La victoire nette (58,32%) à l’élection présidentielle de Petr Pavel, général à la retraite et ancien chef du comité militaire de l’OTAN, face à Andrej Babis (41,67%), leader populiste et ex-Premier ministre, représente un tournant dans la politique tchèque et centre-européenne. La participation a été élevée par rapport aux scrutins précédents (68% au premier tour et 70% au second). Après une campagne qui a été très clivante du fait de la stratégie de Babis cherchant à mobiliser les abstentionnistes du premier tour, Pavel, soutenu par la coalition de centre-droit au pouvoir, a d’emblée affirmé son souci d’apaisement et de modération, son engagement européen et atlantiste plus que jamais important dans le contexte de la guerre en Ukraine. La défaite de Babis écarte (provisoirement) l’hypothèque de la dérive « populiste » particulièrement prononcée en Hongrie et en Pologne voisines.
On retiendra du premier tour le thème dominant du « tout sauf Babis », le résultat élevé (14%) de Danuse Nerudova, économiste, ancienne rectrice de l’université de Brno qui n’a certainement pas dit son dernier mot dans la politique tchèque, et celui, marginal (4,5%), du candidat d’extrême droite Jaroslav Basta du Parti de la démocratie directe (SPD). Enfin, comme en Hongrie et en Pologne, on notera l’absence de la gauche dont a essayé de profiter Andrej Babis. Le second tour fut une opposition de style, de langage mais surtout d’orientation politique.
Trois éléments méritent d’être notés à l’issue de cette élection : 1. ce qu’elle nous dit sur le système politique et l’évolution de la fonction présidentielle ; 2. ce que la campagne nous a révélé sur les thèmes et la dynamique politique dans le contexte de la guerre en Ukraine et 3., ce qu’elle nous dit de la façon dont la République tchèque s’écarte du modèle de « démocratie illibérale » associé, parfois trop hâtivement, à tous les pays du groupe de Visegrad.
Une élection présidentielle dans une démocratie parlementaire
La Constitution tchèque (comme celle de la Tchécoslovaquie auparavant) est celle d’un régime parlementaire et les présidents de la République tchèque ont été jusqu’en 2013 élus par le parlement. Le président en tant que garant de la Constitution nomme les juges à la Cour constitutionnelle et le Premier ministre conformément aux résultats des élections législatives ; il peut refuser de signer des lois (son veto peut ensuite être surmonté par un deuxième vote des deux chambres), il a le droit de grâce (l’amnistie accordée par Vaclav Klaus en 2013 la veille de son départ du Château aux chefs d’entreprise condamnés pour délits d’initiés et autres turpitudes par la justice pendant l’ère des privatisations est restée dans les mémoires). Le président nomme les ambassadeurs et contresigne les traités.
Les tractations peu transparentes lors de l’élection à la présidence de Vaclav Klaus (élu avec les voix de parlementaires communistes en 2003) ont abouti à une modification du mode de scrutin pour l’élection du président sans pour autant modifier la Constitution ni renforcer les pouvoirs limités dont celui-ci dispose. En théorie, tout au moins. On peut ainsi distinguer trois phases dans l’évolution de la fonction présidentielle.
D’abord, il y eut ce que l’on peut appeler le modèle « Masaryk-Havel », le premier étant le fondateur de la Tchécoslovaquie en 1918 (président du pays jusqu’en 1935) et le second qui rétablit la souveraineté et la démocratie en 1989 (jusqu’en 2003). Deux philosophes-roi au château de Hradschin, résidence des rois de Bohême, élus à la tête de l’État dans des circonstances exceptionnelles, et chez lesquels le charisme allait de pair avec une capacité de (re)formuler le récit national et de promouvoir une conception de la « politique antipolitique », fondée sur des valeurs morales et culturelles et plutôt méfiante à l’égard de la politique partisane. Les deux hommes ont eu tendance à dépasser une lecture trop littérale des pouvoirs constitutionnels du chef de l’Etat pour adopter une posture prééminente en politique étrangère. Tout en refusant de créer un « parti du président », ils n’hésitaient pas, à l’occasion, d’intervenir dans le jeu politique. Ce modèle d’une présidentialisation du régime portée par des intellectuels engagés propulsés à la tête de l’Etat grâce à leur stature d’exception et à des circonstances non moins exceptionnelles ne pouvait être celui de leurs successeurs.
