Interrogations européennes

A quelques semaines des élections européennes, le Club des Vingt, qui rassemble une vingtaine d’experts spécialisés dans la politique étrangère, dresse un bilan contrasté de l’Union européenne. A l’actif : la paix, la croissance, le marché intérieur, l’euro, les avancées dans le domaine de la police et de la sécurité, le programme Erasmus, l’aide au développement. Au passif : les faiblesses du cadre institutionnel, les effets d’un libéralisme sans fin, une politique étrangère et de défense commune encore problématiques. Les signataires proposent une série de réformes pour permettre à l’UE de s’amender.

Un puzzle compliqué
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Depuis 2015, la situation de l’Europe s’est sensiblement aggravée.

L’Europe est de plus en plus divisée : la crise de l’automne 2015, avec l’afflux en Allemagne de près d’un million de réfugiés, l’absence totale de solidarité à l’égard de la Grèce et de l’Italie soumises depuis plusieurs mois à une forte pression migratoire, ont révélé l’incapacité de l’Union européenne à maîtriser la situation. Cela n’a pas peu contribué à l’émergence, ou la progression, dans la plupart des pays de l’Union, de mouvements protestataires débouchant souvent sur l’arrivée au pouvoir de partis d’extrême droite, nationalistes, populistes. Le fractionnement de l’Europe s’en trouve accru : groupe de Visegrad, coordination renforcée des huit nordiques qui redoutent le départ de leur mentor libéral britannique, pays du Sud voies d’entrée des migrants, cavalier seul italien. D’autre part, la politique libérale menée à Bruxelles, la globalisation et la financiarisation de l’économie, ainsi que l’austérité imposée après la crise de 2008, ont accru la fracture sociale et provoqué la révolte, ou, à tout le moins, la méfiance de ceux qui sont les perdants de la mondialisation et qui ont le sentiment que les dirigeants européens et la technocratie bruxelloise obéissent avant tout à des logiques de rationalisation plutôt que de se soucier des émotions des » simples gens ».

L’Europe prend du retard dans la recherche scientifique et les technologies de pointe. Le pourcentage de 3 % du PIB consacré à la recherche-développement prévu par la stratégie de Lisbonne (2000) est loin d’avoir été atteint par l’Union européenne en 2017 (1,96 %) ou par la France (2,19 %). Seule l’Allemagne avec 3,2 % dépasse l’objectif. Les investissements ont été insuffisants dans le numérique, la robotique et l’intelligence artificielle. Des secteurs traditionnels d’excellence comme le nucléaire ou le spatial (Arianespace) risquent d’être marginalisés par les progrès américains et chinois. D’une manière générale les Européens ont du mal à passer de l’innovation à l’industrialisation.

Les nouveaux rapports de puissance

L’Union européenne est affectée par les nouveaux rapports de puissance qui s’ébauchent sans les avoir pour autant intégrés. Elle est prise en tenaille entre les Etats-Unis, la Chine et la Russie qui n’ont aucun intérêt à ce que l’Europe se renforce. Donald Trump n’a de cesse de combattre le multilatéralisme qui est au cœur de la politique européenne. La Chine s’assure de points d’appui sous couvert des nouvelles routes de la soie (Grèce, Portugal, Italie, Hongrie), investit dans les infrastructures, l’énergie et les technologies de pointe (robots, 5G) et fait un effort majeur dans le domaine culturel. La Russie, quant à elle, sans être toujours opposée à l’Union européenne, mène contre les institutions européennes une guerre de propagande permanente. L’attitude de chacun des 27 à l’égard des trois grandes puissances est, à ce point, si différente qu’il est vain d’espérer une politique étrangère commune. Hormis l’aide humanitaire et l’aide au développement, l’Europe ne compte plus guère. De surcroît l’exterritorialité des lois américaines paralyse le commerce des Européens avec les pays sous sanctions.

