« Contre-révolution » antilibérale en Hongrie et en Pologne

La Hongrie de Viktor Orban et la Pologne de Jaroslaw Kaczynski défient l’Union européenne en s’éloignant des principes de la démocratie libérale. Le Centre de recherches internationales de Sciences Po (CERI) a organisé le 15 novembre un débat réunissant les politologues Jacques Rupnik, Aleksander Smolar, Peter Zilahy et Stephen Holmes sur « la révolution conservatrice en Europe du Centre et de l’Est ». Le 16 novembre s’est tenue à l’Institut hongrois, sous la présidence de Catherine Horel, une rencontre autour du soixantième anniversaire de l’insurrection de 1956, avec l’historien Gusztav Kecskés, l’anthropologue Esther Besson-Pollatsek et deux témoins des événements de Budapest, Eugène Sujanszky et André Farkas.

Le symbole de l’amitié Hongrie-Pologne
Hulala

La victoire de Donald Trump aux Etats-Unis renforce, de l’autre côté de l’Atlantique, ceux des dirigeants européens qui ont, avant lui, conquis le pouvoir en défendant les mêmes idées. Elle fait rétrospectivement de Viktor Orban en Hongrie ou de Jaroslaw Kaczynski en Pologne des pionniers du « trumpisme » ou, pour reprendre l’expression du politologue Jacques Rupnik, l’« avant-garde » d’un populisme qui dépasse les frontières de la petite Europe centrale.

Mieux même, le succès de l’homme d’affaires américain « légitime » après coup, selon le politologue, la ligne politique adoptée il y a quelques années à Budapest et à Varsovie. Il donne plus de poids à la « contre-révolution » mise en place par le chef du gouvernement hongrois et par l’ancien premier ministre polonais, à rebours de la démocratie libérale à laquelle la Hongrie et la Pologne semblaient s’être ralliées au lendemain de la chute du communisme.

Quand "l’Est imitait l’Ouest"

Lorsque ces deux pays se sont libérés de la tutelle soviétique, à partir de 1989, ils se sont effet tournés vers l’Occident. « L’Est imitait l’Ouest », souligne Jacques Rupnik. Aujourd’hui il s’en éloigne. Viktor Orban, qui dirige le gouvernement hongrois depuis son retour au pouvoir en 2010, se réclame ouvertement de la « démocratie illibérale » dont le journaliste américain Fareed Zakaria s’est fait le théoricien dans un article de la revue Foreign Affairs en 1997, « La montée de la démocratie illibérale », puis dans son livre L’Avenir de la liberté : la démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, en 2003.

Jaroslaw Kaczynski, qui continue de tirer les ficelles à Varsovie sans occuper un poste officiel, adhère à la même conception, même s’il n’emploie pas le même langage et n’utilise pas l’adjectif « illibéral ». Certes Fareed Zakaria ne pensait ni à Orban ni à Kaczynski lorsqu’il a développé, à la fin des années 90, son analyse de la démocratie illibérale, citant dans son article de Foreign Affairs des pays comme la Sierra Leone, le Pérou, le Pakistan ou les Philippines. Mais il est clair, selon ses propres critères, que la Hongrie d’Orban et la Pologne de Kaczynski relèvent aujourd’hui de cette catégorie.

Le refus des contre-pouvoirs

Ce qui distingue ces pays des véritables démocraties, selon le journaliste américain, c’est que le pouvoir s’y transmet par des élections mais que les contre-pouvoirs y sont battus en brèche. « La démocratie fleurit, écrit-il, mais non le libéralisme constitutionnel ». La démocratie libérale, explique-t-il, est un système politique qui ne se caractérise pas seulement par des élections libres et équitables, mais aussi par le respect de l’Etat de droit, de la séparation des pouvoirs et des libertés fondamentales. C’est cette seconde dimension de la démocratie libérale qui est bafouée en Hongrie et en Pologne. Il se pourrait, suggère Fareed Zakaria, que, sur la route de la démocratie, la démocratie libérale occidentale ne soit pas la destination finale mais l’une des nombreuses voies possibles.

Viktor Orban et Jaroslaw Kaczynski ne sont pas d’accord sur tout. Ils ont notamment des avis divergents sur la menace russe. Le Polonais ne cache pas son hostilité à l’égard de Vladimir Poutine alors que le Hongrois affiche une certaine sympathie pour le président russe. Désaccord purement tactique, estime Peter Zihaly, qui rappelle que ni les Polonais ni les Hongrois, unis dans le douloureux souvenir de l’oppression soviétique, n’aiment les Russes. Orban et Kaczynski doivent l’un et l’autre en tenir compte.

Une philosophie réactionnaire

Mais ce qui unit surtout les deux hommes, c’est une commune philosophie réactionnaire qui se traduit par un rejet résolu du « post-modernisme ». Ils croient tous deux, selon l’expression du premier ministre hongrois, à la fin de la « non-démocratie libérale », exacte antithèse de la démocratie non-libérale qu’ils veulent construire. Au sein de l’Union européenne, ils partagent un même nationalisme qui leur fait dire qu’ils sont Européens, selon Viktor Orban, non pas parce qu’ils auraient des valeurs européennes communes mais parce qu’ils ont choisi d’harmoniser leurs valeurs nationales dans une alliance commune.

Ce n’est pas la première fois qu’Hongrois et Polonais affichent leur entente et leur solidarité. Les deux pays font partie, depuis 1991, du groupe de Visegrad, avec la République tchèque et la Slovaquie. Leur vieille amitié remonte, au moins, au printemps des peuples, en 1848, qui les a associés dans la révolte. Elle s’est confirmée en 1956, le soulèvement de Budapest faisant suite à la révolte de Poznan. Ni Orban ni Kaczynski n’ont connu cette époque puisque le premier n’était pas né et que le second n’avait que sept ans. Mais l’un et l’autre ont fait partie ensuite des dissidents en lutte contre les régimes communistes. En Pologne comme en Hongrie, ceux qui se sont rebellés en 1956 contre la dictature communiste tentaient de promouvoir une révolution libérale. Soixante ans plus tard, ceux qui occupent aujourd’hui le pouvoir dans les deux pays ont fait le choix d’une révolution antilibérale.