Coronavirus : la mondialisation n’est pas la cause mais le remède

Alors que se déploie dans toute sa violence la pandémie du Covid-19, la " mondialisation ", à en lire plus d’un, serait la grande responsable de ce qui nous arrive, qu’il s’agisse de la foudroyante rapidité de l’extension du virus, de l’impuissance des États à en arrêter la progression, de l’incapacité du " capitalisme " à produire les équipements médicaux ou de la folie de la spéculation boursière. Avec pour conséquence logique l’appel répété, avec quelque pathos, à inventer d’urgence le temps d’après, d’après les folies de la mondialisation. L’histoire et la nécessité du multilatéralisme invalident cette vision.

L’Internationale

L’ampleur du choc que représente le Covid-19 offre une caisse de résonance idéale pour rejouer ainsi une musique en fait déjà ancienne, connue au moins depuis les années 1990, voire les années... 1890, mais avec un écho incomparable et donc aussi particulièrement inquiétant. Définie à la fois comme une libéralisation - le triomphe de l’économie de marché sans frontières - et comme planétarisation - l’unification de la planète par des flux de tous ordres, informations, migrants, idées et représentations, touristes, pratiques religieuses-, la mondialisation serait devenue une forme de pathologie fatale pour le monde. D’où l’urgence à démondialiser [1] .

Pourtant, il faut le redire, plus de vingt ans après Paul Krugman, la mondialisation n’est pas coupable, et ceux qui prétendent actuellement l’inverse, avec une passion communicative, faisant mine de tirer les conclusions d’une lucide analyse du passé récent, s’appuient sur des récits historiques biaisés pour imposer un agenda politique, explicite ou implicite. Qu’on permette donc à un historien de tenter d’en dire un mot, puisque comprendre le temps dans lequel nous sommes impose de comprendre les temps d’où nous venons.

Le politiste, le politique et la pathologie mondiale

Prenons deux exemples, à plus d’un titre polaires, pour illustrer cette vague nouvelle de dénonciation de la mondialisation, en nous en tenant au débat francophone.

Le 6 mars, au début de la vague en France, Romain Lecler, qui enseigne les sciences politiques à l’Université du Québec à Montréal, publiait dans Le Monde un article dont le titre, " Le Covid-19 met au jour toute une série de phénomènes associés à la mondialisation ", indiquait la vocation descriptive. Il y expliquait comment l’extension du virus donnait à voir les diverses formes de mondialisation du monde. Du côté de la mondialisation économique, d’abord : Wuhan, une mégalopole industrielle au cœur des chaînes de valeur automobile mondiales ; et aussi la fièvre boursière, immédiatement transmise par le réseau des principales places financières. Mais d’autres formes de mondialisation sont aussi en jeu, avec les paquebots de croisière et les avions chargés de touristes ; avec les rassemblements religieux, de Qom à Mulhouse, clusters foudroyants de contagion ; avec les migrations pendulaires d’une côte à l’autre du Pacifique, qui ont fait de Seattle une porte d’entrée du virus aux États-Unis ; avec l’omniprésence de l’information.
Sa description tournait enfin à l’accusation : " La diffusion du Covid-19 pointe du doigt une autre pathologie globale : notre addiction collective à la mobilité internationale ", qui " devrait nous inciter à imaginer des formes de démondialisation ". Il faut noter le subtil glissement : au début du texte, c’est le coronavirus qui était la maladie globale ; à la fin, c’est la mondialisation qui est devenue pathogène. Dans ces conditions, comment ne pas souhaiter démondialiser ?

Autre perspective, même thèse fondamentale : Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères (1997-2002), voix autorisée dans le domaine des relations internationales, publie une note sur la crise actuelle, dont le titre " La mondialisation à l’heure des comptes {} " dit bien son contenu : il est hors de question, après la crise du coronavirus, d’un retour à " la normale ", parce que la situation d’avant était profondément dysfonctionnelle à cause de la mondialisation. Cette mondialisation, foncièrement américaine, résultat de quatre décennies d’expansion sans limite de l’économie de marché et de " la neutralisation de toute forme de souveraineté ", a produit, écrit-il, " l’impréparation, la multidépendance, l’insécurité financière, la fragilité collective, l’irresponsabilité écologique ", et elle est donc immédiatement à l’origine de la gravité de la crise.
Pour l’ancien ministre socialiste devenu souverainiste, il faut démondialiser, de toute urgence, pour renouveler une communauté internationale fondée cette fois sur des États vraiment souverains, dépasser les aberrations des chaînes de valeur mondialisées, limiter le désastre écologique, redécouvrir la valeur des " gens ordinaires " et revaloriser leurs métiers.

