L’Asie centrale dans l’incertitude après la mort du dictateur ouzbek, Islam Karimov

La mort du président ouzbek, Islam Karimov, le 2 septembre, a ouvert une période d’incertitude dans une des républiques les plus importantes d’Asie centrale. Mis à part le Kirghizstan qui a connu une « révolution de couleur » à l’instar de l’Ukraine et de la Géorgie, les Etats de la région sont gouvernés par des potentats qui briment les droits de l’homme et accaparent les richesses. Ils sont soutenus par Moscou et tolérés par les puissances occidentales qui voient dans ces régimes autoritaires un gage de stabilité, alors que pointe la menace terroriste. Plusieurs de ces Etats ont mis des bases militaires à la disposition de la force internationale qui combattait les talibans en Afghanistan, avec l’assentiment du Kremlin. Ils font d’autre part l’objet d’une rivalité implicite entre la Russie et la Chine. La stabilité tant vantée n’est peut-être qu’une illusion.

Peinture dans l’observatoire d’Oulough Beg

Islam Karimov est mort sans avoir organisé sa succession –ce qui est naturel pour un potentat dont le principal souci est de le rester – et l’ouverture des joutes pour le pouvoir en Ouzbékistan jette une lumière crue sur la situation géopolitique de ce pays et de ses voisins. L’Asie centrale n’est pas une entité politique, sur le plan géographique elle s’étend bien au delà des pays limitrophes de l’Ouzbékistan, mais l’ensemble des cinq Etats (l’Ouzbékistan et les pays qui l’entourent, Turkménistan, Kazakhstan, Kirghizstan et Tadjikistan) semble posséder une sorte d’unité de sort malgré des différences.
Si seuls deux dirigeants de ces pays étaient d’anciens apparatchiks soviétiques, au pouvoir depuis la chute de l’Union soviétique, Islam Karimov et Noursoultan Nazarbaïev qui est toujours à la tête du Kazakhstan, les présidents tadjik et turkmène, un peu moins âgés, semblent avoir été fabriqués dans la même usine. Le président kirghize, lui, Almazek Atambaïev, avait participé à un mouvement d’opposition, Za reformy, avant d’être appelé par le président précédent, Kourmansk Bakiev, à un poste de premier ministre dont il démissionna aussitôt.

L’héritage soviétique

L’héritage soviétique ne consistait pas seulement en des hommes, mais surtout dans des structures économico-sociales. Les féodalités corrompues aux marges de l’empire, en acquérant l’indépendance politique, renforcèrent encore la corruption et l’exploitation de leurs peuples avec un pouvoir désormais sans partage et sans recours.
En Ouzbékistan, le développement intensif de la monoculture du coton, dans les années 1960-1980, avait précipité le pays vers une catastrophe économique et environnementale (une grande partie de l’eau du fleuve Amou Daria étant déversée dans l’irrigation, la mer d’Aral a cessé d’être alimentée). Pendant ce temps le dirigeant local Charaf Rachidov était impliqué dans une affaire dite du « coton imaginaire » — il s’agissait de fausses statistiques de production extrêmement rentables pour lui – mais pas pour lui seul car il fut beaucoup apprécié à Moscou pour avoir investi dans le développement de la région !
L’indépendance (elle fut proclamée le 31 août 1991 en Ouzbékistan) ne changea pas les dirigeants, elle leur donna plus d’autorité ; sous la présidence d’Islam Karimov, tous les partis d’opposition furent interdits (comme Erk, volonté, ou Birlik, Unité), les medias furent mis sous une tutelle étroite, et soumis à la censure.

L’évolution ne fut pas plus satisfaisante dans les pays voisins. Selon Amnesty International, les brutalités policières étaient monnaie courante au Kazahstan et la torture était généralisée dans le système judiciaire. Fin 2012 les principaux médias d’opposition ont été interdits par un tribunal. Reporter sans Frontières considère Noursoultan Nazarbaïev comme un « prédateur » de la liberté de la presse.

Guerre civile au Tadjikistan

Au Tadjikistan, en mai 2016, le président Emomali Rahmon a organisé un referendum pour approuver le fait que le président puisse briguer un nombre illimité de mandats, du fait qu’il est un « dirigeant de la nation », un statut qui lui assure par ailleurs, à lui et à sa famille, l’immunité pénale. Après l’indépendance, le pays a connu une guerre civile qui a été maîtrisée par l’armée russe. Amnesty International dit que la liberté d’expression dans le pays reste « extrêmement limitée », les pouvoirs publics contrôlant « de plus en plus l’accès à l’information ». Cette année, RSF a déclaré que le gouvernement avait « bloqué » les principaux sites d’information indépendants pendant la période précédant le référendum. L’association « dénonce […] une tentative d’intimidation des médias indépendants et une incitation à l’auto-censure ». Certains journalistes font même « l’objet de menaces et de tentatives de chantage de la part des services de renseignement », selon des témoignages reçus par RSF.

