Catalogne, première révolution contre une démocratie libérale ?

Après la déclaration d’indépendance approuvée par le Parlement de Catalogne, le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, a annoncé, le vendredi 27 octobre, la destitution des principales autorités de la Generalitat et l’organisation d’élections le 21 décembre.
Dans une série d’articles pour Telos (www.telos-eu.com) que Boulevard-Exterieur a repris depuis le début de la crise, Benoît Pellistrandi, professeur de chaire supérieure au lycée Condorcet, a analysé le conflit entre Barcelone et Madrid. Il se demande s’il ne s’agit pas de la première révolution contre une démocratie libérale.

Carles Puigdemont le 11 mai
Adelais Domènech

En 1963, l’historien John H. Elliott se faisait connaître avec une étude appelée à faire date : La Révolte des Catalans. Une étude du déclin de l’Espagne 1598-1640. Cet ouvrage essentiel explorait les motivations de cette sécession.
Le 27 septembre 2016, dans une lettre envoyée au Times, John H. Elliott, professeur émérite de l’Université d’Oxford, dénonçait les manipulations de l’histoire dans le discours des autorités catalanes et écrivait : « La Catalogne a longtemps souffert du régime dictatorial de Franco, mais entre 1978 et la crise économique de 2008, elle a joui d’un self-governement de très haut niveau. Les partisans de l’indépendance peuvent tirer parti de supposées mesures répressives prises par Madrid, mais il est possible que ceux qui sont favorables au référendum [d’autodétermination] ne soient pas conscients à quel point le gouvernement catalan a essayé d’imposer depuis longtemps son agenda radical à la société catalane dans son ensemble. À travers le contrôle de son système éducatif, de son influence dans les moyens de communication, de sa manipulation de l’histoire catalane au seul profit de ses intérêts, en dans certains cas par l’intimidation, le gouvernement catalan a essayé d’inculquer à la population l’image d’une Catalogne victime de perverses forces extérieures. Alors que cette image, qui renvoie au mieux à 1900, a pu avoir, dans le passé quelques éléments de vérité, elle ne correspond ni à la situation actuelle ni à la place que la Catalogne occupe dans l’Espagne démocratique ».
Ce jugement équilibré et serein doit être entendu et repris pour comprendre ce qui est désormais en jeu en Catalogne. Une nouvelle révolte de la Catalogne est en cours. Quelle que soit son issue, il est évident qu’elle occupera une place majeure dans les histoires de l’Espagne du XXIe siècle et qu’elle aura, dans plusieurs décennies, besoin d’un historien aussi talentueux que John H. Elliott pour essayer d’en rendre compte. Qu’il nous suffise pour l’instant d’essayer de faire le point de la situation en posant une hypothèse : assiste-t-on aujourd’hui en Catalogne à la première révolution contre une démocratie libérale ?

État des lieux

Le samedi 21 octobre, le conseil des ministres a décidé de mettre en route l’article 155 de la constitution espagnole qui prévoit de contraindre les autorités d’une Communauté autonome, au cas où celle-ci ne respecterait plus ses obligations constitutionnelles ou si elle menaçait l’intérêt général de l’Espagne, de revenir au cadre constitutionnel. Contrairement aux raccourcis d’une presse audiovisuelle, friande de spectacle plus que d’analyse, l’autonomie de la Catalogne n’a pas été suspendue. Ce sont les autorités catalanes, et plus précisément le « Govern » catalan, qui sont visées par la procédure constitutionnelle et parlementaire. L’autonomie de la Catalogne est un fait constitutionnel : aucun gouvernement ne peut l’effacer sans être anticonstitutionnel. En revanche, conformément à l’esprit de l’article 155, ce sont les autorités exécutives de Catalogne qui sont visées et Mariano Rajoy demande au Sénat de procéder à leur destitution. La mesure est dramatique : le président du gouvernement espagnol en est conscient. Il n’a cessé de répéter à l’annonce de ces décisions qu’il le faisait à contre-cœur et forcé par l’obstination tenace du président Carles Puigdemont.

La riposte de ce dernier, le soir même du 22 octobre, a été une déclaration institutionnelle aux Catalans en catalan, en espagnol et en anglais. Tout à sa stratégie de victimisation, il a présenté les institutions catalanes comme les victimes de Madrid et il a revendiqué la légitimité de la Generalitat comme bien supérieure à la constitution.
Revendiquant l’héritage de Josep Taradellas, président de la Généralité en exil, dont le retour à Barcelone le 23 octobre 1977 manifesta une étape majeure dans la construction du pacte démocratique espagnol, Carles Puigdemont a voulu faire de la Catalogne une terre de traditions politiques distinctes du reste de l’Espagne. Ce qu’il n’a pas dit c’est que ce retour de Taradellas a permis une opération de recomposition politique majeure en Catalogne au détriment de la gauche. Le président Adolfo Suárez s’est appuyé sur le nationalisme de centre-droit pour affaiblir la gauche socialiste espagnole qui, en Catalogne, s’appuyait sur des forces communistes encore puissantes et des forces nationalistes beaucoup plus radicales. Là où en revanche, Carles Puigdemont a raison, c’est que le rétablissement de la Généralité dès 1977 supposait la greffe d’une légitimité démocratique issue de la Seconde République et qui venait ainsi rendre crédible la sincérité du processus de démocratisation en cours en Espagne.

