Chemnitz, l’ancienne Karl-Marx-Stadt du temps de la RDA, est la troisième ville de Saxe. Fin août, elle fêtait son 875e anniversaire. La mort d’un Allemand de 35 ans lors d’une rixe avec des migrants d’origine irakienne et syrienne met le feu aux poudres. Avant même qu’une enquête policière ait pu faire la lumière sur les circonstances du drame, les réseaux sociaux font circuler l’information selon laquelle la victime aurait voulu protéger des femmes des attaques des migrants. « L’information » réveille le traumatisme qui subsiste en Allemagne depuis la soirée de la Saint Sylvestre 2015-2016, à Cologne, quand de jeunes migrants avaient assailli des femmes.
Des supporteurs d’extrême droite du club de foot de Chemnitz réunis sous le nom de Kaotic Chemnitz appellent alors à manifester contre les « envahisseurs étrangers ». Ils sont bientôt rejoints par le mouvement Pegida, antimusulman et antieuropéen. Des représentants du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) appellent également à manifester. Ce serait, selon eux, un « devoir citoyen de stopper la migration des tueurs porteurs de couteaux ».
Le fantôme de Weimar
Lors de la première manifestation, le samedi 25 août, la police est dépassée. À 6 000 manifestants d’extrême droite ne s’opposent alors qu’environ 1 500 contre-manifestants. À Köthen, une petite ville de l’Anhalt à mi-chemin de Leipzig et de Magdebourg, les événements se déroulent de façon semblable. La mort d’un jeune homme est mise sur le compte de migrants, les manifestations organisées par l’extrême droite se font aux cris de « Les étrangers dehors ! » Dans les jours qui suivent à Chemnitz comme à Köthen, les contre-manifestations prennent de l’ampleur et rassemblent des milliers de personnes contre la xénophobie. Un concert rassemble à lui seul le 3 septembre à Chemnitz 65 000 personnes.
Mais ce clivage rappelle aussi en Allemagne la fin de la République de Weimar qui a vu s’affronter les extrêmes de droite et de gauche dans des batailles de rue sanglantes. Il n’est pas jusqu’au directeur de l’Institut d’histoire contemporaine de Munich, Andreas Wirsching, qui juge cette évolution « inquiétante ».
Face à la radicalisation de l’extrême droite néonazie
On n’en est pas là, mais le réveil de l’extrême droite en Saxe et Saxe-Anhalt confronte l’Allemagne à un phénomène minimisé depuis des années, en particulier dans les Länder d’Allemagne de l’Est, celui de la radicalisation de l’extrême droite néonazie et sa disposition à recourir délibérément à la violence.
Cela commence avec la déclaration du premier ministre-président de Saxe après l’unification, Kurt Biedenkopf (CDU), qui, dans un entretien accordé au journal Die Leipziger Volkszeitung, déclare en 2015, sans doute dans le souci de ne pas stigmatiser les Allemands de l’Est, que ceux-ci sont « immunisés contre l’extrémisme de droite ». En 2017, ce même Kurt Biedenkopf estime que le succès de l’AfD en Saxe n’a rien à voir avec les néonazis mais avec l’insatisfaction d’une partie de la population et que ce sont ceux qui affirment que la démocratie ne fonctionne pas en Saxe qui la menacent.
Son actuel successeur à la tête du gouvernement du Land de Saxe, Michael Kretschmer, banalise lui aussi les événements de Chemnitz quand il contredit la chancelière qui les interprète, quant à elle, et les condamne comme des manifestations de haine xénophobe et de chasse aux étrangers.
Les frustrations de l’Est
L’extrémisme de droite n’est pas un phénomène limité à la seule Allemagne de l’Est. L’Allemagne de l’Ouest est pourtant mieux immunisée, même si elle a connu, elle aussi, des accès de fièvre comme à Mölln (1992) et Solingen (1993), récemment encore à Dortmund et a été le théâtre de meurtres racistes perpétrés par le groupe néonazi clandestin NSU (Nationalsozialistischer Untergrund) dont les principaux protagonistes sont morts et dont la survivante du groupe, Beate Zschäpe – originaire de Thuringe – vient d’être condamnée à la perpétuité.
Les Länder de l’Est sont nettement plus perméables aux slogans d’extrême droite. L’AfD qui a fait une moyenne de 12,6 % dans l’ensemble de l’Allemagne aux élections fédérales du 24 septembre 2017, tourne autour de 20 % dans tous les Länder de l’Est et réalise, en Saxe, le score de 27 % des voix, y dépassant de 0,1 point la CDU. Elle atteint 22,7 % en Thuringe.