Le politique et le politiste ; le tenant de la sociologie critique de la mondialisation et le spécialiste des classiques relations internationales ; le jeune universitaire formé dans les années 2000 et l’énarque introduit à la social-démocratie par Jacques Delors dans les années 1970 : le consensus sur la responsabilité de la mondialisation s’annonce large, et l’appel à la démondialisation promet d’être un thème dominant du moment. On peut pourtant, notamment en historien, douter du diagnostic et donc s’interroger sur le remède.

De quelle mondialisation parle-t-on ?

Dans les deux cas, ce récit de notre "mondialisation", qui est largement répandu et reçu comme une évidence, n’est pourtant pas clair, à cause de problèmes de datation qui en biaisent fondamentalement l’interprétation. La chronologie proposée tourne principalement autour des années 1980 et 1990, chacun des deux auteurs évoquant " ces dernières décennies " ou " depuis plus de trente ans ". Parfois, ils proposent aussi d’autres chronologies, comme celle de l’installation de la domination américaine sur le monde après la Seconde Guerre mondiale (Védrine), celle de l’ouverture de la Chine de Deng ou de l’augmentation massive du tourisme et des voyages en avion depuis les années 2000 (Lecler). Certains phénomènes liés à la mondialisation ne sont par ailleurs pas datés du tout chez ces deux commentateurs, comme les circulations religieuses mondiales ou les transmigrations pacifiques à l’origine de la diffusion de la pandémie, alors que d’autres sont même présentés comme déjà en recul avant la crise ; le commerce international croît moins vite que le PIB mondial, depuis 2010.

Ce flou chronologique pose de sérieux problèmes de cohérence. Si la mondialisation actuelle est américaine, et qu’elle date à la fois des années 1940 (celles de l’ONU, du FMI, de la Banque mondiale, de l’OTAN et de Bretton Woods) et des années 1980-1990 et de l’offensive néolibérale des " mondialisateurs ", elle associe alors des logiques et des dynamiques très différentes, en réalité inconciliables : le système régulé du dollar et la dérégulation monétaire à partir des années 1970, le contrôle des changes dans le monde atlantique dans les années de la reconstruction et la (relative) liberté de circulation des capitaux depuis les années 1980, etc..
Si la mondialisation actuelle est caractérisée par des mobilités religieuses à longue portée, il reste à déterminer ce qu’elle a de neuf dans ce domaine, quand les pèlerinages vers La Mecque et d’autres lieux saints animent la koinè musulmane depuis plus d’un millénaire. C’est d’ailleurs autour de la circulation des épidémies le long des routes du pèlerinage de La Mecque que se sont notamment structurées les premières formes de suivi et de contrôle international des épidémies, à la fin du XIXe siècle.

Quant à la mondialisation économique, ou à la libéralisation, que d’équivoques ! Si la mondialisation actuelle de l’économie est si articulée à la puissance chinoise, faut-il vraiment la lier au triomphe des mondialisateurs et de la dérégulation, alors que l’industrialisation de la Chine et son entrée en fanfare dans la société industrielle mondiale sont le produit d’une politique très classique d’Etat " développementaliste ", bien connue depuis le Japon de l’ère Meiji, dans les années 1860 ? Faut-il rappeler que la Chine pratique un fort contrôle des changes, alors qu’elle est la deuxième économie mondiale ? A ce titre, notre " mondialisation " est beaucoup moins libérale que celle qui s’est déployée au cours du XIXe siècle, par exemple, au moment de la libre circulation des capitaux et de l’étalon-or.
Contrairement à ce qu’en dit Romain Lecler, la puissance industrielle de Wuhan est autant due à la volonté de l’État chinois de contrôler les circulations de capitaux et de biens qu’aux chaînes logistiques mondiales et à la puissance incontrôlée des multinationales : pour atteindre l’énorme marché chinois, les constructeurs automobiles européens et américains sont contraints d’investir sur place, et notamment dans le cadre de joint-ventures avec des entreprises chinoises qui impliquent des transferts de technologie massifs. Les États, qu’il s’agisse de ceux d’Asie, engagés depuis les années 1950 dans un effort massif d’industrialisation, ou de ceux d’Europe de l’ouest, engagés dans l’intégration économique du continent, sont en réalité infiniment plus puissants (en nombre de fonctionnaires, en proportion des prélèvements sur la richesse nationale, par la sophistication de leurs systèmes de normes et de réglementations, par le nombre des domaines dans lesquels ils interviennent) que leurs devanciers des années 1950, ou ceux des années 1900.

