Bis repetita… La Catalogne toujours victime de ses démons nationalistes

Après cinq mois de blocage politique, la majorité indépendantiste du Parlement de Catalogne a enfin été en mesure d’investir un président de la Généralité. Quim Torra, né en 1962, élu député pour la première fois lors des élections du 21 décembre dernier, sans aucune expérience de gestion mais une trajectoire de militant de la cause nationaliste, est devenu Président de la Généralité. Il a obtenu 66 voix contre 65. Les quatre élus de la Candidature d’Unité Populaire (CUP) se sont abstenus et ont donc permis cette investiture.

Quim Torra, président de la Généralité de Catalogne, le 16 mai 2018
AP Foto/Manu Fernández

Institutionnellement, Quim Torra est président de la Généralité à tous effets. Politiquement, il est un pion dans le jeu de l’ancien président Puigdemont. De manière symbolique et hautement significative, Carles Puigdemont a interdit à son successeur d’utiliser le bureau présidentiel du Palais de la Généralité ! De même, le gouvernement régional qui sera formé a été négocié entre Carles Puigdemont, sa coalition Junts per Cat, dans laquelle tente de surnager le PdCAT (Parti des Démocrates de Catalogne) et Esquerra Republicana de Catalunya (la gauche républicaine nationaliste). Le mardi 15 mai, en signe ostensible d’allégeance à Puigdemont, Quim Torra se rend à Berlin pour rencontrer « le président légitime ». De même, le président du Parlement, Roger Torrent n’a pas sollicité d’entrevue avec le roi Philippe VI pour l’informer de l’élection de Torra, comme le veut l’usage. Car c’est à la suite de cette information que le roi signe le décret validant cette élection parlementaire.
Si avec cette désignation, le régime d’exception qu’entraînait l’application de l’article 155 de la Constitution prend fin et les institutions catalanes retrouvent leur autonomie, on le voit, le bras de fer institutionnel se poursuit.

Un nationalisme suprématiste

L’élection de Quim Torra a suscité une vive émotion dans le camp non nationaliste. L’avocat et agitateur culturel a derrière lui une abondante production d’écrits dans lesquelles il dénonce tout à la fois l’inculture, la paresse, la voracité et le goût du vol des Espagnols. Une incroyable suite de clichés tout simplement racistes ! Certes, lors de son discours de candidature à l’investiture, il a présenté des excuses aux Espagnols pour ses propos et ses tweets insultants. Il n’empêche : sa vision de l’Espagne et de la Catalogne privilégie la rupture plus que l’entente. Pour Enric Juliana, directeur adjoint de La vanguardia et sensible au catalanisme politique, « Joaquim Torra est un homme intellectuellement imprégné de l’esprit des années 1930, un nationalisme de droite, agressif » (« Un nacionalismo derechista », La Vanguardia, 15 mai 2018)
Il y a plus grave et c’est ce que les journalistes et écrivains Xavier Vidal-Folch et Javier Cercas ont montré dès le 14 mai dans El País. Quim Torra est un admirateur des pires tendances du nationalisme catalan. Il éprouve pour Estat Catalá, un mouvement politique des années 1930 qui s’est compromis tout à la fois avec le fascisme mussolinien et le nazisme, une grande ferveur. Il vante les modèles que constitueraient à ses yeux les frères Miquel et Josep Badia, assassinés par les anarchistes en avril 1936 à Barcelone. Le premier fut le directeur de la police de la Généralité dans les années 1930 à la demande du président Macia et de son conseiller Dencás. Le 22 mars 1933, Miquel Badia faisait défiler 8000 hommes avec des chemises vertes. Le Parlement de Catalogne, choqué par ce style, dénonça les jours suivants une action « de type franchement fasciste d’apprentis nazis »…
Ces pages d’histoire de la Catalogne renvoient aux manifestations de l’avant-guerre civile. Y trouver une inspiration et des exemples ne peut qu’inquiéter. On mesure aussi ce que le nationalisme catalan tire comme avantage de l’ignorance dans laquelle l’opinion publique européenne demeure face à cette question.
En outre, Quim Torra estime que, depuis le 27 octobre 2017 et l’application de l’article 155 en Catalogne, la région vit « une crise humanitaire ». Il estime que les prisonniers politiques et « l’exil » de responsables politiques traduisent cette crise humanitaire. Si on peut estimer que reprocher à Torra ses admirations historiques est lui faire un procès d’intention, on peut cependant légitimement s’inquiéter d’un rapport fantasmé avec la réalité. Oser parler de « crise humanitaire » en Catalogne au moment où au Moyen Orient (Syrie, bande de Gaza, Irak, Yémen, Libye) ou en Afrique (Congo), des millions de personnes, notamment des enfants, sont exposés à la maladie et la mort disqualifie un responsable politique. La Catalogne n’est pas le centre du monde et la souffrance catalane n’est pas celle que prétendent dénoncer les nationalistes.
Pour ma part, j’ai éprouvé une grande inquiétude à voir les nationalistes s’emparer de l’exemple yougoslave pour évoquer les évolutions futures de la Catalogne et de l’Espagne. Soyons juste : ils ne prônent pas une guerre civile, mais ils excipent du cas yougoslave pour justifier d’une possible sécession et d’un éclatement de l’Espagne. La Yougoslavie serait plus un précédent qu’un exemple… Il n’empêche : le précédent n’est guère convaincant.

