Emmanuel Macron a remporté un petit succès en réunissant à la fin du mois de juillet à La Celle Saint-Cloud les deux rivaux qui se disputent le pouvoir en Libye. Succès parce que le chef du Conseil présidentiel, Faïez Sarraj, et le maréchal Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne, semblent s’être entendus pour organiser des élections au printemps prochain. Succès limité cependant car rien ne dit que les deux hommes forts de Libye, l’un gouvernant à Tripoli, l’autre contrôlant la Cyrénaïque, tiendront leur engagement.
La réunion de La Celle Saint Cloud montre en tous cas que la Libye est une des préoccupations majeures du président français. Qualifié de « hub terroriste » par Jean-Yves Le Drian, alors qu’il était encore ministre de la défense de François Hollande, le pays représente une double menace pour l’Europe. Il est le point de départ de groupes terroristes qui agissent dans toute la bande sahélienne et le point de passage des migrants venus d’Afrique sub-saharienne. Il est vain de penser venir à bout du terrorisme, d’une part, contrôler le flot migratoire, d’autre part, si la Libye demeure un « Etat failli ».
Dans le grand entretien qu’il a donné à plusieurs journaux européens, dont Le Figaro, à la fin du mois de juin, Emmanuel Macron n’y est pas allé par quatre chemins. Il a déclaré que la France « avait eu tort de faire la guerre de cette manière en Libye », référence à l’intervention occidentale contre le colonel Kadhafi en 2011, à l’instigation de Nicolas Sarkozy. Emmanuel Macron ne critique pas ouvertement l’intervention en elle-même, dont le but premier était de sauver la population de Benghazi menacée d’un bain de sang par le dictateur de Tripoli. Mais « la manière » dont elle a été menée. Une litote diplomatique pour critiquer la décision prise il y a six ans.
Une aubaine pour les terroristes
Quoi qu’il en soit, la conséquence de l’ingérence extérieure en Libye pour des motifs à l’origine humanitaires est un fiasco. Emmanuel Macron le dit sans ambages : « Quel fut le résultat de ces interventions ? Des Etats faillis dans lesquels prospèrent les groupes terroristes. Je ne veux pas de cela en Syrie. »
Le raisonnement serait plus pertinent si les menaces pesant sur l’intégrité de la Syrie au point de transformer la dictature de la famille Assad en Etat failli résultaient d’une intervention étrangère. Or il est tout à fait possible de soutenir le contraire. La guerre civile en Syrie, qui a fait quelque 500 000 morts et des millions de réfugiés, est la conséquence d’un refus des puissances occidentales d’intervenir pour soutenir la révolte populaire de 2011.
Le mouvement d’aspiration démocratique s’est retrouvé seul face à l’armée de Bachar el-Assad bientôt aidée par les milices iraniennes puis par la Russie. Le refus de soutenir la création d’une force militaire digne de ce nom du côté des insurgés a créé un vide que les djihadistes ont rempli, qu’il s’agisse des avatars d’Al Qaïda ou de l’Etat islamique, soutenus en sous-main, au moins au début, par le régime de Damas.
Il a fallu attendre deux ans pour qu’en 2013, les Etats-Unis et la France notamment commencent à livrer des armes aux rebelles dits « modérés ». Ils l’ont fait à contre-cœur dans la crainte — qui n’était pas totalement infondée —, que ces armes ne tombent dans "de mauvaises mains", c’est-à-dire se retrouvent dans les groupes djihadistes qu’ils combattaient par ailleurs.
En fait il s’agissait moins d’aider à renverser Bachar el-Assad, dont la chute était annoncée comme inévitable, que de faire pression sur lui pour obtenir des concessions. Avec l’entrée en guerre de la Russie en 2015 puis un an plus tard la chute d’Alep, cette stratégie a montré son inanité.