Deuxième temps du discours du président Puigdemont : l’appel au secours des forces démocrates et des Européens. C’est la démocratie qu’on assassine tente d’expliquer un président catalan de plus en plus contraint par ses contradictions politiques. Il en appelle à l’État de droit et à la Constitution de 1978 alors même qu’il y a un mois, il déniait toute autorité aux mécanismes constitutionnels issus de ce texte consensuel et qu’il traitait l’Espagne « d’État fasciste ». Dans un effort désespéré d’internationalisation de la crise, il appelle l’Europe au secours… conscient qu’il est désormais de son isolement.

Le plus grave est que cette stratégie de tension poussée à son maximum est un choix conscient : les indépendantistes veulent provoquer l’irréparable pour rendre l’indépendance inévitable. Le caractère pacifique de leur démarche est mis en avant pour mieux justifier les débordements à venir. Dans leur schéma, les « ennemis » vont provoquer la violence et les « Catalans » en seront les victimes. Point n’est besoin d’attendre la suite des événement pour en connaître le commentaire.

Scenarii imaginables

L’application de l’article 155 est une réalité inconnue. Elle soulève de nombreuses incertitudes juridiques au milieu d’une certitude qu’il convient de rappeler : cet article d’auto-défense de la Constitution a été rédigé en 1978. Ce n’est pas une loi de circonstance. Et sa non-application antérieure est plutôt le signe du bon fonctionnement des institutions autonomes jusque là. De même qu’en France, l’article 16 revêt un caractère exceptionnel qui explique le recours à son utilisation en 1961 au moment du putsch des généraux et que sa non-application depuis est bon signe, l’article 155 fait partie de ces instruments nécessaires à l’État de droit espagnol pour se prémunir face à des remises en cause graves.

Il y a peu de doutes sur l’issue du débat parlementaire au Sénat qui devrait voir l’assemblée voter aux 4/5e la proposition du gouvernement Rajoy. En revanche, les conditions concrètes de son application débouchent sur une véritable terra incognita. Une fois destitués le président Puigdemont et ses « consellers » (ministres régionaux), qui s’assurera de leur sortie concrète des lieux du pouvoir ? Des manifestations massives ne les protégeront-ils pas ? Peut-on envisager des mesures de forces aptes à enflammer les militants les plus convaincus et les plus mobilisés ? Car, d’évidence, ni Puigdemont, ni son gouvernement, ne céderont gentiment devant les réquisitions de Madrid. Le discours de la résistance est déjà mis en musique. On parle à Barcelone d’une situation comparable au Vichy de 1940 : un gouvernement fantoche de collaborateurs au service d’une puissance étrangère. Insupportable déformation de l’histoire …

Carles Puigdemont est encore président de la Généralité de Catalogne. Il dispose donc des pouvoirs de dissolution du parlement de Catalogne. Peut-on imaginer que, face à la menace d’une destitution et d’une convocation électorale dont Madrid aurait la maîtrise, Carles Puigdemont décide, une nouvelle fois, d’accélérer sa marche et annonce, dans la semaine, la dissolution du parlement catalan après avoir, au préalable, pris soin de faire voter la reconnaissance de l’indépendance par le-dit parlement ?
Ces élections deviendraient alors des élections constituantes pour une Assemblée constituante de la « République de Catalogne ». L’imbroglio juridique serait majeur : d’un côté, la dissolution serait constitutionnelle (Mariano Rajoy avait même précisé qu’en cas d’annonce d’élections anticipées, il ne mettrait pas en œuvre l’article 155) ; de l’autre, l’objet des élections deviendrait délictueux.
Madrid serait donc coincé entre interdire un scrutin légal mais dont les résultats seraient interprétés différemment selon les élus. Certains se considéreraient élus du « Parlament de Catalunya » (nom de l’Assemblée régionale), d’autres de l’Assemblée constituante. Interdire le scrutin c’est se retrouver avec la problématique du référendum du 1er octobre. Impossible de rejouer la scène. Accepter l’ambiguïté sur la nature des élections c’est prendre le risque de refaire jouer l’article 155 au lendemain des élections si la majorité se trouvait être indépendantiste, avec les dégâts politiques que l’on peut imaginer. Comment justifier de la suspension d’un gouvernement qui se verrait tout juste conforté par les urnes ?
D’où, à mon humble avis, le fait que cette solution d’une convocation électorale qui vienne empêcher la mise en œuvre de l’article 155 est le scénario le plus crédible à l’heure actuelle. Mais la politique catalane dépasse en subtilité ubuesque les pratiques italiennes et il est tout à fait possible que cette supposition se révèle trop rationnelle pour être celle mise en œuvre. Le choix d’une agitation dans les rues pourraient être une autre option …

Une situation révolutionnaire

Voici donc l’hypothèse centrale de ma réflexion : la Catalogne serait-elle en train de vivre la première révolution contre une démocratie libérale ?

