Demain la guerre

Les récents sommets du G7 et de l’OTAN, avec à l’ordre du jour le « défi systémique » de la Chine, ainsi que la rencontre entre Joseph Biden et Vladimir Poutine, le 16 juin dernier, s’inscrivent dans un contexte international tendu. Au terme de deux décennies marquées par la « guerre contre le terrorisme » et plusieurs conflits asymétriques, les rivalités entre grandes puissances s’imposent désormais à l’analyse. A l’horizon, de possibles guerres interétatiques aux effets ravageurs.
"Nous devons être prêts à la haute intensité" avait déclaré en octobre 2020 (Le Figaro du 7 octobre 2020) le général Thierry Burkhard, futur chef d’état-major des armées.

Le porte-avions Charles de Gaulle, le 29 décembre 2010, Flickr
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Serait-elle correctement menée, l’étude prospective de la guerre présente le risque d’être assimilée à d‘incertaines spéculations sur un avenir improbable. Or, la situation internationale contient en puissance ces « guerres du futur ». Les tensions sur l’axe Baltique-mer Noire, la dislocation du Moyen-Orient, les menaces dans le détroit de Taïwan ainsi que les bruits de bottes en Asie de l’Est et du Sud en sont les prodromes.
A l’issue de la Guerre froide, gouvernants et gouvernés en Europe pensaient que la modification des esprits, la seule existence des armes nucléaires et l’appartenance à l’OTAN suffiraient à conjurer le spectre de la guerre. Hélas, la volonté de revanche d’« Etats perturbateurs », la prolifération des technologies d’armement, mises au service de stratégies de « sanctuarisation agressive », et le remaniement des équilibres de puissance ouvrent le champ des possibles.
Certes, le phénomène des guerres dites « hybrides » traduit la prise en compte du fait nucléaire. Soucieux d’éviter l’ascension aux extrêmes, l’agresseur élargit le champ de la confrontation et manoeuvre dans une zone grise où les perceptions se brouillent. Ainsi vise-t-il de réels gains stratégiques tout en restant en-deçà du seuil de déclenchement d’une grande guerre (voir l’agression russe en Ukraine). Il faut pourtant envisager l’ascension aux extrêmes.
Dans l’Est européen, la vision géopolitique de Moscou, le projet politico-diplomatique explicitement formulé par le Kremlin et la grande stratégie qui le porte laissent redouter le pire. Ici comme ailleurs, les effets d’opérations hybrides pourraient dépasser les calculs de leurs initiateurs. Il en va de même au Moyen-Orient, déstabilisé par les agissements du régime irano-chiite. Quant à la Turquie, le contexte régional l’incite à des jeux dangereux.
Souvent invoquée, l’OTAN n’est pas un « deus ex machina » : l’efficacité de ce cadre d’action repose sur la force militaire de ses membres. Or, bien des alliés se déchargent de leurs responsabilités sur les Etats-Unis, fort sollicités sur d’autres théâtres. Quant à la dissuasion, elle repose sur une combinaison d’armes nucléaires mais aussi de systèmes antimissiles et de moyens classiques. En conséquence, le réarmement conventionnel de l’Europe constitue un impératif vital.
Il serait erroné par ailleurs de limiter la réflexion stratégique aux pourtours de l’Europe. Bien avant que le terme de globalisation ne s’impose, les techno-sciences avaient déjà arraisonné le monde. « Notre terre, écrivait l’amiral Castex, n’est pas invariable comme nous l’enseignait la géographie théorique. Elle se contracte ou se dilate selon la vitesse et les commodités des engins de transport mis à notre disposition, ses dimensions virtuelles variant en raison inverse de la puissance de ceux-ci ». Plus encore aujourd’hui, rapports de force et conflits dans l’« étranger lointain » ont des effets et des conséquences sous nos latitudes.
A l’autre extrémité de la masse eurasiatique, la puissance et l’auto-affirmation de la Chine populaire s’imposent à l’analyse. Le projet de nouvelles routes de la soie et d’une globalisation sino-centrée vise à détrôner l’Occident. Inconciliable avec la perpétuation de nations libres, un tel projet a d’ores et déjà ses prolongements stratégiques. Des opérations militaires contre Taïwan ou pour s’approprier les « méditerranées asiatiques » (mers de Chine du Sud et de l’Est) pourraient être le point de départ d’une nouvelle guerre mondiale. Dans l’OTAN comme dans l’Union européenne, le « China turn  » est à l’ordre du jour (voir le communiqué du sommet atlantique de Bruxelles, le 14 juin 2021).

La puissance maritime

Longtemps perçue comme un « empire immobile », la Chine populaire se mue en thalassocratie, l’expansion de sa flotte appelant l’attention sur les critères navals et maritimes de la puissance. Il faut ici souligner le fait que la mondialisation est une maritimisation : les neuf-dixièmes du commerce international se font par mer. Qui plus est, l’essentiel des données numériques transite par des câbles posés au fond des océans. Les marines de certain pays sont capables de les espionner ou de les sectionner. Il s’agit là d’une guerre des abysses (le « Seabed warfare »).
La puissance maritime chinoise et la percée de plus « petits perturbateurs », leurs stratégies anti-accès, menacent l’hégémonie des Etats-Unis, héritier des pouvoirs historiques de l’Occident, et la sécurité de leurs alliés. Le « Sea control » n’étant plus aussi assuré qu’autrefois, combats en mer et guerres navales ne sont pas à exclure : la maîtrise de l’élément maritime conditionnera la capacité à intervenir dans des crises et sur des théâtres extérieurs. On comprend ici l’importance des porte-avions comme critères de puissance et de souveraineté effective.
Au vrai, la lutte pour les « biens communs » s’étend au-delà de l’Océan mondial. L’air, l’espace exo-atmosphérique, le numérique et le champ informationnel sont autant de domaines dont la sécurité conditionne la liberté et la prospérité des nations. Déjà, les cyberattaques sur des « infrastructures critiques » défrayent la chronique et interpellent les stratèges ; à l’intérieur de l’OTAN, la question gagne en importance. Quant à l’arsenalisation de l’espace, il préfigure les guerres à venir, avec la probable attaque de satellites qui sont les yeux et les oreilles des nations.
En somme, le « syndrome de Talleyrand », i.e. un raisonnement exclusivement terrestre et continental qui néglige le Grand Large, pourrait provincialiser l’Europe. Moins que tout autre, la France ne saurait y céder : avec ses territoires outre-mer et son domaine maritime, le deuxième au monde, elle est largement présente dans la région Indo-Pacifique, ce vaste espace où se détermineront les équilibres de puissance du XXIe siècle.
Loin de se limiter au « couple franco-allemand », il faut que Paris renforce sa coopération diplomatique et militaire avec les Etats-Unis et les autres membres du Quad Indo-Pacifique (Australie, Japon et Inde). Des plages de coopération existent aussi entre la « Plus Grande France » et la Global Britain.
In fine, la convergence de différentes lignes dramaturgiques exige que le « Prince » se porte à la hauteur des défis. Remémorons-nous la forte parole de L’Ecclésiaste : « On aura les conséquences. Celui qui creuse une fosse y tombe ; celui qui démolit une muraille, le serpent le mord ».