Le moteur franco-allemand donne des signes de fatigue : la dynamique qui avait semblé s’engager dans la relance du projet européen après le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne s’est brisé sur les résultats des élections allemandes. La chancelière a été obligée de céder la présidence de la CDU à Annegret Kramp Karrenbauer (AKK) bien décidée à lui faire prendre un tournant à droite. Aucune réponse sérieuse n’a été donnée au discours de la Sorbonne. L’atmosphère entre dirigeants français et allemands reste néanmoins chaleureuse et l’on a pu signer le Traité d’Aix-la-Chapelle. Mais, depuis lors, la tribune adressée le 5 mars par Emmanuel Macron aux citoyens européens s’est attiré une réplique d’AKK qui met en pleine lumière les divergences profondes -à vrai dire récurrentes- qui séparent les deux pays dans leur vision de l’Europe et de son avenir : caractère intangible de l’ordo-libéralisme, refus d’une Europe puissance, exclusion de toute mutualisation des dettes, rejet d’un salaire minimum européen.

Pour d’aucuns, nul ne peut considérer que la construction va comme elle devrait aller. Mais les opinions divergent sur les causes de cet état de choses et donc sur les mesures à prendre. Il y a ceux qui voudraient plus d’Europe et ceux qui en voudraient moins. La paralysie gagne peu à peu. Il est à craindre que la construction européenne soit appelée à faire du surplace au risque finalement d’éclater.

L’actif et le passif de la construction européenne

D’autres défendent un point de vue entièrement différent. Pour eux, le bilan de la construction européenne est largement positif et on ne saurait lui imputer nos propres difficultés ou nos mauvaises décisions. Moyennant un certain nombre d’amendements, voire de réformes, la construction européenne continuera d’avancer.

A l’actif, figurent notamment :

• La paix solidement établie.
• Le progrès économique et la croissance enregistrés pendant plus de quarante ans. Toutefois la crise de 2008 a mis en évidence la fragilité de certains pays, tandis que d’autres, comme la France, stagnent faute toujours d’avoir entrepris les réformes nécessaires.
• Le marché intérieur est structuré et puissant. D’autre part, personnes et capitaux peuvent circuler librement.
• Il existe une monnaie européenne, l’euro. La zone euro a résisté au choc de 2008. La Banque centrale européenne a permis d’éviter l’implosion du système bancaire que la Commission a entrepris de réformer. Mais beaucoup reste à faire. L’instauration de la zone a été précipitée, son fonctionnement est affecté par l’inégalité des niveaux de développement entre ses différents membres.
• Des avancées ont été faites dans les domaines de la police et de la sécurité, notamment la lutte contre le terrorisme. Mais les accords de Schengen et de Dublin ont montré leurs limites. D’autre part, l’Union européenne n’a pas su faire face au problème migratoire.
• Le succès de programmes à l’intention des jeunes, comme Erasmus.
• Le rôle de l’Union dans l’aide au développement des pays ACP.

Au passif du bilan :

• Le cadre institutionnel est sujet à critiques. La répartition des rôles entre les différentes institutions reste confuse. La situation est aggravée par une forte technocratie. En outre, le fonctionnement de l’Union européenne est affecté par un élargissement aux pays de l’Est qui a été fait sans un approfondissement préalable entre les pays fondateurs.
• A l’initiative de certains de ses membres, la construction a subi l’effet d’un libéralisme sans fin et d’une financiarisation, à l’instar de ceux prévalant à l’échelle du monde.
• La définition d’une politique de défense et celle d’une politique étrangère restent problématiques, y compris pour une région cruciale pour l’Europe, tel le Moyen-Orient. Il n’y a pas d’autre part de vision commune sur les relations privilégiées à avoir ou non avec les pays européens que sont la Russie et la Turquie.