Tourisme, migrations, atteintes à l’environnement

Les considérations sur le tourisme, l’écologie, la folie des mobilités internationales ou les transmigrations ne convainquent pas beaucoup plus. Que le tourisme ait fortement augmenté à l’échelle mondiale depuis les années 2000 ne change pas vraiment les coordonnées du problème de la transmission de la pandémie : très peu de déplacements en avion dans les années 1918 et 1919, et pourtant la grippe espagnole a circulé mondialement, suivant les troupes américaines dans leur traversée de l’Atlantique, ou le retour chez eux des travailleurs forcés du sous-continent indien qui avaient été déplacés en Europe pour contribuer à la Grande Guerre. Le coronavirus s’est peut-être déplacé plus vite. Mais la lenteur de la circulation de la peste bubonique au XIVe siècle n’a pas empêché celle-ci de produire des dégâts immenses à l’échelle de tout l’hémisphère eurasiatique, en empruntant déjà des bateaux.
Les migrations pendulaires et les diasporas migrantes ne sont pas non plus une nouveauté des années 1980 et 1990 ; notre monde compte beaucoup moins de migrations de travail et d’immigrés que celui de 1880 ou de 1910, lorsque des déplacements massifs de travailleurs sillonnaient l’Atlantique, colonisaient la Mandchourie et la Sibérie, ou animaient tout l’Empire britannique à partir du sous-continent indien. Quel rôle spécifique, donc, de ces transmigrations, dans notre monde, et dans la pandémie du Covid-19 ?

Enfin, un thème passionne les auteurs, celui des dégâts massifs causés à l’environnement par la " mondialisation ". Là encore, on peut s’interroger sur les chronologies mobilisées, et donc sur l’interprétation du temps dans lequel nous sommes. A-t-il fallu attendre la " mondialisation " pour que les Trente glorieuses, présentées le plus souvent comme un moment de culmination de la puissance de l’État national, provoquent, avec une industrialisation progressant à un rythme de +10%/an, des dégâts immenses sur les écosystèmes européens et africains, alors que s’imposait la société de consommation ? Les ravages de l’industrialisation soviétique, en Asie centrale, dans l’Oural ou en Ukraine, sont-ils dus à notre addiction aux transports internationaux et à l’offensive des " mondialisateurs " briseurs de frontières, d’États et d’identité nationale ? La conscience des dégâts écologiques produits par le passage à la société industrielle est ancienne, mais elle n’a jamais été plus présente dans les débats publics, dans le monde atlantique, que " de nos jours ", en pleine époque de " mondialisation ".

Rien dans tout cela qui permette donc réellement d’incriminer " la mondialisation ", un processus qui serait en cours, relativement récent, et qui marquerait le triomphe du marché global et des circulations browniennes sur les ancrages raisonnables, les identités des peuples et le pouvoir des États. C’est là pourtant le cœur de la critique qui est faite à la mondialisation : par l’ampleur des phénomènes qu’elle déchaînerait, elle nous ferait perdre tout contrôle sur nos vies, individuelle et collective, notamment en frappant au cœur l’instance qui permet de construire cette capacité d’action collective, l’État national. Take back control, comme on disait Outre-manche, et donc, au foyer de la démondialisation souhaitée, pour les " démondialisateurs ", la nécessité de retrouver une vraie souveraineté de l’État.

Le " retour de la souveraineté " ?

L’idée que le " retour de la souveraineté " constituerait la solution se fonde sur l’affirmation implicite que, la souveraineté relevant de l’État, elle constitue la manifestation évidente de la prééminence du bien public sur l’anarchie et l’immoralité des intérêts privés. Or la guerre qui se mène actuellement sur les marchés de matériel médical, où les États luttent entre eux pour s’accaparer des stocks disponibles et des promesses de productions à venir, montre qu’au nom des intérêts supérieurs de la " nation " et de l’État, il est possible de tenter de s’accaparer des brevets de production de molécules médicamenteuses pour essayer d’en priver les autres, qu’il est imaginable qu’un Etat capte à son profit un chargement destiné à un autre parce qu’il transite par un de " ses " aéroports, et que la concurrence effrénée entre les États favorise la multiplication des intermédiaires douteux. Cette logique désastreuse nuit en réalité en profondeur aux principes du droit international, aux principes des droits nationaux des marchés publics, met les différentes composantes des États en lutte les unes avec les autres et accentue la pénurie mondiale au nom de la sécurisation des approvisionnements nationaux.