Il me paraît clair que nous sommes dans une situation révolutionnaire : un cadre existe qui est contesté au nom d’une nouvelle légalité à venir. Le lieu de cette contestation n’est autre que le Parlement de Catalogne. La loi référendaire du 6 septembre et les lois dite de « transition » ou de « déconnexion » de la Catalogne et de l’Espagne sont parfaitement anticonstitutionnelles – et cela les indépendantistes le savent. C’est la raison pour laquelle ils récusent toute autorité du Tribunal constitutionnel – au nom de la légitimité des aspirations du peuple catalan. Cette aspiration s’est exprimée, selon les promoteurs de la sécession, lors du referendum du 1er octobre.
ans le journal ARA, un quotidien catalonophone indépendantiste, on trouve un article de Josep Domingo Ferrer qui explique que le chiffre de 90% avec 43% de participation est extrapolable : selon son raisonnement, le vote ayant été empêché, il est raisonnable de penser que les 90% de oui dans la proportion des électeurs qui ont voté se serait retrouvée identique avec une participation supérieure. Où l’on fait l’expérience du monde parallèle dans lequel vivent certains militants… Forts de ce « mandat démocratique », Carles Puigdemont, son gouvernement et ses soutiens parlementaires veulent contraindre toute la Catalogne et l’Espagne à un changement forcé. C’est le propre d’une stratégie révolutionnaire.

Le fondement idéologique de l’affaire est la passion nationaliste et identitaire. Elle passe par la distorsion de la réalité et la destruction de l’espace public comme lieu de la discussion raisonnable et rationnelle. La démocratie représentative devient seconde par rapport à une démocratie « populaire » et « directe ».
Dans son discours devant le parlement de Catalogne, le 10 octobre, Carles Puigdemont a affirmé qu’il y avait un au-delà des règles et que cet au-delà est plus démocratique que les limites que la démocratie s’impose à elle-même pour fonctionner dans un État de droit. Le droit des minorités peut être bafoué au nom de la lutte nationale – et on retrouve là un grand classique du nationalisme !
Depuis les 6 et 7 septembre, le Parlement de Catalogne ne s’est plus réuni qu’une seule fois : le 10 octobre. Il n’y a plus de session de contrôle au gouvernement catalan, plus de sessions plénières. Tout est verrouillé par la présidente du Parlement, Carme Forcadell, ancienne présidente de l’Assemblée Nationale Catalane (ANC), une organisation militante indépendantiste. La démocratie représentative est en danger dans ce laboratoire en fusion politique qu’est devenue la Catalogne. Cette même démocratie représentative est disqualifiée dans la dénonciation de l’application de l’article 155 : mais cette fois-ci, c’est la démocratie espagnole qui est visée.

Autre argument à ajouter à notre hypothèse : le positionnement louvoyant de Podemos et de Pablo Iglesias et de sa partenaire et concurrente Ada Colau (maire de Barcelone). L’extrême-gauche s’est dite hostile à l’indépendance et favorable au référendum. Ada Colau avait affirmé quelle irait voter non. Finalement, elle a voté ostensiblement blanc (mais faut-il rappeler qu’il n’y avait ni isoloir, ni enveloppe ?). Podemos a qualifié les décisions du conseil des ministres du 21 octobre d’atteinte à la démocratie espagnole et de "nouveau 23-F" (c’est la date de la tentative de coup d’État du 23 février 1981). Dans un sidérant renversement dialectique, les instruments de l’État démocratique deviennent des attaques contre la vraie démocratie.
Podemos a parfaitement saisi le potentiel explosif de la situation catalane et il est monté dans le train de l’agitation pré-révolutionnaire. Car, contrairement à ce qu’on peut croire de ce côté-ci des Pyrénées, les députés de Podemos ne sont pas à l’aise dans un Parlement libéral. Leur modèle est distinct.

Et je ne parle pas ici des agissements de l’extrême-gauche bolchévique catalane – la Candidature d’Unité Populaire – qui veut conjuguer indépendance et révolution et dont les dix élus au Parlement de Catalogne sont indispensables à Carles Puigdemont pour compléter sa majorité parlementaire.

La question catalane n’est donc pas que catalane. Elle n’est même plus un débat sur le nationalisme dans ses aspirations légitimes. Elle est une contestation de la démocratie représentative au nom des passions politiques identitaires, des projets de transformation sociale et économique radicaux et aussi par une inconséquente agitation de tous ces ingrédients au profit des intérêts d’une caste politique qui a tout à gagner avec l’indépendance et tout à perdre avec le maintien du statu-quo. Le temps des kamikazes est donc arrivé en Catalogne. Il y a tout lieu de craindre que Carles Puigdemont en sera durablement un exemple historique.