Bataille navale dans le Pacifique

La rencontre annuelle des plus hauts responsables de la défense du monde entier – le dialogue de Shangri – organisée à Singapour par International Institute of Strategic Studies de Londres, a tourné à l’affrontement verbal entre le représentant chinois et le secrétaire américain à la défense. L’objet de la controverse est l’activisme de Pékin dans la mer de Chine méridionale où le régime communiste transforme des atolls et des récifs de corail en véritables îlots, dans une région revendiquée par plusieurs pays voisins. La Chine manifeste ainsi son ambition de devenir, contrairement à sa tradition, une grande puissance maritime.

Un atoll dans la mer de Chine du Sud
CSIS/Asia Maritime Transparency Initiative

Les images satellites montrent la transformation d’atolls et de récifs de coraux dans la mer de Chine du sud en de véritables petites îles, capables d’accueillir une activité humaine et, si l’on en croit le Pentagone américain, des activités militaires. Nous sommes aux alentours des îles Spratleys, un archipel revendiqué par plusieurs pays de la région, du Vietnam aux Philippines, en passant par Taïwan, le sultanat de Brunei, la Malaisie, et bien sûr la Chine communiste.
Les Chinois sont en train d’y mener des travaux de "poldérisation", c’est-à-dire qu’ils gagnent des terrains sur la mer pour agrandir non seulement leur territoire, dans une région à la souveraineté contestée, mais aussi la superficie de leurs eaux territoriales. Un accord de 2002 entre les différents Etats de la région prévoyait une sorte de statu quo et engageait chacun à ne rien entreprendre pour accroître la tension autour des Spratleys, où des affrontements ont déjà eu lieu, notamment entre le Vietnam et la Chine, en 1998. Plus au nord, des incidents ont opposé la Chine et le Japon récemment autour d’îlots dont l’appartenance à l’un ou l’autre pays est disputée.
Lors de la rencontre de Singapour, le secrétaire américain à la défense, Ashton Carter, a mis en garde la Chine contre toute tentative de s’approprier des territoires sur lesquels sa souveraineté n’est pas reconnue et contre l’intention de « militariser » les îlots. Le chef d’état-major adjoint de l’Armée populaire de libération, l’amiral Sun Jianguo, lui a répondu que les travaux mis en cause par les Etats-Unis et les pays voisins n’avaient pour but que d’améliorer « les conditions de travail et de vie du personnel qui est stationné ». Il a nié que sur l’une de ces îles artificielles, Pékin soit en train de construire une piste d’atterrissage pouvant accueillir des appareils militaires. La situation est dans l’ensemble « pacifique et stable », a-t-il ajouté, et la liberté de navigation nullement menacée.

Les zones contestées en mer de Chine méridionale
FAZ

La moitié du commerce mondial

Outre la tension autour d’îles disputées, les menées chinoises dans cette région du Pacifique posent en effet plusieurs problèmes. Il y a d’abord la liberté de circulation sur les mers. Les pays de la région, soutenus par les Etats-Unis, qui se sont rapprochés d’anciens ennemis comme le Vietnam, craignent que la Chine ne veuille contrôler des passages essentiels pour la navigation. La moitié du commerce mondial passe par là. Une fois qu’elle sera solidement installée, la Chine pourrait être tentée d’élargir sa zone d’exclusion maritime, comme elle a tenté d’élargir sa zone de défense aérienne autour des îles contestées avec le Japon.
Cette nouvelle tendance expansionniste montre aussi que la Chine, traditionnellement un empire terrestre, se donne les moyens de devenir une puissance maritime. Un document de l’Armée populaire de libération, rendu public par le gouvernement de Pékin le 26 mai, parle de « régénération nationale ». Il souligne la modernisation de l’appareil militaire chinois et accuse « des puissances extérieures » - ce sont les Etats-Unis qui sont visés sans être cités – d’interférer dans les affaires de la mer de Chine méridionale.