Il faut aller plus loin : ces dysfonctionnements massifs, cette lutte de tous contre tous est une préfiguration, certes caricaturale et hystérique, mais au fond réaliste, des résultats prévisibles du principe de relocalisation qu’on est en train de présenter comme la panacée contre la " pathologie mondiale ". Réfléchissons à deux cas souvent évoqués ces jours-ci, celui des masques et celui des médicaments utilisés en réanimation et dont les difficultés actuelles à se les procurer fournissent une illustration particulièrement parlante des désordres de la mondialisation et des dysfonctionnements dramatiques du marché, selon leurs accusateurs.

Pour fabriquer des masques, il faut des élastiques ; ces élastiques sont soit en latex (issu de l’hévéa) soit en polymères (issus du pétrole) ; dans les deux cas, la France, et pour l’essentiel l’Europe, sont dépendantes d’approvisionnements lointains, de quelque manière qu’on retourne la question. Que signifierait alors précisément retrouver une forme de souveraineté en relocalisant la production ? Ce serait simplement relocaliser certaines étapes de la production et dépendre, toujours, d’approvisionnements lointains pour les étapes antérieures. Et ce serait sur ces approvisionnements lointains, notamment en matières premières, que pèseraient des stratégies de captation, chaque État ayant incité à relocaliser les productions sur son territoire et encourageant ses producteurs à sécuriser leurs sources d’approvisionnement. On sait historiquement que cette logique est celle qui, dans le contexte du mercantilisme, a conduit à la multiplication des colonies, par exemple pour s’assurer d’un approvisionnement " souverain " en sucre, en caoutchouc ou en coton.

De la même manière, relocaliser la production des médicaments nécessaires dans les services de réanimation, sous prétexte qu’ils sont produits en Chine ou aux États-Unis, et que notre système de santé se trouve, de ce fait, dépendant de producteurs non nationaux, c’est oublier qu’ils sont synthétisés notamment à partir de curare, lui-même issu de lianes amazoniennes ou africaines. Multiplier les producteurs de ces médicaments, dans chaque État, ne résoudra nullement le problème des matières premières, et donc de la dépendance vis-à-vis de " l’étranger ". C’est remonter d’un cran la dépendance. Considérer cette dépendance comme un problème insurmontable, c’est remonter d’un cran la lutte pour la survie dans la chaîne logistique, mais rien de mieux.

Une conséquence de l’industrialisation

A travers ces exemples, on voit que la dépendance aux chaînes logistiques longues n’est pas le produit de la pathologie d’un capitalisme mondial délirant. C’est d’abord une conséquence de la société industrielle et de son extraordinaire inventivité. C’est l’industrialisation -les technosciences, l’État régulateur et développeur, les ravages écologiques, l’augmentation massive de l’espérance de vie, l’intensification des circulations de personnes, des biens, des rumeurs et des connaissances - qui exige des chaînes logistiques longues, complexes, précisément réglées, impossibles à contenir dans un cadre local ou un territoire politique. Les virus et les bactéries n’ont pas attendu le capitalisme, la modernité ou l’industrie pour ravager les populations humaines ; c’est bien l’industrialisation qui a permis de commencer à lutter de manière sérieuse contre eux, en mobilisant les ressources de la planète.

Ce qu’on oublie le plus souvent de mentionner, c’est que ces chaînes ne sont pas le seul fait du " capitalisme ", fût-il mondialisé, au sens des seules logiques du marché, de la minimisation des coûts et de la maximisation des profits. Elles impliquent en réalité, depuis les années 1860 au moins, une intervention directe ou indirecte des États, à travers l’établissement de systèmes de règles et de normes internes articulés avec ceux des autres États, une condition sine qua non pour l’intensification des échanges de biens, de personnes et de marchandises que requiert l’industrialisation. Ces systèmes de normes ont été élaborés non pas dans le quant à soi de la " souveraineté ", mais dans un cadre de coopération internationale intense, souvent moins porté par les diplomates de métier (des aristocrates liés aux castes militaires européennes) que par des savants, des juristes, des techniciens, des journalistes, des entrepreneurs, qui ont su permettre l’émergence de systèmes techniques, économiques et juridiques internationaux sophistiqués.

