Depuis le 27 septembre, l’Arménie et l’Azerbaïdjan, deux anciennes Républiques Socialistes Soviétiques (RSS), ont rallumé la guerre qui les oppose depuis 1992. Elles s’affrontent régulièrement, les armes à la main, pour le contrôle du Haut-Karabakh. La trêve n’aura duré qu’un peu plus de quatre ans depuis les précédents affrontements en avril 2016, qui n’avaient pas « soldé » le conflit. Les enjeux de cet affrontement meurtrier sont brusquement redevenus familiers à des Européens qui les avaient oubliés et même négligés : ce district (oblast) de 150 000 habitants, peuplé en majorité d’Arméniens était, durant la période soviétique, rattaché à la RSS d’Azerbaïdjan et enclavé entre des territoires en majorité kurdes et azéris. Au moment où l’URSS s’affaisse, les sentiments nationaux se réveillent, le contrôle du pouvoir central russe disparaît, les forces centrifuges s’exacerbent et les indépendances nationales s’affirment. Quand les territoires sont contestés entre anciennes RSS, cela conduit à la guerre sanglante du Haut Karabakh qui fait un bilan d’environ 30 000 morts de 1988 à 1994.
Aujourd’hui, la donne géopolitique transforme ce conflit improprement dit « gelé », et qu’il faudrait plutôt qualifier de « non-résolu ». En effet, si les belligérants ont la même envie d’en découdre, des évolutions sensibles concernent le rapport de force. D’une part, l’Azerbaïdjan du régime Aliyev a utilisé la manne des hydrocarbures pour moderniser ses forces armées auprès de fournisseurs notamment russes et israéliens. D’autre part, la Turquie, engagée dans une politique étrangères à la fois post-ottomane et confessionnelle, lui fournit un soutien diplomatique, militaire et technologique. C’est cette initiative turque qui a précipité l’offensive azerbaïdjanaise pour reprendre le contrôle de l’enclave et remettre en cause le cessez-le-feu qui, en 1994, avait privé l’Azerbaïdjan de plus de 10% de son territoire.
Cette nouvelle guerre ouverte témoigne des risques géopolitiques d’une zone géographique que les Européens considèrent à tort comme éloignée de leur sphère d’influence et de leur zone d’intérêt. Observer de loin le conflit sans s’y investir résolument nourrirait les illusions stratégiques de l’Union. Car le Caucase Sud n’est pas chasse gardée pour la Fédération de Russie. Erevan s’est tournée vers Moscou comme vers un protecteur. Mais la Russie, ancienne puissance d’occupation de la région, est embarrassée dans une non-ingérance impuissante et contre-productive.
L’Europe, acteur du Caucase
Géographiquement éloigné et politiquement étrange pour les Européens, le Caucase est devenu l’enjeu de luttes multiples concernant directement l’Europe. C’est un paradoxe : à vol d’oiseau Paris est bien plus près de Erevan (environ 3400 km) que de New York (environ 5800 km), et la distance de Tbilissi à Bucarest (1550 km) est inférieure à celle entre Bucarest et Bruxelles (1770 km).
Faiblement peuplé (environ 17 millions d’habitants en tout), économiquement peu développé, divers ethniquement (il est surnommé la « montagne des langues ») et géographiquement enclavé entre mer Noire et mer Caspienne, le Caucase Sud (par différence avec le Caucase Nord intégré dans la Fédération de Russie) présente plusieurs enjeux essentiels pour la souveraineté de l’Union.
La diversification de ses approvisionnements énergétiques tout d’abord : le Caucase Sud est le corridor de transit des hydrocarbures de la Caspienne. Il est traversé par deux gazoducs partant de Bakou et destinés à aboutir à l’espace européen par la Géorgie et la Turquie. L’un, le BTE (Bakou-Tbilissi-Erzurum) aboutit à la Méditerranée orientale, d’intérêt direct pour l’UE. L’autre, le Bakou-Spusa, aboutit à la mer Noire via la Géorgie. Ces gazoducs, conçus pour réduire la dépendance à l’égard des hydrocarbures russes s’appuyaient sur l’idée que la Turquie était un membre fiable de l’OTAN et un pays en plein rapprochement avec l’Union européenne. La confiance envers la Turquie s’est aujourd’hui en partie érodée sous l’effet de la politique étrangère d’Erdogan.
Le Caucase est d’intérêt également pour l’autonomie économique européenne ensuite. Dans la région, l’UE a demandé un certain nombre de réformes et de normes à des élites qui ne les souhaitent pas forcément. Les États du Caucase sont fortement courtisés par les puissances régionales traditionnelles (la Russie, la Turquie et l’Iran), mais aussi par les puissances mondiales montantes, la République populaire de Chine au premier chef. Celle-ci est en effet omniprésente, à travers la zone franche qu’elle a établie en Géorgie et par la ramification de la Nouvelle Route de la soie qu’elle fait transiter par l’Azerbaïdjan et la Géorgie pour atteindre la Roumanie via le port de Constanta. Le Caucase est un des axes de pénétration des investissements et donc des influences chinoises en Europe, entre le Moyen-Orient et la Russie.