Donald Trump en a tiré la leçon en ordonnant ces derniers jours de mettre fin au programme d’aide aux insurgés qui recevaient armes et formation par l’intermédiaire de la CIA. Le président américain comme son collègue français sont d’accord avec Vladimir Poutine : la priorité est donnée à la lutte contre le terrorisme, le sort de Bachar el-Assad sera réglé plus tard. Sans aller jusqu’à parler de « capitulation devant Poutine, Assad et l’Iran », comme le font les conservateurs américains, force est de constater que la Russie a imposé ses vues à des Occidentaux pusillanimes.
Rien ne dit que le bilan aurait été moins « catastrophique » — le mot est de Philip Gordon, ancien conseiller de Barack Obama – si les Occidentaux avaient agi plus tôt ou fait respecter, en août 2013, la « ligne rouge » punissant l’emploi d’armes chimiques.
L’abstention de la Russie et de la Chine
Ils avaient aussi de bonnes raisons de ne pas intervenir. Certaines ont justement à voir avec l’expérience calamiteuse en Libye. Les prémices semblaient pourtant favorables. La coalition internationale, menée par la France et la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis en appui, avait obtenu un mandat du Conseil de sécurité. La résolution 1973 prévoyant une action aérienne pour empêcher les troupes de Kadhafi de perpétré un massacre à Benghazi avait été adoptée, le 17 mars 2011, grâce à l’abstention de la Russie et de la Chine, qui n’avaient pas fait usage de leur droit de veto.
Mais les puissances intervenantes ont dépassé leur mandat. Non contentes de protéger Benghazi, elles ont aidé au renversement et à l’assassinat de Mouammar Kadhafi, plongeant le pays dans le chaos. Les rivalités entre tribus, les guerres de clans, les batailles rangées entre milices ont détruit le pays, alors que les Occidentaux refusaient d’envoyer des troupes au sol, mis à part quelques forces spéciales. Six ans après, la Libye reste ce territoire de non-droit où des pouvoirs rivaux se disputent la suprématie, pendant que fleurissent les trafics de toutes sortes.
Le traumatisme libyen s’est ajouté au cauchemar irakien. L’ancien secrétaire américain à la défense, Robert Gates, qui a servi sous George W. Bush et sous Barack Obama, avait lancé un avertissement à propos de la Syrie : « Ne devrions-nous pas finir les deux guerres que nous menons [en Irak et en Afghanistan] avant d’en envisager une autre ? » Il n’a pas eu beaucoup de mal à convaincre Barack Obama qui n’était pas un « libéral interventionniste » adepte du « devoir d’ingérence » mais un admirateur du pragmatisme de George Bush père et de son conseiller à la sécurité Brent Scowcroft, disciple d’Henry Kissinger.
Feu le droit d’ingérence
Vladimir Poutine a lui aussi tiré la leçon de l’affaire libyenne. En 2011, il était premier ministre et il a reproché au président Dmitri Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973. Il en a conclu qu’il ne fallait pas laisser les Occidentaux intervenir sous des prétextes humanitaires qui cachent en réalité une volonté de changer les régimes politiques. C’est vrai dans ce qu’il considère comme la sphère d’influence naturelle de la Russie (voir l’Ukraine) et dans des Etats qui sont des alliés ou des clients de Moscou. Intervenir ou pas ? Le président russe ne se pose pas la question dans les mêmes termes que les Américains ou les Européens. En Syrie, il n’a pas hésité à envoyer ses troupes quand l’avenir de son allié Bachar el-Assad semblait compromis. Il a profité des hésitations des Occidentaux qui ne savaient plus si leur principal ennemi était Assad ou Daech.
Nés dans les décombres de l’ex-Yougoslavie, le droit d’ingérence et l’interventionnisme humanitaire ont connu leur point d’orgue en Libye. L’échec des printemps arabes et le développement du terrorisme ont poussé le balancier dans l’autre sens. La communauté internationale préfère des Etats autoritaires mais stables aux risques représentés par les Etats faillis. Les exemples contradictoires de la Libye et de la Syrie montrent en tous cas qu’il n’y a pas de réponse simple à la question de l’intervention extérieure. Les peuples opprimés doivent se satisfaire de ce pragmatisme.