Ces systèmes, mis en forme par les premières organisations internationales, dès les années 1860, pour permettre le déploiement à l’échelle mondiale de la distribution du courrier, des réseaux télégraphiques, des réseaux ferroviaires, mais aussi pour faire converger les poids et les mesures de distance, la mesure du temps et la propriété intellectuelle, les normes sanitaires et les droits des travailleurs migrants, étaient bien loin de miner le pouvoir des États, de ruiner leur " souveraineté ". C’est eux qui leur donnèrent les moyens de contrôler et d’orienter l’énorme dynamique de l’industrialisation, d’alphabétiser leurs populations, de développer leurs capacités productives, d’inventer les premières formes, largement transnationales, de l’État social.

Depuis 1850, l’accentuation de l’intégration économique, industrielle, réglementaire et intellectuelle de la société mondiale n’a pas fait disparaître l’État national, au contraire ; elle a multiplié les États dans le monde, accentué sans cesse leur force de frappe budgétaire, permis l’augmentation régulière du nombre de leurs fonctionnaires, notamment grâce à l’amélioration de la productivité du travail, qui a permis de dégager d’immenses surplus pour l’emploi public. La mondialisation industrielle, depuis le milieu du XIXe siècle, n’a cessé de renforcer les Etats modernes, et la prétendue néo-libéralisation du monde depuis 1970 n’a nullement interrompu le processus : depuis trente ans, les pays de l’OCDE n’ont pas cessé, en moyenne, d’augmenter leurs dépenses publiques et le poids de leurs prélèvements obligatoires sur leur activité économique interne. Et c’est lorsque les logiques autarciques impériales et de souveraineté nationale se sont imposées comme l’alpha et l’oméga de la politique nationale et internationale (au moment de la culmination impérialiste à partir de 1880, puis avec les communismes et les fascismes à partir des années 1920) que les guerres se sont multipliées et que des États se sont effondrés, ont été brisés et que leurs populations ont été occupées, voire exterminées.

Rien n’indique d’ailleurs, à ce stade, que le degré d’ouverture internationale ou le degré d’intégration à la mondialisation soit un facteur décisif pour comprendre la plus ou moins grande efficacité des États dans leur lutte contre la pandémie. Taïwan et la Corée du Sud, très intégrés dans les chaînes de production mondiales (le taux d’extraversion, la part du PIB dépendant de contraintes externes, de l’économie coréenne est de l’ordre de 40%), semblent -à ce stade- capables d’endiguer pour l’essentiel le phénomène ou, au moins, de le ralentir efficacement, bien mieux par exemple que les Etats-Unis, pourtant beaucoup plus autosuffisants du point de vue économique (leur taux d’extraversion est de 11%). De la même manière, même si la comparaison de l’évolution de la pandémie dans les différents Etats européens reste un exercice périlleux, rien n’indique que l’Allemagne, dont l’économie est largement ouverte, pour plus de 30% de son PIB, soit moins capable de faire face à la pandémie. Son État riche, désendetté dans une certaine mesure par rapport à nombre de ses partenaires européens, son solide système de santé, suréquipé en lits de réanimation par rapport à la moyenne de l’OCDE, s’articulent visiblement bien avec des capacités industrielles réactives, quoique très "mondialisées ".

La puissance de l’Etat

Et pour cause : la question n’est pas celle de l’autarcie, de la souveraineté, mais celle de la puissance de l’État, qui dépend de sa capacité à tirer pleinement parti, dans la perspective du bien public, d’une économie efficace et bien intégrée aux logiques intrinsèquement internationales de la société industrielle. Et donc à anticiper les chocs, possibles, des grandes crises spéculatives typiques de la société industrielle, les grands conflits internationaux, plus rares mais possibles, les grandes pandémies, pas moins probables que par le passé lorsque plus de sept milliards d’humains habitent la terre, parfois dans des conditions terribles de dénuement. Parce que l’ouverture des frontières, la libre-circulation raisonnée des biens, des personnes et des idées ne sont nullement incompatibles avec le développement d’un État ambitieux, la solution est bien de lier étroitement les deux internationalismes nés de l’industrialisation et de la révolution sans précédent qu’elle a portée, l’internationalisme libéral et l’internationalisme socialiste. Une leçon exactement inverse de celle qu’évoque Hubert Védrine, qui ne cesse de pourfendre les " européistes " et les " mondialistes ", au nom de la " souveraineté ". Ou comment une pensée vieillotte et paresseuse des relations internationales désarme la social-démocratie européenne, pourtant riche de sa tradition internationaliste, face à la tentation souverainiste.