Alors pourquoi la Saxe n’est-elle pas immunisée contre l’extrémisme de droite ? Il y a des explications historiques, démographiques, sociologiques et politiques à ce phénomène. Comme l’ensemble de l’ancienne RDA, la Saxe n’a pas appris le « vivre ensemble » pratiqué à l’Ouest, faute entre autres d’avoir connu la proximité d’étrangers dans le passé. Elle ignore encore pour de larges franges de sa population la tolérance qui ne naît que du débat démocratique : plus de 25 ans après l’unification, il semble qu’elle reste marquée par les décennies de dictature qui l’ont précédée.
L’ancienne RDA est la région privilégiée où grandit un mouvement d’extrême droite qui, sous le nom de Reichsbürger, refuse d’appliquer la Constitution fédérale et de payer l’impôt et rêve d’un rétablissement du Reich. En rejetant la démocratie parlementaire à l’occidentale, les Reichsbürger expriment en même temps leur malaise face à une société dans laquelle ils s’estiment laissés pour compte. Ils représentent une minorité qui formule de façon diffuse les frustrations de toute une frange de la population qu’expriment plus ouvertement Pegida et l’AfD. La frustration, en particulier, de ceux qui pensent que l’Allemagne en fait plus pour les étrangers que pour eux, des retraités aux pensions limitées, des victimes de la mondialisation et tous ceux qui n’ont pas su ou pas voulu ou pas pu s’adapter au mode de vie occidentale dont ils rêvaient pourtant avant l’unification.
La position particulière de la Saxe
La Saxe a perdu près de 800 000 habitants depuis 1990 au profit des autres Länder, principalement de l’Ouest. Le nombre de femmes à être parties, au nombre de 454 000, dépasse de beaucoup celui des hommes (240 000) – ce qui provoque un excédent masculin confronté non seulement au chômage mais au risque de ne pas trouver de partenaire pour se marier. À cela s’ajoute que ce sont prioritairement les plus jeunes qui sont partis. La part des jeunes de moins de vingt ans dans la population est ainsi passée de 24 à 17 %, tandis que celle des personnes âgées de plus de 60 ans a augmenté de 21 à 33 % faisant passer l’âge moyen de la population de 39,4 à 46,7 ans. Pour la seule ville de Chemnitz, la moyenne d’âge de la population est de 50-51 ans.
Une partie dynamique de la population de Saxe a donc quitté le pays et laissé sur place la vieille génération qui n’a toujours pas trouvé ses repères dans le système politique, économique et social de l’Allemagne unifiée. D’où cette revendication de reprendre la révolution de l’automne 1989 là où elle s’est arrêtée et cette façon de s’en prendre, dans le plus pur style de l’ancienne RDA, à « ceux qui sont là-haut » (Die da oben), une réaction ambivalente de sujets soumis à la tyrannie d’en haut dont on attend en même temps la solution à ses problèmes économiques et financiers.
L’émergence de groupes d’extrême droite violents
C’est dans ce contexte que se sont développés des groupes d’extrême droite dits « militants » en Allemagne, c’est-à-dire prêts à recourir à la violence, une évolution que les services du renseignement intérieur chargé de la protection de la Constitution (Bundesverfassungsschutz) se sont refusés à prendre pleinement en compte et à combattre. L’appréciation par son président aujourd’hui démissionné, Hans-Georg Maassen, qui refusait de voir des scènes de chasse aux étrangers dans les vidéos de Chemnitz qui lui étaient présentées est à cet égard symptomatique.
Les groupes néonazis ont choisi de se manifester dans la rue en recourant à des slogans haineux et en provoquant l’intimidation par la violence. Ils ont trouvé à l’occasion des événements de Chemnitz et Köthen un allié dans l’AfD, trop contente d’enfoncer le clou sur la question migratoire, alors qu’elle semblait plutôt être dans les mois précédents en quête d’honorabilité parlementaire. La campagne électorale en Bavière où les élections régionales auront lieu le 14 octobre prochain a contribué à exacerber le débat politique et à faire flamber les réseaux sociaux.
La CSU en perte de vitesse en Bavière
La CSU, menacée de perdre par la montée de l’AfD la majorité des sièges au parlement régional de Munich, a cru qu’en copiant l’AfD elle réussirait à préserver son électorat. Comme il arrive en pareil cas, c’est l’inverse qui se produit. Les sondages d’opinion font apparaître une chute constante des intentions de vote des électeurs bavarois en faveur de la CSU. Appréciée encore à 44 % en avril, la CSU n’obtiendrait plus aujourd’hui que 35 à 36 % des suffrages. Mais on aurait tort de croire que cela se fait au seul profit de l’AfD.
Certes, celle-ci voit parallèlement son score s’améliorer, elle passerait sur le même laps de temps de 12 à 13 %, voire 14 %. Mais le sondage le plus récent la place à 11 %. La stratégie suivie par la CSU aurait donc eu pour effet de profiter aux autres partis, en premier aux Verts qui passent dans les intentions de vote de 11 à 16-17 % et aux associations d’électeurs indépendants qui sont crédités soudain de 11 % des intentions de vote contre 6 % seulement en avril. SPD, FDP et la Gauche (die Linke) n’évoluent pas sensiblement ou pas au point de bouleverser l’échiquier politique bavarois.
