En bombardant la Syrie, Trump engage le dialogue avec Moscou

Après le raid des missiles Tomahawk sur la base syrienne de Shayrat, la Russie a suspendu l’accord avec les Etats-Unis sur le partage des informations concernant les vols au-dessus de la Syrie mais elle a maintenu la visite à Moscou du secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, le mercredi 12 et le jeudi 13 avril. Le chef de la diplomatie américaine devrait rencontrer Vladimir Poutine. La décision de Donald Trump de « punir » Bachar el-Assad pour l’utilisation de gaz sarin contre la ville de Khan Cheikhoun, est « un gros coup porté aux relations russo-américaines qui sont déjà dans un état lamentable », a déclaré le porte-parole du Kremlin, Dmitri Preskov. Les Russes attendent la visite de Rex Tillerson pour savoir si Donald Trump cherche simplement à revenir dans le jeu proche-oriental ou s’il a définitivement renoncé à une amélioration des relations avec Moscou.

Vladimir Poutine et Rex Tillerson, alors PDG d’ExxonMobil en 2014
KATEHOM.com 2016

Les déclarations officielles du Kremlin après le raid contre une base militaire de ses alliés syriens – la première intervention directe des Etats-Unis dans la guerre commencée en 2011 – ne dépassent pas la vigueur attendue dans de telles circonstances. Le porte-parole de Vladimir Poutine, Dmitri Preskov, et le ministre des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, ont condamné une « violation du droit international », une « agression contre un Etat souverain, destinée à détourner l’attention des victimes civiles en Irak [dans la bataille de Mossoul] ». Ils ont dénoncé « un faux prétexte » dans l’invocation par les Américains de l’utilisation de gaz sarin par l’aviation syrienne contre la population civile du village de Khan Cheikhoun, dans la province d’Idlib, dans le nord de la Syrie.
C’est le minimum qu’ils pouvaient faire alors que le Kremlin a été pris de court et mis devant le fait accompli. Donald Trump n’a pas averti Vladimir Poutine de sa décision, ni ne l’a appelé après coup. C’est le secrétaire d’Etat, Rex Tillerson, qui a téléphoné à son collègue russe, Sergueï Lavrov, pour vérifier que sa visite à Moscou, prévue de longue date, était bien maintenue. Les autorités militaires américaines avaient cependant pris soin d’annoncer à l’avance le raid à leurs homologues russes afin de permettre à ses derniers de retirer leurs appareils et leur personnel de la base prise pour cible – et de permettre aussi aux avions syriens de se mettre à l’abri.

Un geste plutôt symbolique

Au-delà de ses déclarations, la partie russe s’est contentée de « suspendre » l’accord sur l’information réciproque sur les vols dans l’espace aérien syrien. Cet accord, qui date de 2015 après l’intervention massive de la Russie dans le conflit, a pour but d’éviter des incidents entre les aviations des divers pays opérant dans la région. Grâce à leurs systèmes de défense, les Russes contrôlent l’espace aérien syrien mais n’entravent pas les opérations de l’aviation américaine et de la coalition internationale – dont la France — destinées à lutter contre Daech. Force est de constater que les Russes, qui en avaient les moyens techniques, n’ont pas empêché les missiles de croisière américains de bombarder la base syrienne de Shayrat.
La suspension de l’accord de 2015 apparaît comme un geste symbolique dont le but est avant tout de permettre au Kremlin de sauver la face en ne restant pas inactif, sans toutefois risquer de provoquer une escalade avec Washington.
Vladimir Poutine se devait de réagir alors que l’utilisation de l’arme chimique par le régime de son protégé Bachar el-Assad l’a placé dans une situation délicate. En 2013, après le bombardement au gaz sarin d’une banlieue de Damas occupée par des rebelles, il s’était engagé à contrôler l’arsenal chimique syrien et à le détruire sous la surveillance internationale. Cet engagement avait été la contrepartie à la renonciation par Barack Obama d’intervenir contre Assad en cas de recours à l’arme chimique. Le dictateur syrien avait ainsi franchi la « ligne rouge » édictée par le président américain sans en payer les conséquences.