Toutefois, faire des réserves stratégiques ne sera pas possible dans tous les domaines, pour parer à toutes les menaces potentielles. Même des États riches, efficaces et prévoyants ne parviendront jamais à couvrir tous les risques, à absorber tous les chocs ; il faudra toujours arbitrer entre des urgences, entre des contraintes multiples, et la pression du présent ou de l’avenir proche sera toujours trop forte, en régime démocratique notamment, pour que des pans entiers de la vigilance nécessaire ne passent pas d’une manière ou d’une autre au deuxième ou au troisième plan.

C’est pourquoi la solution ne peut être qu’internationale, c’est-à-dire, pour reprendre les termes de ses contempteurs, plus " mondialisée ". La " mondialisation " n’a pas grand-chose à voir avec le désastre du manque de réserves stratégiques de masques. L’absence d’une véritable mondialisation politique y a une responsabilité écrasante : une réponse adéquate aurait pu, aurait dû être une intervention coordonnée des États pour un approvisionnement d’urgence orienté vers les zones de la pandémie. Soyons-en sûrs : contrairement à ce que semble suggérer Hubert Védrine, cohérent d’ailleurs en cela avec ses positions néo-réalistes et néo-conservatrices en matière de relations internationales, aucune coordination internationale sérieuse ne naîtra d’un monde néo-mercantiliste et souverainiste. Comment imaginer une soudaine aptitude à la coordination pacifiée, en climat de crise, de la part d’élites internationales habituées, année après année, à se regarder en chiens de faïence " souverains ", à s’affronter sur des tarifs douaniers, à s’opposer à travers leurs " champions " industriels nationaux, à se soumettre à leurs lobbies économiques nationaux à la recherche de protections et de passe-droits sous prétexte " d’indépendance nationale " ?

Union européenne, société industrielle et souveraineté nationale

L’invention de l’Union européenne repose pour une large part sur cette conviction que, dans le contexte de la société industrielle internationale, il était impossible d’atteindre un état de paix durable et une société stable sans une intégration poussée des économies nationales et, à l’échelle de l’Europe, sans une européanisation de la société industrielle. Elle repose aussi sur le constat qu’il était impossible de sauver les États européens, en grave péril de mort ou de vassalisation dans le contexte des débuts de la Guerre froide et de la Reconstruction, sans les européaniser. Au début des années 1950, il était clair, à qui avait vécu les échecs de fédéralisation européenne " par le haut ", en 1948, au moment du Plan Briand en 1929, et même en 1899 autour du projet d’États Unis d’Europe de William Stead, que la pacification durable de l’Europe, le continent de la guerre par excellence, ne passerait pas par un abandon collectif de souveraineté au profit d’un État fédéral européen.
Fondé sur le principe des relations entre États souverains, le système politique européen vivait sous la menace de conflits multiples, voire de conflits généralisés. Les poussées de fédéralisme, la plupart du temps issues de militants fervents mais impuissants, et parfois soutenues par des États, mais dépendant alors étroitement de la bonne volonté pacifiste de leurs gouvernements, ne dissimulaient que très mal la tendance au conflit généralisé propre au mercantilisme et au néomercantilisme. L’intrication renouvelée des intérêts des États avec ceux des grands intérêts privés, avec le retour du protectionnisme et l’accélération de la poussée impérialiste, orientée notamment vers la constitution de systèmes économiques autarciques et affrontés entre eux, rendait en fait impossible toute réelle coopération internationale européenne. Elle alimentait une compétition permanente pour la puissance qui provoqua deux guerres mondiales et quarante années de conflictualité européenne presque ininterrompue qui ravagèrent le continent.