Renforcer les politiques communes

Compte tenu des éléments qui précèdent, les mesures ci-après paraissent devoir être prises :

• Geler tout nouvel élargissement tant que l’UE n’est pas consolidée.
• Entreprendre la réforme de l’organisation institutionnelle et d’un processus décisionnel trop complexe. Sont à considérer notamment la composition de la Commission, les prérogatives respectives du Conseil, de la Commission et du Parlement, l’équilibre des fonctions de Président du Conseil, Président de la Commission et Haut Représentant, les questions relevant du vote à l’unanimité ou à la majorité qualifiée.
• Retrouver notre place dans toutes les instances européennes. La France a progressivement renoncé à des postes clés au sein de la Commission au profit de fonctionnaires allemands et britanniques de plus en plus présents dans l’administration bruxelloise.
• Renforcer les politiques communes là où une simple action nationale ne saurait suffire : énergie, environnement et changement climatique, terrorisme, cyber sécurité, recherche, utilisation de l’espace, droit de la mer.
• Rendre le marché intérieur plus protecteur. A cet égard, il convient notamment de préconiser la réforme de l’OMC et de réexaminer le statut privilégié dont la Chine dispose. Il faut d’autre part revoir les textes en matière de concurrence afin de mieux soutenir les entreprises européennes dans la compétition internationale. Enfin, il importe d’engager des politiques ambitieuses dans le domaine des nouvelles technologies.
• Rénover la politique monétaire et la gouvernance économique.
• Favoriser l’harmonisation en matière sociale et fiscale.
• Repenser la sécurité européenne et exister face aux ambitions américaines, chinoises et russes.

D’autres enfin observent que malgré ses échecs et ses défauts, l’Union européenne a réussi à mettre sur pied un certain nombre de politiques : marché unique, monnaie unique, libre circulation des personnes et des capitaux. Si les résultats sur le plan économique n’ont pas toujours été les meilleurs, il reste qu’entre 1980 et 2017 le revenu moyen des 50 % les plus modestes a progressé de 40 % en Europe, alors qu’il stagnait aux Etats-Unis. Mais certaines régions ont souffert plus que d’autres de la libéralisation et de la financiarisation de l’économie. Il en résulte une série de fractures : la crise de l’émigration, mais aussi des fractures territoriales et sociales, ainsi qu’une cassure politique et une perte de confiance entre les élites européennes et la base. Sans doute l’état des choses n’est pas dû entièrement à l’Europe, nous y avons une bonne part. Mais l’environnement de l’Europe change sans que l’Union se soit toujours adaptée à cette évolution.

Pourtant la majorité de la population, tous les sondages le prouvent, ne souhaite pas sortir de l’Europe et renoncer à l’acquis : la réconciliation franco-allemande et la paix, un grand marché, un espace de libre circulation et une monnaie unique. Les opinions publiques sont conscientes de ce que certains problèmes ne peuvent plus être traités par un pays seul et que leur solution doit être recherchée au niveau européen : migrations, asile, terrorisme, cybercriminalité, numérique, contrôle des grandes multinationales (GAFAS), etc. L’Europe peut être le noyau dur de coalitions ad hoc pour traiter ces problèmes (climat).

Remettre en ordre la machine institutionnelle

Des mesures urgentes et drastiques doivent être prises pour faire face à une situation qui, se dégradant davantage, pourrait menacer la construction européenne elle-même. Les prochaines élections européennes devraient être l’occasion de remettre en ordre la machine institutionnelle, de se fixer des objectifs précis et de mettre plus de politique dans une gestion de l’Europe devenue trop technocratique. Mais un fort contingent d’eurosceptiques arrivera sans doute au Parlement européen avec des thèses nationalistes ou populistes. Le débat sera donc difficile. Dans ce contexte, la relation franco-allemande reste essentielle et doit être préservée. Mais il faut savoir que nous n’avons pas la même vision que les Allemands de l’avenir de l’Europe.

