour la sécurité (ils débattaient de l’immigration notamment) ont en réalité créé une grande insécurité.
Le jour d’après, le Brexit s’est révélé être un cauchemar. Jamais le pays n’avait été la proie de telles divisions. Les jeunes contre les vieux, les nantis contre les pauvres, les diplômés contre ceux qui n’ont pas fait d’études, les fonctionnaires contre le privé, les Anglais contre les Gallois, l’Écosse, l’Irlande du Nord…. Dans ces deux dernières régions, les conséquences du référendum sont dramatiques, rouvrant des débats très durs sur leurs relations dans l’Angleterre. L’Écosse voudra-elle prendre son indépendance pour rester dans l’UE ? L’Irlande du nord n’appartenant plus à l’Europe après le Brexit devra-t-elle reconstruire une frontière avec l’Irlande du Sud, au risque de remettre en cause le processus de paix, l’accord dit « du Vendredi saint ». Pour Quentin Peel ces questions qui n’ont pas même été débattues pendant la campagne du Brexit soulignent l’irresponsabilité totale du gouvernement qui a organisé le référendum. Un référendum suscité par le nationalisme anglais. L’insécurité créée par le Brexit est pire pour les Britanniques que pour l’Europe.
Qu’est-ce qu’ils cherchaient avec le Brexit ? Quel était leur but ? Contenir l’immigration ou sauver l’économie ? Si on contrôle les frontières on ne peut pas rester dans le marché unique, voila ce qui fait la différence entre hard et soft Brexit. Les hommes d’affaires britanniques ont peur pour leurs affaires, les investisseurs étrangers hésitent. Selon un sondage de The Economist, les regrets des gagnants, les Brexiters, sont désormais plus grands que ceux des perdants.
Quant à la sécurité et à la défense, le gouvernement lui-même est divisé. L’un de ses membres va jusqu’à dire que la coopération européenne en matière de défense est un danger mortel pour l’OTAN !
L’Europe et le pivotement vers l’Asie
Or au moment-même où la Grande Bretagne veut sortir de l’Europe, les Etats-Unis s’éloignent de l’Union dans leur mouvement de pivot vers le Pacifique, et Barack Obama a d’ailleurs prévenu les Anglais qu’il ne fallait pas vraiment compter sur eux. « Nous n’avons plus les moyens de défendre notre île même », a dit un général britannique. Si la livre s’ effondre, l’argent manqueraient pour la sécurité, pour la défense devant une Russie revancharde… Ils ont voté pour la sécurité, ils l’ont perdue. « Est-ce que nous avons le personnel politique qui pourrait renverser cette décision ? » s’interroge encore désespérément Quentin Peel.
Vu d’Europe, la sortie de la Grande-Bretagne lève-t-elle un obstacle à une intégration plus poussée de la défense ? Pour Detlef Puhl, s’ il existe entre la France et la Grande-Bretagne une sorte de « coopération naturelle » en matière de défense, elle se fait dans un cadre solide mais résolument bilatéral qui n’a rien à voir avec la défense européenne. Il n’y a pas de raisons pour que cette coopération bilatérale soit affectée par le Brexit.
Ce qu’une sortie de la Grande-Bretagne doit en revanche produire, pour Detlef Puhl, c’est l’actualisation de la question posée à l’Union européenne : quel rôle veut-elle jouer en matière de défense et de sécurité ? Comme la Grande-Bretagne était opposée à toute véritable stratégie de défense au sein de l’UE, l’Allemagne pouvait s’abstenir de toute décision en s’abritant derrière le refus anglais et la France pouvait s’engager sans risques en faveur l’autonomie européenne tout en continuant à prendre des décisions unilatérales au Mali ou ailleurs. Avec la sortie de l’UE de la Grande-Bretagne, Français et Allemands ont perdu leur meilleur alibi pour ne rien faire.
La PESC (politique extérieure et de sécurité commune) n’a été évoquée, dans les remous du Brexit , ni par Paris ni par Berlin. En juin, Federica Mogherini, la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, affirmait dans un document sur la stratégie globale remis aux États membres, que « le référendum britannique oblige à réaffirmer le rôle de l’Union ». Mais, s’inquiète Detlef Puhl, si elle réclame qu’on se mette d’accord sur les priorités et les moyens cela signifie que tout cela n’existe pas encore. Et l’on discute d’une organisation qui devrait être en place depuis des années, voire des décennies, si l’on en juge par les conclusions des Conseils européens du passé.
Le Brexit pose donc la question-clef du caractère propre de l’Union européenne, celle de savoir quelle est son ambition dans le domaine de la défense, quel est son projet. La sécurité européenne est-elle un champ d’action pour l’UE ? Et corollairement, dans une situation de crise et d’insécurité comme c’est le cas actuellement, peut-on attendre de la politique européenne de défense une issue à cette crise ?
En privant l’Union de son meilleur alibi, le Brexit l’oblige à regarder en face les vrais problèmes et d’abord à savoir qui elle est et ce qu’elle veut. Elle n’ « est » pas, définie et fixée, elle change et les « nouveaux » membres venus de l’Est en particulier ont encore des logiques assez différentes de celles des « vieux pays », en matière de sécurité et de politique étrangère et de défense. On ne peut ignorer que des forces centrifuges y sont à l’œuvre. La Grande-Bretagne pourrait servir d’excuse à d’autres pays.
Mais le Brexit non plus n’est pas fait. Certains pensent que les négociations entre l’Europe et la Grande-Bretagne seront longues et dures non seulement parce que le travail de détricotage des liens élaborés sera énorme, mais parce que les responsables européens auront à cœur de dissuader d’éventuels candidats à la sortie.
L’Europe devra faire un saut qualitatif vers quelque chose de plus puissant – Detlef Puhl ne dit pas « plus fédéré » - sinon l’Europe va se déliter complètement et ne signifiera plus rien. L’Europe fonctionne formellement mais pas réellement, dit-il encore, et on n’aime pas parler de choses militaires, c’est sale, c’est coûteux… Or pour arriver à quelque chose d’efficace, il faut qu’il y ait un engagement actif soutenu par les citoyens.
La sécurité « tout compris »
La sécurité, ce n’est pas seulement la défense contre un ennemi extérieur, c’est « tout compris ». Les institutions européennes n’y sont pas préparées. Nous sommes dans une situation où il faut redéfinir la sécurité de manière compatible avec les valeurs démocratiques, affirme Detlef Puhl. L’UE en tant que projet de paix et non seulement d’économie doit se recréer une raison d’être. Dans ce contexte la sécurité joue un rôle de plus en plus important face aux attaques terroristes. Sans négliger la défense extérieure, face au revanchisme russe et aux guerres au Moyen-Orient.