Cette énorme difficulté à dépasser la malédiction guerrière du continent par des décisions politiques portant sur la souveraineté de ses États était naturellement connue de Robert Schuman, Jean Monnet et des grands dirigeants européens après 1945, même ceux qui étaient issus de la tradition fédéraliste de l’Entre-deux-guerres. C’est pourquoi leur choix, au début des années 1950, se tourna vers deux autres méthodes, celle des petits pas sectoriels et celle du marché européen. La méthode des avancées sectorielles visait à hâter l’intégration d’activités particulières, mais cruciales, de la société industrielle européenne : c’est la méthode suivie par la CECA. La méthode du marché européen visait à l’intégration économique du continent par la solidarisation transnationale de sa société industrielle, et donc à l’intégration politique, par la constitution d’un marché intérieur unique et d’une union douanière à l’extérieur : c’est le choix de la CEE et du Traité de Rome. Ne pas s’y méprendre : le marché européen et l’organisation d’une société industrielle intégrée étaient bien un projet politique, un projet d’unification politique qui visait à réduire progressivement les interventions auxquelles procédaient les différents États au nom de logiques de puissance, dans leur économie et celle de leurs voisins. En effet, l’union politique implique que les États ne se livrent plus à leur guerre économique usuelle à l’intérieur de leurs frontières. Et il revient à la puissance normative centrale de cette union de définir les formes communes du bien public économique - et donc politique-, en l’espèce l’intégration de l’espace économique interne et la liberté des acteurs privés encadrée par des règles fixées collectivement.

L’explication de cette orientation par un choix idéologique libéral, néo-libéral ou ordo-libéral, si chère aux contempteurs des " européistes ", des " mondialistes ", de la " mondialisation néolibérale ", est tout à fait insuffisante : en procédant de la sorte, les constructeurs de la Communauté, puis de l’Union, cherchaient à libéraliser la société industrielle européenne pour en faciliter la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Il s’agissait pour y parvenir de sortir du néomercantilisme autoritaire qui avait touché le monde dès la fin du XIXe siècle et qui l’avait entraîné vers la guerre, notamment au moment de la crise de 1929. Suivant cette voie, ils retrouvaient une logique ancienne, celle qui avait présidé à l’invention de l’État libéral-national contre le pourrissement de l’État militaro-fiscal entre la fin du XVIIIe siècle et le milieu du XIXe siècle. Lorsque les Révolutionnaires français décrétèrent la disparition des douanes internes et la liberté d’entreprendre, c’était pour remédier à la balkanisation économique propre à l’Ancien régime, qui signifiait le triomphe de l’inefficacité, mais surtout de l’arbitraire.

Dès le milieu du XIXe siècle, les Libéraux s’efforcèrent de transposer cette logique de construction de l’État libéral national au niveau mondial, en promouvant le libre-échange, l’unification monétaire, l’unification des droits privés européens ou, au moins, leur coordination. La vague des accords de libre-échange et les premières tentatives de monnaie unique européenne firent ainsi des années 1860 le temps d’un premier " marché commun européen ". Et cette unification par le marché reposait sur un cosmopolitisme pacifiste explicitement formulé par les " Manchestériens " comme Richard Cobden et John Bright. Pour eux, comme pour les hommes d’État européens du début des années 1950 qui engagèrent la construction de l’Union, le libre-échange interne, l’unification des normes et l’union douanière se justifiaient par leur horizon politique, celui de constituer une communauté européenne au-delà des frontières nationales, efficace parce que pacifiée, pacifiée parce qu’efficace.

Réduire la logique du marché commun européen et de la politique de la concurrence en son sein à un projet " néo-libéral " paraît donc contestable. Les vrais ultra-libéraux, britanniques et américains, ne s’y trompent pas : le marché intérieur de l’Union est très régulé, la Commission européenne est un massif producteur de normes, bien loin de la logique du laissez-faire. Elle passe souvent pour la réalisation assez complète d’une économie " socialiste ", pour ses détracteurs outre-Atlantique. La trajectoire des États européens ne fait d’ailleurs pas de doute, en perspective historique : l’intégration économique du continent, la constitution du marché unique, l’unification des normes et l’application des règles de la concurrence n’ont pas empêché une montée en puissance régulière des États.
Alan Milward l’avait diagnostiqué dans The European Rescue of the Nation-State : l’invention de l’Union européenne peut être pensée aussi comme un vaste processus de sauvetage et de stabilisation des États-nations européens, épuisés comme jamais en 1945 par trente ans de guerres, face au risque de vassalisation par les empires voisins (États-Unis, Union soviétique puis Russie) et aux crises provoquées par la dissolution de leurs propres empires. Dans ce cas, comme à une échelle plus vaste, l’intégration économique, la libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des idées, bref la " mondialisation ", n’ont nullement affaibli les États nationaux, s’ils ont montré la fragilité de leur légitimation par la notion de " souveraineté ". Par leur intégration économique active, les États européens ont pour la première fois de leur histoire durablement dépassé leur propension fatale à la guerre, mais aussi, dans le même mouvement, puissamment enrichi leurs populations et renforcé comme jamais leurs capacités d’action dans les domaines économiques, sociaux, culturels et environnementaux. L’européanisation n’est pas davantage coupable d’un prétendu affaissement de l’État.
La mondialisation n’est pas coupable... one more time