Des intérêts partout dans le monde

Le texte met aussi l’accent sur le développement de la flotte chinoise, avec avions et missiles. La Chine a récemment acquis un porte-avions ukrainien qu’elle modernise, son premier porte-aéronefs. Les responsables chinois justifient cette montée en puissance de la marine par l’ampleur et la variété des intérêts chinois partout à travers le monde. La Chine doit à la fois garantir la sécurité de ses ressortissants à l’étranger, assurer ses investissements, ses débouchés et ses approvisionnements en énergie et en matières premières.
Cette montée de la tension dans le Pacifique sud intervient alors que Barack Obama a décidé de donner la priorité au « pivot vers l’Asie » dans la stratégie de défense américaine. Cette politique a été annoncée déjà du temps de Bill Clinton et met plus de temps que prévu à se mettre en place mais elle reste à la base de l’actuelle doctrine militaire. Les Etats-Unis voulaient se tourner vers l’Asie au détriment de l’Europe qu’ils considéraient comme stable et du Moyen-Orient où ils pensaient n’avoir que des coups à prendre.
Le regain de tension en Europe et la nécessité de combattre l’Etat islamique en Irak et en Syrie ont quelque peu brouillé ces plans. Toutefois l’objectif consistant à avoir 60% de la capacité militaire américaine en Asie est maintenu. Compte-tenu des économies que doit faire le Pentagone, il risque fort d’être atteint plus par une diminution des forces américaines ailleurs dans le monde que par un renforcement dans le Pacifique.

Tester et dissuader

Le Pentagone se demande en effet comment répondre à l’activisme chinois. Il y a quelques jours un avion de reconnaissance américain sur lequel avait été embarquée une équipe de la chaîne de télévision CBS s’est approché du Fiery Cross Reef, dans la zone contestée. Il a été prié poliment mais fermement de s’éloigner par la chasse chinoise. Pékin a dénoncé une attitude « irresponsable et dangereuse ». Les Etats-Unis hésitent à envoyer des bâtiments et des avions dans la zone considérée par eux comme internationale mais revendiquée comme étant sous contrôle chinois par Pékin.
Personne n’a intérêt à provoquer un incident dont les conséquences seraient imprévisibles. Chacun a intérêt à dissuader l’autre d’aller trop loin. Washington se doit de rester ferme. Il y va de la défense de ses intérêts et de sa crédibilité auprès des Etats de la région qui lui font plus ou moins confiance pour leur sécurité. Ces mêmes Etats ont une attitude ambivalente. Ils comptent sur les Etats-Unis pour « contenir » la Chine tout en craignant de la brusquer et d’accroître une tension qui serait dommageable à leurs propres intérêts, notamment à leur commerce avec cette même Chine, puissance économique dominante dans la région.
Pour Pékin, il s’agit aussi de tester la résolution des Américains et de les dissuader d’intervenir dans ce que le régime communiste chinois considère comme sa sphère d’influence. Pour lui, les questions en suspens, notamment territoriales, doivent se régler entre pays d’Asie, sur une base bilatérale entre la Chine et ses voisins. Ces derniers ne veulent évidemment pas d’un face-à-face dans lequel ils seraient David contre Goliath.

Ne pas se tromper

Pour les stratèges américains comme chinois, le défi est le même : ne pas se tromper sur les intentions de l’autre. Jusqu’à nouvel ordre, la Chine ne cherche pas à être une puissance militaire globale capable de rivaliser partout dans le monde avec les Etats-Unis. Elle a retenu la leçon de l’effondrement de l’URSS. Elle ne veut pas s’épuiser dans une course aux armements au risque de ruiner son économie. Celle-ci dépend d’ailleurs d’une mondialisation largement dominée par l’Occident. Il lui suffit, à moyen terme, d’être capable de faire jeu égal avec les Américains dans son environnement, c’est-à-dire dans la région Pacifique, vers laquelle se tournent de plus en plus les Etats-Unis.
Pour ceux-ci, l’enjeu est donc de taille. Doivent-ils "contenir" la Chine comme ils ont "contenu" l’Union soviétique pendant un demi-siècle, ou doivent-ils chercher à l’intégrer dans un système de sécurité et de prospérité économique englobant toute la région asiatique ? A Washington, deux écoles s’affrontent sur la méthode, l’objectif étant le même : ne pas laisser s’installer une hégémonie chinoise aux dépens de l’hégémonie américaine, tout en évitant de se laisser entraîner dans un conflit.