Entre-temps, la CSU, par la voix de son président Horst Seehofer, qui se veut réaliste, ne prétend plus préserver sa majorité de sièges à Munich et revendique pour soi seulement de rester le premier parti sans lequel aucun gouvernement en Bavière ne pourra être formé. Il n’est pas jusqu’au nouveau ministre-président bavarois, Markus Söder, qui n’enclenche la marche arrière pour ne plus effrayer les électeurs hostiles à un discours proche de celui de l’AfD. Il lui faut penser à la coalition qu’il pourra former pour gouverner la Bavière. De 2008 à 2013, la CSU – qui, avec un score de 43,4 % des suffrages venait de perdre 17,3 points aux élections – avait dû gouverner avec un autre parti. Horst Seehofer avait été alors propulsé à la tête d’un gouvernement CSU-FDP.
Si la CSU reste en dessous de 40 %, elle devra peut-être envisager de trouver deux partenaires pour former le gouvernement, sauf à croire qu’une grande coalition avec le SPD soit possible ou une petite coalition avec les Verts. Cette dernière option apparaît politiquement peu vraisemblable, même si en Hesse, où les électeurs voteront 15 jours après les Bavarois, la CDU s’entend fort bien au gouvernement avec les Verts. Toutefois, elle n’est pas davantage assurée d’avoir avec eux le 28 octobre au soir la majorité requise.
L’ego surdimensionné d’Horst Seehofer
Les observateurs en viennent à se demander si le comportement d’Horst Seehofer dans ce qu’on est bien obligé d’appeler l’affaire Maassen n’est pas suicidaire. L’homme reste imprévisible tant son ego semble avoir le dessus sur sa raison et son entendement politique. L’affaire jette une lumière crue sur l’état non plus des affaires bavaroises mais de la grande coalition à Berlin.
Suite à ses déclarations mensongères et à ses critiques de la politique migratoire du gouvernement fédéral, le SPD réclamait le départ de H-G. Maassen qu’Horst Seehofer voulait préserver. Les trois partis de la grande coalition, CDU et CSU (qu’il faut bien présenter séparément plutôt que comme les partis-frères qu’ils sont officiellement) et SPD, se sont mis d’accord sur ce qu’on ne peut qualifier que de compromis foireux. Intenable à la tête du Bundesverfassungsschutz, Maassen ne pouvait être que sanctionné, il cesse donc d’être président de ce service fédéral. Mais Horst Seehofer qui a pris sa défense a obtenu qu’il soit promu aux fonctions de secrétaire d’État dans le ministère qu’il dirige. Sanction et promotion en un, cela paraît difficilement acceptable aux yeux de nombreuses personnalités politiques non seulement de l’opposition mais des partis constitutifs de la grande coalition.
La guerre d’usure d’Angela Merkel
Ce compromis, s’il en était besoin, montre la fragilité de la coalition gouvernementale transformée en champ de bataille entre la CDU et la CSU, et non pas tant entre la CDU-CSU d’une part et le SPD d’autre part, qui perd ainsi toute occasion de se profiler par rapport à son partenaire chrétien-démocrate. Remis en cause par le SPD, le compromis doit être renégocié, mais Seehofer continue de soutenir Maassen qu’il apprécie pour ses compétences en matière de lutte antiterroriste.
Ce nouvel épisode ne fait qu’accroître l’instabilité de la grande coalition et fragiliser encore plus Angela Merkel contrainte de mener une guerre d’usure permanente pour tenir tête à son ministre de l’Intérieur.
L’image de marque de la grande coalition auprès de l’opinion s’en trouve profondément ternie, comme il ressort du sondage le plus récent au niveau fédéral : ensemble CDU+CSU+SPD ne réuniraient plus que 45 % des voix, soit une perte de près de 8 points depuis les élections fédérales de septembre 2017, déjà catastrophiques pour eux. L’AfD dépasserait le SPD d’un point tandis que les Verts confirment leur remontée.
L’éparpillement des voix sur les six partis représentés au Bundestag (sept si l’on considère CDU et CSU comme deux partis différents) n’a jamais été aussi marqué. Seuls les chrétiens-démocrates émergent malgré tout du lot puisqu’ils conservent une avance de 10 points par rapport à l’AfD. Appréciés à 28 %, ils auraient toutefois perdu à eux seuls 5 points depuis septembre 2017. Certes, il ne s’agit là que d’un instantané en période de crise, on notera en tous cas que ce sondage sanctionne particulièrement Horst Seehofer, dont la notoriété se réduit au point que de nombreux commentateurs s’interrogent sur ce que sera son sort politique au lendemain des élections bavaroises.