Le deuxième modèle est celui incarné aux cours des vingt dernières années par les deux présidents, Vaclav Klaus (2003-2013) et Milos Zeman (2013-2023). Deux personnalités politiques dominantes de l’après-1989, fondateurs respectivement des deux grands partis autour desquels s’articula la vie politique de cette période : le Parti démocratique civique (ODS) à droite pour le premier, le Parti social-démocrate (CSSD) pour le deuxième. Tous deux étaient d’anciens Premiers ministres lorsqu’ils se sont présentés à la présidence de la république où ils ont effectué chacun deux mandats. Ils n’ont pas hésité à intervenir dans la vie politique domestique et internationale (une certaine indulgence envers la Russie) au prix de confrontations avec le gouvernement. Klaus laissa en héritage un euroscepticisme radical, Zeman une dégradation du discours public.
Le passage en 2013 à l’élection du président au suffrage universel direct a donné au chef de l’Etat une forte légitimité qui a encouragé Zeman à pencher vers une lecture « élargie » des prérogatives présidentielles et souvent peu respectueuse des textes ce qui lui a valu quelques échanges tendus avec Pavel Rychetsky le président de la Cour constitutionnelle. Cette dernière a en République tchèque gardé son indépendance et son autorité contrairement à ce que l’on observe en Hongrie et en Pologne.
Avec l’élection de Petr Pavel à la présidence tchèque on entre dans une troisième phase ou, si l’on préfère, une troisième variante de la fonction présidentielle en République tchèque. Un président qui, bien qu’adoubé par la coalition de centre-droit au pouvoir à Prague, se veut au-dessus des partis, prône une conception « modeste et digne » de sa fonction, le respect de l’Etat de droit et des engagements au sein l’Union européenne et de l’Alliance atlantique. On retrouve là une idée de la fonction présidentielle partagée ailleurs en Europe centrale (Autriche, Slovaquie, Slovénie) où le président, bien qu’issu du suffrage universel direct, respecte le caractère parlementaire du régime, ne s’implique pas directement dans la compétition politique interne, conserve un rôle d’arbitre et de représentation en politique étrangère.
La première personnalité publique à rendre visite à Petr Pavel le jour même de son élection fut la présidente slovaque, Zuzana Caputova, avocate issue de la société civile, sans doute la personnalité la plus intéressante et authentique à émerger dans le paysage politique centre-européen depuis dix ans [1]. Son discours à Prague, court et enlevé, a été un grand moment de retrouvailles tchéco-slovaque trente ans exactement après la séparation des deux nations.
Guerre et paix, le passé-présent résonne dans la campagne
Ce qui frappe d’emblée en observant le profil des deux finalistes de la présidentielle tchèque, autre exception tchèque, c’est leur passé communiste. Tous deux ont été, dans les années 1980 membres du PC de Tchécoslovaquie l’un des bastions de l’orthodoxie au sein du bloc soviétique. Le jeune officier Pavel, qui plus est, a été sélectionné pour recevoir une formation dans le renseignement, tandis que Babis, envoyé au Maroc comme attaché du commerce extérieur, aurait collaboré avec les services de sécurité (accusation qu’il conteste et qui a déjà connu trois épisodes judiciaires). Les deux hommes ont invoqué des motifs « carriéristes » et se sont en quelque sorte neutralisés sur ce sujet. Pavel, qui a exprimé des regrets à ce propos s’est dès 1990 reconverti au sein de l’institution militaire au service de la nouvelle démocratie (chef d’état-major de l’armée) et de l’OTAN (président du comité militaire). Babis est devenu chef d’entreprise, sa société agroalimentaire Agrofert est l’un des fleurons de la reconversion de l’économie tchèque depuis les années 1990. Entrepreneur économique il devint entrepreneur politique à l’image d’un Berlusconi ou d’un Trump ; pas un idéologue comme Kaczynski ou Orban.