Les scénarios probables

Que va signifier l’élection de Quim Torra et quels chemins vont emprunter les acteurs politiques catalans et espagnols après cette séquence exceptionnelle ?
Quim Torra estime que son obligation politique est de développer la République catalane conformément au mandat populaire reçu le 1er octobre 2017. Un conseil de la République est mis sur pied : il est présidé par « le président légitime Puigdemont » et a pour mission de préparer l’indépendance et de superviser l’action de la Généralité.
Le Premier ministre espagnol Mariano Rajoy, qui rencontre Pedro Sánchez (PSOE) et Albert Rivera (C’s), entend traiter Quim Torra comme un président de la Généralité dans le cadre constitutionnel.
Bis repetita…
Autrement dit, nous voilà revenus à la situation de départ : d’un côté, une logique de dépassement de la Constitution espagnole ; de l’autre, l’action dans le cadre de cette Constitution. Ce dialogue de sourds dure depuis plus de deux ans.
Les nationalistes analysent la situation dans laquelle ils se trouvent, et avec eux la Catalogne, en se dégageant de toute responsabilité. Les seules erreurs qu’ils admettent sont : 1) d’avoir sous-estimé la force brutale de l’État espagnol et 2) l’indifférence de l’Europe. Le drame est que ces deux erreurs trahissent une immaturité politique complète. Reste le problème que 47% des électeurs font confiance à de tels leaders !
Ils estiment donc que la seule issue à leur combat, qu’ils veulent victorieux, réside dans la tension permanente. Ils veulent forcer l’Espagne à la faute pour que l’Europe prenne enfin conscience du drame catalan. Le fait que la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement de Quim Torra dépende des quatre députés de la CUP qui, s’ils joignent leurs votes à l’opposition, peuvent faire tomber cet exécutif, place de facto la coalition sous le contrôle de ces indépendantistes révolutionnaires. Avec les « Comités de Défense de la République », organisations militantes qui n’hésiteront pas à faire de la rue le lieu de l’action, la CUP dispose de moyens de pression considérables. N’oublions que ce furent les pressions physiques des manifestants qu’elle convoqua en urgence le jeudi 26 octobre au matin qui firent reculer Carles Puigdemont et le poussèrent dans la voie radicale de la déclaration unilatérale d’indépendance.
Face à tant de signes inquiétants, à quoi peut-on s’attendre dans les mois à venir ?
D’abord, le climat émotionnel va continuer à être alimenté. Quiconque va en Catalogne aujourd’hui trouvera les institutions (mairies, associations…) mobilisées en faveur « des prisonniers politiques ». La confrontation reste à l’ordre du jour et il convient de la construire provocation après provocation.
Politiquement, le président Torra pourra dissoudre le Parlement catalan dès le 28 octobre prochain. On prête à Carles Puigdemont l’intention de faire coïncider les prochaines élections avec le procès qui aura lieu devant le Tribunal Suprême des inculpés du processus d’indépendance (en novembre ou décembre). La coïncidence des deux événements ne manquerait pas de mobiliser fortement l’électorat indépendantiste. Puigdemont pourrait aussi attendre les élections municipales de mai 2019 pour rejouer de la sentimentalité historique : en effet, c’est par des élections municipales en 1931 que prit fin la monarchie d’Alphonse XIII. Or, les municipales se prêtent à des lectures ambiguës : la majorité des communes en Catalogne sont indépendantistes mais pas la majorité des électeurs. Si tel était le scénario, on revoterait en Catalogne fin 2018 ou début 2019 pour la cinquième fois depuis 2010… Weimar, ai-je écrit précédemment…
La Catalogne s’enfonce dans la crise. Une fois encore, il faut dénoncer la contradiction profonde qui existe entre les valeurs du nationalisme catalan dans sa version radicalisée et celle de la démocratie libérale et s’inquiéter pour l’Europe de ce point d’infection.