Le fonctionnement de l’Union paraît devoir être amendé selon les lignes suivantes :

• Réaffirmer le rôle central du Conseil européen et d’abord rétablir sa pleine liberté de choix du nouveau Président de la Commission.
• Privilégier l’intergouvernemental au communautaire pour les nouvelles politiques qui ne relèvent pas strictement de l’économie.
• Encourager la subsidiarité sans en faire la panacée universelle.
• Revoir la répartition des postes de responsabilité dans les institutions européennes.
• Donner la priorité dans le programme de travail aux sujets auxquels les citoyens sont les plus sensibles : immigration (réforme de Schengen, politique de l’asile), climat, innovation. Tel n’est pas le cas de la défense.
• S’agissant des entreprises, mettre l’accent sur la réforme du droit de la concurrence : cesser de privilégier le consommateur et plutôt renforcer la base industrielle de l’Europe en lui permettant de faire face à la Chine et aux Etats Unis.
• Saisir les occasions de sortir du tête-à-tête franco-allemand en bâtissant, avec d’autres pays, des groupements ad hoc dans certains domaines : culturel avec le groupe de Visegrad, scientifique avec les pays nordiques ?
• Enfin, ne pas renoncer, notamment face aux Allemands, à promouvoir l’harmonisation fiscale et sociale, seule à même de rééquilibrer la zone euro .

Un grand défi pour l’Europe est de savoir comment se réformer dans un système économique mondial ultralibéral qui ne correspond pas à ses valeurs de solidarité et qui se revendique comme sans alternative.

Interdépendance et souveraineté

A la lumière des points de vues exposés ci-dessus, les grandes lignes de l’Europe semblent pouvoir être les suivantes.

Le monde actuel se caractérise par une interdépendance croissante entre les pays et les peuples. Celle-ci n’est pas exclusive de toute souveraineté. L’accepter comme un fait ne signifie pas de devoir
renoncer à être soi-même avec ses propres intérêts. L’Europe est une recherche constante de conciliation entre l’une et l’autre. Il y manque toutefois une part d’imaginaire.

L’Europe n’est pas pour autant faite seulement de développement et de commerce et elle ne se ramène pas à une monnaie unique. Elle est un ensemble non défini d’institutions réunissant des pays ayant en commun des valeurs et désireux de traiter ensemble un certain nombre de sujets essentiels. Certains correspondent à une solidarité générale reconnue de tous et devront être appréhendés au niveau global. Les autres, n’intéressant que plusieurs des membres de l’Union, pourraient relever alors de coalitions d’intérêts ad hoc.

Les années qui viennent sont appelées à être sans ordre dans un monde dépourvu d’un pays dominant et d’une régulation générale. Dans cette perspective, abandonner l’Europe serait pour tout pays, après la Grande-Bretagne, s’exposer à se perdre, faute d’avoir par lui-même une puissance suffisante à l’échelle nouvelle du monde dans un certain nombre de domaines. Encore faut-il que l’Union soit capable de s’amender et d’évoluer.

La France, en 1956, dans les négociations sur le marché commun, avait posé comme condition à son adhésion à celui-ci l’harmonisation des charges sociales et fiscales. Elle y avait malheureusement renoncé en échange de l’inclusion dans le marché commun de ses départements et territoires d’Outre Mer.

Membres Du Club Des Vingt : Hervé de Charette, Roland Dumas (Anciens Ministres Des Affaires Etrangères), Bertrand Dufourcq, Francis Gutmann, Président du Club, Gabriel Robin (Ambassadeurs De France), Général Henri Bentegeat, Bertrand Badie (Professeur Des Universités), Denis Bauchard, Claude Blanchemaison, Hervé Bourges, Jean-François Colosimo, Jean-Claude Cousseran, Dominique David, Régis Debray, Anne Gazeau-Secret, Jean-Louis Gergorin, Renaud Girard, Bernard Miyet, François Nicoullaud, Marc Perrin de Brichambaut, Jean-Michel Severino, Pierre-Jean Vandoorne.

Club des Vingt. Siège social : 38 rue Clef, 75005 Paris. Adresse e-mail : contact@leclubdes20.fr
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