Cette situation constitue une exception tchèque : nulle part ailleurs en Europe centrale, trente ans après la chute de l’ancien régime, on présente aux électeurs un choix entre deux anciens communistes pour occuper le poste symboliquement le plus important du pays. Imagine-t-on en Allemagne, se demandait Die Zeit, un choix entre deux anciens de la Stasi ?
Cela peut surprendre, en effet, mais cela signifie surtout que, plus de trente-trois ans après la chute du régime, la question du passé communiste ne constitue plus, pour les électeurs tchèques, un enjeu politique ou sociétal majeur. C’est en ce sens que l’on peut dire paradoxalement que Pavel devient le premier président qui tourne la page du communisme mais aussi de l’ère « post-communiste ».
La campagne a été, surtout entre les deux tours, polémique voire agressive, surtout de la part de Babis persuadé de pouvoir faire la différence en passant à l’offensive. Il a choisi pour cela deux thèmes : la guerre et la paix, d’une part, et amortir le coût social de la guerre, d’autre part.
La situation socioéconomique, ou encore les conséquences socio-économiques de la guerre a été l’autre grand thème de la campagne. Babis a dépeint Pavel comme le candidat du gouvernement et de sa politique antisociale, se présentant lui comme le protecteur des petites gens. Il est vrai que le pays connaît une situation difficile. Au cours de l’année 2022, l’économie tchèque, comme d’ailleurs l’économie slovaque, a connu une croissance 0. L’inflation s’élevait 17% à la fin de l’année (15% en Slovaquie et en Pologne, 21% en Lettonie et 25% en Hongrie). La différence est nette avec les pays d’Europe de l’Ouest : 10% en Allemagne, 12% en Italie, 6,5% en France et en Espagne, les taux les plus bas de l’Union européenne.
Babis a tenté de récupérer les électeurs de la gauche, orphelins depuis les dernières élections de 2021, les sociaux-démocrates et les communistes ne sont plus représentés à l’Assemblée nationale. Cependant, même en multipliant les promesses, le milliardaire n’arrivait pas à se faire passer pour un vrai porteur de la question sociale. N’arrivant pas dans les débats à se défaire de la posture d’un premier ministre gestionnaire qu’il fut, il affaiblissait sa stature présidentielle (déjà pas évidente pour un Slovaque en République tchèque).
Il restait alors l’ultime atout : faire du général Pavel un fauteur de guerre et se positionner en candidat de la paix. Babis a couvert le pays de panneaux publicitaires : « Je n’entraînerai pas la République tchèque dans la guerre. Je suis un diplomate. Pas un soldat. ». Pour étayer son propos, il a invoqué à plusieurs reprises dans les duels télévisés ses rapports privilégiés avec son « ami » le président Emmanuel Macron, qui l’a reçu à l’Élysée trois jours avant le premier tour.
Deux remarques à ce propos : le soutien du président français à l’un des candidats à la veille du scrutin a choqué et a été considéré par les autres candidats, les médias et une grande partie de l’opinion comme une ingérence dans l’élection présidentielle tchèque. Qui plus est, le soutien d’un président libéral à un candidat populiste [2] poursuivi en justice pour conflit d’intérêt et détournement de fonds européens (nul ne pouvait savoir que Babis serait acquitté la veille de la visite) face à un candidat modéré et pro-européen, était politiquement difficile à comprendre. L’image de la France en République tchèque a été abîmée par l’accueil de Babis à Paris par Emmanuel Macron [3]
L’argumentation déployée par Babis, le « candidat de la paix », se présentait ainsi : je suis proche de Macron et d’Erdogan ; l’un peut convaincre Biden, l’autre est en position de médiateur dans la guerre en Ukraine. Je tenterai de convoquer à Prague une conférence de la paix entre la Russie et l’Ukraine. Un petit pays peut le faire, voyez les accords d’Oslo en 1993 entre Israël et les Palestiniens…
Dans un débat qui a constitué un tournant dans la campagne, le « candidat de la paix » a dû répondre à la question suivante : « En cas d’attaque contre la Pologne, enverriez-vous nos soldats pour défendre ce pays voisin ? ». « En aucun cas », avait répondu Babis, je n’enverrai « les enfants de nos femmes » mourir dans cette guerre à nos portes… Il a dû assumer au cours des jours suivants ce que signifiait son pacifisme : le non-respect de l’article 5 de la charte de l’OTAN qui engage tous les membres de l’alliance à se défendre mutuellement en cas d’attaque. Ignorer cette obligation signifiait saper la confiance des voisins, des partenaires de l’Alliance qui constitue l’ultime garantie de sécurité de la Tchécoslovaquie. Le « combat pour la paix » s’est retourné contre son initiateur, la politique de la peur a échoué en direct. Babis a ensuite tenté de corriger le tir, mais le mal était fait.
