Défense européenne : ce qui manque, c’est la volonté politique

Le Conseil européen s’est prononcé, à l’issue de sa réunion des 25 et 26 juin, pour une meilleure visibilité et une meilleure efficacité de la politique européenne de défense et de sécurité face aux nouvelles menaces qui pèsent sur le Vieux continent. Il a appelé au développement des capacités militaires et civiles de l’Union et au renforcement de son industrie de défense. « Les Européens doivent investir dans leur propre défense », a déclaré Donald Tusk, président du Conseil européen. Le général Jean-Paul Perruche, président de l’association Eurodéfense-France, ancien directeur général de l’état-major de l’Union européenne, présente, dans l’entretien qui suit, les missions de la défense européenne, son mode de fonctionnement, ses succès et ses faiblesses. Il estime que la volonté politique est ce qui manque le plus. Diffusé le 20 juin sur Fréquence protestante (FM 100.7), cet entretien peut être écouté sur le site Internet de cette station à l’adresse www.frequenceprotestante.com.

Quelle est aujourd’hui la place de la défense européenne dans le système de sécurité des Européens ?

Ce qui fait la particularité de l’organisation et des structures militaires de l’Union européenne, c’est que celles-ci ont été définies d’une façon subsidiaire par rapport à ce qui existait déjà, dans les nations bien entendu mais aussi à l’OTAN. Lors de la définition de cette organisation et de ces structures en 2000 dans le traité de Nice, on a décidé qu’il fallait se limiter, pour l’Union européenne, à la gestion de crise en dehors du territoire de l’Europe, sachant que la défense des intérêts territoriaux était une exclusivité de l’OTAN pour les pays qui en font partie, soit aujourd’hui 22 pays sur 28, c’est-à-dire une grosse majorité.

On a estimé que, puisque l’OTAN était déjà dotée de structures permanentes rassemblant environ 10.000 hommes, on n’allait pas dupliquer, on n’allait pas doter l’Union européenne de structures symétriques. Ce qui posait le problème de la permanence d’une chaîne de commandement dans l’Union européenne et supposait la mise sur pied, lors du lancement d’opérations militaires de l’UE, d’une chaîne spécifique, ad hoc, pour chaque opération.

Quel est le rôle de l’état-major de l’UE, dont vous avez été le directeur général ?

L’état-major militaire de l’Union européenne est de création récente. Il a été créé en 2000 par le traité de Nice et déclaré opérationnel en 2003. C’est la seule structure intégrée permanente européenne. Il rassemble 200 hommes contre 10.000 pour l’OTAN. Il a pour principale responsabilité d’apporter de l’expertise militaire au niveau politique à Bruxelles, d’exercer une veille sur la situation internationale et de proposer des options militaires pour la gestion des crises. Il se situe au niveau politico-stratégique. Ce n’est pas un état-major de commandement d’opérations. Les strates de commandement d’opérations viennent en-dessous de ce niveau.

Pour assurer ce commandement, il y a trois options. La première, c’est de recourir aux moyens de l’OTAN puisque l’Union européenne ne s’est pas équipée de structures permanentes. Il y a un a priori favorable de l’OTAN pour mettre ses structures à la disposition de l’UE. C’est ce qui est réalisé actuellement pour l’opération Althéa en Bosnie-Herzégovine.

La deuxième option, c’est de recourir à des « nations-cadres » qui ont elles-mêmes des quartiers généraux de niveau stratégique militaires. Cinq pays – le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, la France – disposent de tels états-majors. Tous ont mis au moins une fois leur état-major à la disposition de l’Union européenne. Dans ces cas-là, on est obligé, au moment où on lance une opération militaire, de rassembler les personnels nécessaires au lieu dépendant de la nation qui s’est portée volontaire, ce qui prend un certain temps.

La troisième option serait d’armer, à l’intérieur de l’état-major militaire de l’Union européenne, celui que j’ai dirigé de 2004 à 2007, un quartier général d’opérations. Les équipements existent en filigrane, mais jusqu’ici il n’y a pas eu la volonté politique de les mettre en œuvre. Les ministres de la défense des Etats membres s’étaient mis d’accord en juillet 2012 pour créer un quartier général stratégique permanent mais il y a eu un veto du Royaume-Uni.

Comment sont définies les missions de la défense européenne ?

