Helmut Schmidt, un anglophile converti à la coopération avec la France

Chancelier de la République fédérale de 1974 à 1982, Helmut Schmidt est mort, le mardi 10 novembre à Hambourg. Il était âgé de 96 ans. Avec Valéry Giscard d’Estaing, il a été l’artisan de l’intégration monétaire de l’Europe, sous la forme du serpent puis du système monétaire européen, ancêtres de la monnaie unique. Avec son collègue français, il a introduit l’élection du Parlement européen au suffrage universel. Formé dans un milieu anglo-saxon, il était devenu au fil des ans un fervent partisan de l’unification européenne, dans laquelle il voyait la seule chance de maintenir l’influence du Vieux continent.

Helmut Schmidt en 1976
Bundesarchiv, B 145 Bild-F048644-0035 / Wegmann, Ludwig , via Wikimedia commons

Helmut Schmidt était un de ces hommes du nord, avares de mots mais experts en formules tranchantes. Sa naissance dans la région de Hambourg, le 23 décembre 1918, ses quelques mois passés dans un camp de prisonniers britannique à la fin de la guerre, sa connaissance de la langue anglaise et ses études de sciences économiques le portaient tout naturellement vers le monde anglo-saxon. Et s’il était membre du « Comité pour les Etats-Unis d’Europe » fondé par Jean Monnet, il était spontanément favorable à une Europe libérale, ouverte sur le grand large, bref plus « anglaise » que « française ».
Ministre de la défense dans le premier gouvernement Willy Brandt (1969-1972), il manifestait cet atlantisme propre à l’époque à bien des hommes politiques ouest-allemands. Toutefois les craintes des milieux dirigeants parisiens apparues quand il est devenu ministre des finances se sont vite révélées infondées. Helmut Schmidt a immédiatement choisi une politique d’intégration économique et monétaire. Ce choix est sans doute la conséquence de deux événements presque concomitants : la crise pétrolière qui obligeait la Communauté européenne à envisager une politique concertée et la présence au ministère des finances à Paris de Valéry Giscard d’Estaing. En 1974, l’un et l’autre devaient accéder, à quelques semaines d’intervalle, aux plus hautes responsabilités : Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République française, Helmut Schmidt à la chancellerie fédérale.

Châteaux et pavillon

A priori les deux hommes avaient peu de points communs. L’aristocrate passé par les grandes écoles françaises, obsédé par le protocole, passant ses loisirs de châteaux en châteaux familiaux et le fils d’instituteurs, qui, ministre des finances, continuait à habiter son petit HLM dans le centre de Bonn et allait en vacances dans son petit pavillon des bords du lac Brahmsee. Mais tous les deux étaient fascinés par l’intelligence de l’autre et convaincus de leurs capacités supérieures à résoudre les crises et à marquer l’Histoire.
Avec le serpent puis le système monétaire européen, ils ont ouvert la voie à l’euro que Giscard aurait bien aimé appeler « écu » en référence à la vieille France. Tous deux ont lancé l’élection au suffrage universel du Parlement européen ; Helmut Schmidt regrettait ces dernières années qu’il n’ait pas saisi l’occasion pour se doter de plus grands pouvoirs. Leur alliance a été un de ces moments forts de la coopération franco-allemande, comme de Gaulle-Adenauer avant eux, et Mitterrand-Kohl après.

Humiliation française

Elle n’allait toutefois sans revers. Pour qui était à Bonn dans les années 1970, le souvenir est toujours vivace de Giscard d’Estaing rendant discrètement visite à son collègue allemand des finances un dimanche gris d’automne avec une nouvelle humiliante : le franc devait sortir du serpent monétaire parce que la Banque de France n’avait plus les moyens de soutenir la monnaie nationale. La bonne santé du deutschemark était certainement une satisfaction pour Helmut Schmidt mais il se méfiait à la fois des renversements de la conjoncture – contrairement au dogme allemand, il considérait que « 5% d’inflation valent mieux que 5% de chômage » —, et des méfaits de l’arrogance allemande.
Il était hanté par l’histoire de son pays et plus il avançait en âge plus il ressentait ce besoin de mettre en garde ses concitoyens contre la tentation de l’oubli. « Les générations nées après la Deuxième guerre mondiale doivent vivre avec ce fardeau historique », disait-il, en référence à la Shoah et à l’extermination des minorités par le régime nazi. L’Europe était pour lui le cadre indispensable dans lequel l’Allemagne trouverait le moyen d’être acceptée par ses voisins et c’est pourquoi la coopération étroite avec la France lui paraissait le meilleur moyen de « nous protéger contre nous-mêmes ».

La hantise des années 1930

Cette conviction européenne, comme le souvenir de la désastreuse politique de déflation menée dans les années 1930, l’amenaient à critiquer l’attitude du gouvernement allemand dans la crise de l’euro. Il était partisan d’aider les pays en difficultés en manifestant une solidarité qui n’était finalement qu’un geste de réciprocité après la solidarité montrée par les Européens au moment de la reconstruction puis de la réunification allemandes. « Nos excédents sont en réalité les déficits des autres. » Et il soutenait l’idée de Jacques Delors d’une politique de relance de la croissance à l’échelle européenne.
L’unification européenne lui paraissait essentielle pour une autre raison encore : dans les analyses planétaires dont il aimait entretenir ses interlocuteurs, il insistait toujours sur la montée des nouvelles puissances, en particulier de la Chine, à laquelle les pays européens pris séparément étaient incapables de faire face : « Les nations pour l’instant n’en sont pas suffisamment conscientes. Et leurs gouvernements ne leur en font pas prendre conscience. » Il est vrai qu’il tenait la plupart des dirigeants européens actuels pour des « nains » en comparaison avec les géants des générations précédentes, et pensait-il in petto, de la sienne.