Si le passé communiste des deux candidats n’a pas constitué un enjeu, un autre passé a bien été présent dans la campagne avec la guerre en Ukraine et le pacifisme affiché de Babis face à son adversaire le général Pavel. L’idée d’un allié qui ne tiendrait pas ses engagements passe mal auprès des Tchèques qui n’ont pas oublié Munich en 1938 et le lâchage par leurs alliés français et britannique ; pourquoi compromettre la paix pour « un pays lointain dont nous ne savons rien » disait Chamberlain. Deuxième traumatisme celui de 1968, l’écrasement du Printemps de Prague par l’armée rouge sans que ni Alexander Dubcek ni le président de la République alors en exercice Ludvik Svoboda ne donne l’ordre de se défendre. La résistance des Ukrainiens face à l’agression russe suscite l’admiration et peut être quelques remords en République tchèque. Elle montre que la résistance, même face à un envahisseur plus puissant, est possible. Elle ne garantit pas la victoire, mais la modalité d’une défaite éventuelle n’est pas indifférente, moralement et politiquement.
L’élection de Petr Pavel, immédiatement saluée par le président Zelenski, renforce la cohésion pro-ukrainienne des centre-européens. La Hongrie d’Orban, sur laquelle Babis a voulu prendre exemple en faisant de la guerre le thème principal de sa campagne, reste isolée. En effet, Viktor Orban avait remporté les élections législatives d’avril 2022 en faisant campagne en promettant « de ne pas entraîner le pays dans une guerre qui n’est pas la nôtre ». Il promettait aussi d’assurer l’approvisionnement énergétique de son pays à bon prix. Babis, un Slovaque qui parle le Hongrois, s’est, depuis la crise migratoire de 2015 rapproché d’Orban qui est venu à l’automne 2021 en République tchèque le soutenir lors de la campagne des législatives. Par ailleurs, la directrice de cabinet de Babis est depuis des années Tünde Bartha, issue de la minorité hongroise de Slovaquie qui a de forts liens avec le Fidesz hongrois [4]. La stratégie orbanienne (« Ce n’est pas notre guerre ») n’a toutefois pas fonctionné à Prague.
Une exception tchèque ?
L’échec de la « démocratie illibérale » que l’on peut voir prospérer en Hongrie et en Pologne constitue l’enseignement majeur de l’élection présidentielle tchèque. En Slovaquie, la coalition au pouvoir vient de chuter et le tandem populiste Fico-Pelegrini peut espérer prochainement revenir au pouvoir avec, semble-t-il, une prise de distance par rapport au soutien à l’Ukraine. Sur ce sujet il existe une différence nette entre l’opinion publique tchèque et slovaque [5] Il faut dire que la coalition à Bratislava d’un parti intitulé « Les gens ordinaires » avec une formation appelée « Nous sommes une famille » représente le degré zéro de la politique ou, si l’on préfère, un populisme qui certes ne menace pas les institutions mais qui ne propose aucune vision politique pour affronter les temps de crise. La présidente Zuzana Caputova corrige par son talent et sa force de conviction ces défaillances, mais ses pouvoirs sont limités et les derniers sondages peu encourageants. Visegrad se déconstruit tant par le divorce entre Varsovie et Budapest sur l’Ukraine que par la consolidation de la démocratie libérale à Prague. Il faudra attendre les élections slovaques et polonaises à l’automne avant d’annoncer une exception tchèque en Europe centrale.