Ce que ce bâillon veut faire taire, ce qu’il veut cacher et maintenir, c’est une exploitation sans réserve des peuples et des territoires d’Asie centrale par quelques dictateurs qui se gardent bien d’organiser leur succession. Cette exploitation faite au profit à court terme de quelques potentats et de leur famille, appauvrit inexorablement des pays dont les ressources parfois immenses sont accaparées par ce système d’un autre âge.

Un riche passé…

Les frontières entre les Etats d’Asie Centrale, ces cinq pays appartenant à ce qu’on nommait autrefois le Turkestan russe – par opposition au Turkestan chinois qui est le Xinjiang des Ouïgours – ces frontières sont artificielles et furent comme beaucoup d’autres dessinées par Staline pour éviter une homogénéité ethnique et créer des problèmes qui justifiaient l’intervention de Moscou. C’était autrefois une région d’échanges et de communications, où passait la plus fameuse des routes du commerce mondiale, la Route de la Soie. C’était surtout une région de très vieille culture, qui avait vu naître l’art gréco-bouddhique après les voyages d’Alexandre, et où l’on pouvait encore admirer l’observatoire du savant Oulough Beg, à Samarcande, ou les monuments imposants de l’ancienne ville de Khiva, au Turkménistan.
L’Union soviétique avait sans doute mis cette culture en bocaux, d’une certaine manière, et Khiva n’était qu’une belle ville-musée. Mais on voit aujourd’hui au centre d’Ashkhabad, vieille capitale de ce pays, la statue hyperkitch du dictateur actuel, Gourbanguly Berdymouhamedov (statue qui a remplacé celle de son prédécesseur, Saparmourat Niazov, du même genre), à cheval sur son fier destrier plaqué or au sommet d’un invraisemblable rocher de marbre blanc en porte à faux comme le meilleur – ou le pire — des grandioses monuments soviétiques.

Comment ces pays où culture et commerce s’étaient épanouis et où longtemps avait survécu un certain art de vivre, ne serait-ce que dans de modestes « tchainaïa » (maisons de thé) à l’ombre des lauriers, comment ont-ils pu sombrer dans l’inculture et la barbarie, dans le bling bling des filles Karimov, dans l’ubuesque turkmène, dans le sordide des geôles kazakhes ?

… et des ressources immenses

Ces pays n’ont jamais vécu en autarcie, et la plupart sont riches – ou plutôt possèdent de grandes richesses. Le coton a joué un rôle crucial en Ouzbékistan. Mais c’est le pétrole qui domine dans les exportations du Kazakhstan, dont les réserves sont énormes, dans et autour de la mer Caspienne. Cette république a été le premier pays ex-soviétique à rembourser ses dettes au FMI. Elle possède aussi des réserves minérales fabuleuses, de tous ces métaux indispensables à l’économie moderne (manganèse, chrome, etc.) Elle est le premier producteur d’uranium (17 % de la réserve mondiale). Elle a longtemps été le satellite fournisseur de la Russie, en blé et en bétail. Autrefois âprement disputé entre la Pékin et Moscou, le Kazakhstan déploie désormais des gazoducs vers la Russie, la Chine et l’Europe.