Une partie des relations stratégiques de l’UE avec la Russie s’y joue également, alors que cette relation, au plus bas depuis la fin de la Guerre froide, est encore alourdie par les développements en Biélorussie et de l’affaire Navalny. La Russie, dans cette région, a « perdu » la Géorgie, qui fut longtemps son pré carré avant de se tourner vers les États-Unis, et à un degré moindre vers les Européens, sous Saakashvli, comme en témoignait la volonté de Tbilissi d’adhérer à l’OTAN. La guerre russo-géorgienne de 2008 a figé ce projet, avant que la Géorgie ne s’oriente vers l’Union européenne par le biais de la politique du Partenariat oriental. La Russie a d’ailleurs fait pression, à l’automne 2013, pour que l’Arménie ne signe pas d’accord d’association avec l’Union européenne.
Une partie des tensions entre l’UE et la Turquie se jouent enfin dans la région. Or ces tensions sont de plus en plus vives, comme la Grèce et Chypre peuvent en témoigner. Engagée depuis plus d’un an dans un affrontement indirect avec le président Erdogan, Emmanuel Macron ne peut se contenter de stigmatiser l’envoi de mercenaires venus de Syrie en Azerbaïdjan. Si l’Europe ne souhaite pas subir les conséquences de nouveaux conflits, elle doit prendre des initiatives pour empêcher la présente guerre de s’étendre et de durer.
Depuis les années 1990, sur ces différents plans ainsi que d’autres comme la criminalité organisée, le Caucase est devenu l’enjeu des luttes du futur. Les Européens doivent investir cet espace non comme un théâtre lointain mais comme leur arrière-cour. Or ils en ont les moyens.
L’Europe, seul arbitre possible ?
Entre l’Europe et le Caucase, l’asymétrie est manifeste. D’un côté, les Européens et leurs dirigeants considèrent la région comme éloignée et périphérique. Mais, de l’autre côté, les États du Caucase ont les yeux tournés vers l’Union européenne. Le Partenariat oriental est largement décrié à Bruxelles mais il fait l’objection d’actions importantes de la part des trois États membres du Partenariat dans le Caucase Sud. Par ce biais, l’Europe est devenue un acteur du Caucase, certes limité, mais réel. L’UE est ainsi le premier partenaire économique de la Géorgie devant la Turquie et la Russie, comptant pour près de 23% de ses exportations, tandis que la Géorgie représente 0,1% des exportations européennes.
Aujourd’hui, face au conflit armé et à la tache d’huile de la violence entre Arméniens et Azerbaïdjanais, alors que la Russie soutient discrètement l’Arménie tout en tâchant de ne pas s’aliéner l’Azerbaïdjan, seule l’Europe peut se placer en position d’arbitre impartial. Elle est arbitre presque par défaut tant les différents acteurs sont incapables d’œuvrer efficacement à une pacification.
Les États-Unis sont accaparés par leur propre vie politique intérieure.
La Turquie est partie prenante sur le plan politique comme sur le plan militaire. C’est même son activisme qui a encouragé les Azerbaïdjanais à reprendre les armes. Son hostilité à l’Arménie depuis les débuts de la République et son engagement aux côtés de l’Azerbaïdjan pour des raisons historiques et confessionnelles en font de facto un des belligérants et non un médiateur neutre.
La Russie, quant à elle, est bien embarrassée par ce conflit qui est le signe de son impuissance à résoudre les guerres sur ses frontières, même si pendant un temps ce statu quo a semblé confirmer sa stature de puissance régionale. Fournisseur d’armement pour les deux adversaires, liée à l’Arménie au sein de l’Union économique eurasiatique et par la présence de la 102e base militaire, la Russie avait certes obtenu le cessez-le-feu de 2016, mais s’impliquer davantage l’amènerait s’exposer au risque de faire face à un flanc sud turco-azerbaïdjanais hostile. La Russie est, en l’espèce, amenée à faire des choix par nature inconfortables : elle est particulièrement mal placée pour organiser une concertation entre une Arménie qui fait partie de ses protégés et un Azerbaïdjan tenté par l’aventure post-ottomane. Sa position pourrait néanmoins l’amener à travailler avec les Européens sur ce point précis, dans une division des rôles plus ou moins assumée. À tout le moins cela offre un espace pour les Européens.
Quant aux structures de sécurité multilatérales, comme l’OSCE et le Groupe de Minsk qui en est issu, elles sont aujourd’hui bloquées. L’échec d’un quart de siècle de dialogue a nourri la volonté des Azerbaïdjanais d’en découdre, d’autant que le rapport de force a évolué en leur faveur. La reprise d’un conflit n’était qu’une question de temps. Et si des initiatives peuvent être prises pour consolider ces structures multilatérales (incluant l’UE dans le groupe de Minsk par exemple), elles ne seront pas nécessairement suffisantes dans un contexte de guerre.
Aujourd’hui, les Européens doivent prendre l’initiative si la Commission géopolitique veut prendre une nouvelle dimension, en s’appuyant sur ses différents points forts – son poids économique, sa capacité de négociation et son positionnement équilibré.