Des signes de faiblesse

Le bombardement de Khan Cheikhoun avec du gaz sarin montre que le régime de Damas ne s’est pas débarrassé de tout son stock d’armes chimiques contrairement à son engagement et à celui de Vladimir Poutine. De deux choses l’une : ou bien le président russe n’a pas tenu sa promesse ou bien il n’a pas été en mesure d’obliger son protégé à respecter l’accord. Les deux hypothèses ne plaident pas en sa faveur. Elles sont des signes de faiblesse. Quelques jours avant les frappes américaines, Dmitri Preskov avait reconnu que « le soutien inconditionnel n’est pas possible dans le monde actuel. Moscou ne peut pas convaincre M. Assad de faire tout ce qui est recherché ».
L’usage de l’arme chimique par le régime syrien est donc aussi une mauvaise manière politique faite à son tuteur de Moscou. Depuis la reprise d’Alep à la fin de 2016, le régime syrien qui bénéficie de l’appui aérien de la Russie et de l’intervention à terre des milices iraniennes et affiliées s’est trouvé consolidé. La position d’Assad lui-même a été renforcée. L’opposition non-djihadiste était de plus en plus affaiblie. A tel point que les Occidentaux, et en particulier les Américains, avaient mis en sourdine leur revendication du départ de Bachar el-Assad du pouvoir comme condition d’une solution politique à la guerre civile. Jusqu’au bombardement de Khan Cheikhoun.
Pourquoi Bachar el-Assad a-t-il pris le risque de mettre en cause les progrès accomplis ces derniers mois par une action dont il pouvait se douter qu’elle indignerait la « communauté internationale » et gênerait ses « amis » russes ? La réaction du Kremlin a d’ailleurs été ambiguë. Il a certes nié la responsabilité de son allié dans l’utilisation d’une arme chimique mais il a admis qu’il s’agissait bien d’un bombardement de l’aviation syrienne qui aurait touché un dépôt de gaz contrôlé par les rebelles. Une version qui n’apparaît plausible à aucun expert mais que le ministère russe de la défense répète à satiété.

Torpiller les négociations

Le bombardement de Khan Cheikhoun apparaît comme une tentative d’Assad de torpiller les négociations qui se préparent sous l’égide de la Russie, de la Turquie et de l’Iran. Les deux premiers pays au moins cherchent une solution politique au moindre coût pour eux-mêmes et leurs alliés. Mais, selon Assad, il n’y a « pas d’autre option que la victoire ». C’est ce qu’il vient de déclarer à un journal croate. C’est aussi l’objectif des Iraniens, en tous cas des plus radicaux, bien que le recours à l’arme chimique leur rappelle les mauvais souvenirs de la guerre avec l’Irak dans les années 1980.
L’utilisation de gaz – et la réaction américaine – obligent la Russie à se solidariser avec lui, tuant dans l’œuf toute velléité de concessions qui mettrait son pouvoir en péril. Dans un premier temps tout au moins, la décision de Donald Trump d’intervenir en Syrie fait le jeu d’Assad.
Ce n’est évidemment pas l’objectif du président américain. Et toute la question est de savoir si l’envoi des missiles de croisière fait partie d’une stratégie globale ou si elle n’est que le résultat de l’impulsion irréfléchie d’un président se targuant d’être imprévisible.

La perplexité après l’enthousiasme

Les Russes aussi chercheront la réponse et une solution à leur perplexité, lors de la visite de Rex Tillerson à Moscou. La quasi-euphorie qui s’était emparée des Russes au lendemain de l’élection de Donald Trump s’est vite dissipée. En fait, la satisfaction était plus liée à la défaite d’Hillary Clinton, à laquelle ils n’avaient pas pardonné ses déclarations musclées après l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass, qu’à la victoire du magnat de l’immobilier.
Au Kremlin, la prudence l’emportait. Les ingrédients de la détérioration des relations russo-américaines – dans un « état lamentable », selon Dmitri Preskov – n’avaient pas disparu du jour au lendemain. Les dirigeants russes pouvaient cependant espérer que le retour de la priorité donnée par Donald Trump aux problèmes intérieurs américains, son peu de goût apparents pour les interventions extérieures, son indifférence pour les questions des droits de l’homme, ajoutés à quelques connections personnelles de son entourage avec les milieux moscovites, faciliteraient une « normalisation ».
L’intervention américaine en Syrie change la donne. Loin de continuer le désengagement annoncé par Barack Obama, Donald Trump revient dans un jeu où la Russie était devenue la puissance dominante. Si cette tendance se confirme, la nouvelle n’est pas nécessairement mauvaise pour Moscou. S’il a tiré quelques bénéfices politiques de son intervention militaire en Syrie à partir de l’automne 2015, s’il peut prétendre au rôle de courtier plus ou moins honnête voire de faiseur de paix dans le conflit, Vladimir Poutine mesure aussi les limites de son influence, y compris sur Bachar el-Assad. La survie du dictateur syrien dépend essentiellement du soutien de la Russie mais il joue habilement des divergences d’intérêt entre Moscou et Téhéran. Il n’hésite pas à mettre son protecteur dans l’embarras et utilise sa faiblesse pour imposer son propre jeu.
La Russie, qui doit faire face comme les Etats occidentaux au terrorisme islamique, qu’il soit importé du Proche-Orient ou issu des républiques musulmanes de la Fédération de Russie ou du voisinage, doit éviter l’enlisement en Syrie. Pour cela, elle a besoin des Etats-Unis. A condition de trouver avec eux un modus vivendi qui respecte ses intérêts dans la région et qui lui permette de jouer le rôle global auquel elle aspire. Si Donald Trump est disposé à aller dans ce sens, Vladimir Poutine pourrait être prêt à accentuer ses pressions sur Assad pour qu’il accepte bon gré mal gré une solution négociée. C’est l’enjeu de la première visite à Moscou de Rex Tillerson, depuis qu’il a troqué son costume de PDG d’ExxonMobil pour celui de chef de la diplomatie américaine.