La " mondialisation " n’est pas coupable de l’apparition du virus, ni de son expansion. Ou alors il faut désigner comme responsable le fait que notre monde, depuis au moins le XIe siècle pour ce qui concerne l’Eurasie (un continent traversé très tôt par des " pestes " de tous ordres), au moins le XVIe siècle pour ce qui concerne les rapports entre les deux hémisphères (l’essentiel de l’effondrement de la population amérindienne est dû au choc bactérien provoqué par l’arrivée d’Européens beaucoup plus exposés aux animaux domestiques que les peuples précolombiens), et depuis au moins le milieu du XIXe siècle pour ce qui concerne l’intégration internationale de la société industrielle, est traversé de mouvements et de circulations de biens, de personnes, d’animaux, d’informations, de capitaux et, donc, aussi de bacilles et de virus.

Cette mobilité n’a en fait, malgré les poncifs souverainistes, jamais été contradictoire avec la montée en puissance des États et de la capacité à faire des choix politiques : les mouvements des biens, des animaux, des humains et de leurs idées construisent des liens, animent les sociétés, donnent des ressources aux pouvoirs, et c’est pourquoi la révolution de l’industrialisation, cette gigantesque mise en mouvement à l’échelle planétaire, a permis aussi de faire naître l’État moderne, plus puissant qu’aucun autre dans l’histoire de l’humanité. Découpler l’État moderne, surtout lorsqu’il est libéral et social comme le nôtre, de son articulation transnationale et internationale avec la société industrielle mondiale et la société internationale des États, au nom de la " souveraineté ", c’est le rendre impuissant, ou le contraindre à l’affrontement. La mondialisation n’est pas la cause de l’impuissance de l’État et des États face à la pandémie ; elle est en fait un remède.

Si les évolutions récentes de notre monde sont responsables de quelque chose dans la pandémie et la tentative de réponse qui lui est donnée, c’est bien du fait que l’on tente d’y répondre, certes avec beaucoup de difficultés, avec les moyens dont nous disposons, et en essayant d’alerter l’humanité de la gravité de la menace. Il y a cent ans, entre 1918 et 1920, probablement plus de 70 millions de personnes sont mortes de la grippe espagnole dans un silence assourdissant et une absence de mobilisation nationale et internationale particulièrement frappante. Le monde était alors en guerre, et il était hors de question de faire comprendre que les soldats américains apportaient avec eux la maladie en Europe. Le monde était alors par ailleurs fait d’empires coloniaux, et il était parfaitement admissible que des millions de sujets indiens de sa majesté le roi d’Angleterre mourussent sans qu’on le sût vraiment. Les " mondialistes " essayaient alors de structurer quelque chose comme un gouvernement mondial formel, autour de la SDN, mais ils se heurtaient à la résistance implacable des États " souverains " et à leurs empires, et ils ne purent qu’esquisser, avec l’Office international d’hygiène publique, soutenu par les "affairistes cosmopolites " de la Fondation Rockefeller, les linéaments d’une politique mondiale de la santé, à laquelle s’opposèrent bien des États européens hostiles à " l’américanisation " ; le proxy d’alors pour " mondialisation ".

Depuis lors, notre monde connaît moins de guerres ; il a vu un effort décisif, mais très incomplet, pour construire quelque chose comme un gouvernement mondial, après la Seconde Guerre mondiale, puis au cours des années 1990 ; la société industrielle internationale s’est approfondie et considérablement élargie, au prix de dégâts écologiques majeurs, mais au bénéfice d’une augmentation sans précédent du niveau et de l’espérance de vie des humains. C’est cette société industrielle internationale que s’efforcent d’articuler, non sans mal le plus souvent, mais aussi avec des réussites majeures des États plus puissants que jamais parce qu’ils sont intégrés dans cette société internationale, qui donne les moyens à l’humanité d’essayer d’affronter cette terrible pandémie, de même qu’elle a permis, depuis des décennies, d’affronter celle du SIDA, ou du virus Ebola. Aucune de ces batailles n’est gagnée, mais c’est la mondialisation qui permet d’imaginer, pour la première fois dans notre histoire, qu’une issue victorieuse soit possible.