Il faut distinguer les structures de décision et les structures d’exécution. Pour les structures de décision, on est, en matière de politique étrangère, dans un système intergouvernemental, et non pas, comme en matière économique, dans un système communautaire. Au sommet, il y a le Conseil européen, c’est-à-dire la réunion des vingt-huit chefs d’Etat et de gouvernement. En-dessous il y a le Conseil des ministres, en-dessous encore le COREPER, c’est-à-dire la réunion des ambassadeurs des Vingt-huit, qu’on appelle les représentants permanents. On a créé en outre, pour la politique de sécurité et de défense, un collège d’ambassadeurs spécifiques, le COPS (Comité politique et de sécurité), qui bénéfice de l’expertise d’une autre comité, le Comité militaire, qui rassemble les chefs d’état-major des Vingt-huit.
Pour les structures d’exécution, elles sont regroupées depuis le traité de Lisbonne dans le Service européen d’action extérieure, que dirige la haute représentante, Federica Mogherini. La politique de défense est emboîtée dans la politique étrangère.

Une force de défense européenne est-elle nécessaire pour défendre les pays de l’UE ?

La défense a cessé d’être exclusivement nationale au lendemain de la deuxième guerre mondiale lorsqu’on est rendu compte qu’il ne fallait pas seulement passer des accords politiques entre les nations pour contrebalancer, à l’époque, le Pacte de Varsovie, qu’il fallait aller au-delà, d’où la mise en commun des moyens des pays européens restés libres, et comme cela ne suffisait pas on est allé chercher les Américains pour qu’ils viennent renforcer le dispositif. C’est ce qui est devenu l’OTAN. Depuis la deuxième guerre mondiale la notion de défense européenne s’est progressivement substituée à celle de défense nationale. Aujourd’hui on se rend compte que la plupart des menaces et des risques sont largement communs à l’ensemble des pays de l’Union européenne. Prenez le terrorisme, tous les pays sont concernés à des degrés divers. Si on parle de prolifération nucléaire, là aussi le problème est commun. Si on parle de missiles balistiques, c’est la même chose. Si on parle de réfugiés et de migrants, cela ne concerne pas seulement les pays méditerranéens. Mais il y a rarement des réponses militaires seules à des problèmes qui sont essentiellement politiques.

Quel est le bilan de la politique européenne de sécurité et de défense ?

Au moment où nous parlons, depuis 2003, trente-trois opérations ou missions ont été lancées au titre de la politique de sécurité et de défense. Vingt-deux sont dites « civiles », parce qu’elles sont assurées par des observateurs de cessez-le-feu, des conseillers pour la sécurité, des formateurs pour l’armée ou la police, et onze sont militaires. Cinq missions militaires sont actuellement en cours, dont celle qui a lieu au large de la Corne de l’Afrique pour contrôler la piraterie et qui a porté ses fruits puisque la piraterie a été pratiquement éradiquée. Comme l’Union européenne dispose d’autres instruments que l’instrument militaire, nous avons également mis sur pied une formation pour les militaires somaliens afin de refaire une armée crédible qui puisse prendre à son compte les tâches de sécurité. La plupart du temps, ces opérations n’ont pas une très grande ambition guerrière ou coercitive. Pourquoi ? Parce que les Européens ne se sont pas organisés pour être une puissance militaire forte.

Quel jugement portez-vous sur cette politique ?

Elle fonctionne bien par rapport au niveau d’ambition et de moyens dont se dont dotés les Européens. Tous sont d’accord pour faire quelque chose mais les ambitions sont très différentes. Depuis très longtemps les Européens désarment dans un monde qui, lui, s’arme. Personnellement je ne vois pas d’alternative à la mutualisation des capacités européennes, sauf être totalement dépendant de puissances tierces. Il n’y a aucun pays européen qui puisse faire le poids, démographiquement, économiquement, à l’horizon 2050 par rapport aux grands pays émergents. On n’a pas véritablement le choix. C’est l’union pour acquérir la puissance ou bien c’est une forme de déclin national. Ou on accepte de devenir puissant ensemble ou c’est le repli national.

Les Européens y sont-ils prêts ?

Il faut distinguer les capacités européennes, c’est-à-dire les systèmes d’armes capables de conduire certains types de combats, et la volonté de s’engager ensemble entre Européens. Ces deux domaines sont déficitaires mais le plus déficitaire est le manque de volonté politique. Il n’y pas aujourd’hui un leadership européen – certains disent un gouvernement européen – pour assumer des responsabilités que les pays leur confieraient. Cela n’existe pas aujourd’hui et c’est surtout cela qui fait défaut. Ce qui manque, c’est la volonté politique de s’engager, de prendre des risques ensemble.

Propos recueillis par Thomas Ferenczi