L’exception kirghize

L’Asie Centrale est à ce carrefour, et chaque puissance qui convoite ses richesses tient à la « stabilité » de cette source d’approvisionnements indispensables. Et la « stabilité » est portée au crédit des dictateurs. Le pays le moins stable de l’ensemble, et le plus pauvre aussi, le Kirghizstan, est le seul à avoir fait l’expérience d’un peu de démocratie depuis l’indépendance. Deux fois des mouvements populaires ont renversé les potentats locaux. C’était « la révolution des tulipes », par référence à la révolution orange en Ukraine et la révolution des roses en Géorgie. En 2005, des manifestants venus des régions du sud du pays ont contraint le premier président, Askar Akaïev, à démissionner. Lorsque la dérive autoritaire de son successeur est allée trop loin, une « révolution kirghize » a ouvert, en 2010, la voie au gouvernement d’opposition de Roza Otounbaieva, puis à l’actuel président Almazek Atambaiev.
Ce pays montagneux, pays d’élevage qui a vu ses débouchés russes se restreindre du fait de la crise, exporte cependant de l’or (la mine de Kumtor compte pour 10% de son PIB) et a des partenaires commerciaux variés (Chine, Russie, Kazakhstan, Etats-Unis, Ouzbékistan, Allemagne).
L’écrivain Tchinguiz Aïtmatov, qui quelques années avant sa mort avait été ambassadeur de son pays à Bruxelles, était connu bien au-delà des frontières kirghizes. « Il ne faut pas confondre le Kirghizstan avec les autres pays, a déclaré le président Atambaiev. Nous sommes le seul pays d’Asie centrale à avoir félicité l’Ukraine pour sa révolution et il faut respecter les accords de Minsk ! » Sur l’annexion de la Crimée, il est cependant beaucoup plus prudent.

S’émanciper sans se fâcher

Le Kirghiztan n’est pas le seul de ces pays à chercher à prendre un peu de distance avec la Russie, toujours très chatouilleuse dès qu’il s’agit de son « étranger proche ». Le Kazakhstan le fait avec plus d’arrogance, lui qui a participé à la création de l’Union eurasiatique. D’une part parce qu’il est immensément riche. D’autre part parce que le dictateur en place depuis l’ère soviétique, Noursoultan Nazarbaiev, ne voudrait pas que Poutine se permit de faire de l’ombre à son pouvoir.

L’agression russe contre l’Ukraine a crispé les dirigeants kazakhs qui craignent une déstabilisation orchestrée par la Russie s’appuyant sur l’importante minorité russe du pays (25% de la population). Il existe depuis longtemps un certain ressentiment kazakh envers les Russes, qui les ont dominés, ont brimé leur tradition nomade et surtout ont été responsables de terribles famines, en particulier en 1929-1933. Les Russes ont aussi déporté beaucoup de petits peuples de l’URSS sur les territoires kazakhs, et ils y ont installé des centres nucléaires (Sémipalatinsk) ou spatiaux (Baïkonur), qui ne font pas forcément le bonheur des populations.
Le Turkménistan en revanche, dont une grande partie est un désert, le Karakoum, et qui exporte du gaz, du pétrole et du coton, est étroitement lié au Kremlin. Il est le principal fournisseur de Gazprom. La répression des libertés y est terrible. Niazov avait même fait fermer les hôpitaux, sous prétexte que son livre sur les règles d’hygiène devait suffire à la santé des populations, et il ne reconnaissait pas les religions minoritaires (c’est-à-dire toutes sauf l’islam –sunnite – et l’orthodoxie – russe).
L’explication du silence des puissances devant de telles violations des droits de l’homme, donnée naguère par Amnesty pour le Turkménistan, semble toujours valable des années plus tard. Amnesty écrivait :
• « l’assentiment tacite des États-Unis et de la Russie au pouvoir turkmène, grâce à la non-ingérence du pays chez ses voisins et son absence de prétentions militaires et territoriales ;
• la présence de réserves de gaz naturel attirant des investissements étrangers très profitables ;
• un relatif désintérêt des médias occidentaux, de par la situation géographique du pays et sa faible démographie ;
• une opposition politique traquée et muselée ;
• l’absence de presse intérieure indépendante. »

La menace terroriste

Les dictateurs d’Asie centrale comme d’ailleurs ont désormais à leur disposition un argument supplémentaire pour « justifier » la répression : la menace terroriste.
L’islamisme s’est développé dans la région, car si le caractère artificiel des frontières peut gêner les populations, il a été favorable au développement des sociétés secrètes et des confréries de l’islam. La pauvreté, l’enclavement économique, la corruption, les pratiques autoritaires ont ouvert les portes au Mouvement islamique d’Ouzbékistan et à celui du Turkménistan. Beaucoup d’Ouzbeks sont partis chez Daech, et lorsqu’ils reviennent au pays, djihadistes, ils créent une grande incertitude. On cite aussi un ex-commandant des forces spéciales du Tadjikistan, formé en Russie et aux Etats-Unis, Goulmourod Khadimov qui serait aussi passé chez Daech. Au Tadjikistan comme au Kazakhstan, la stagnation économique due à la tyrannie même favorise la montée de l’islamisme radical.
Le terrorisme islamique est une menace réelle ; il y a eu des attentats dès 1999. Mais la tyrannie et la répression contribuent largement à le produire. Ensuite les tyrans en profitent pour barrer le chemin à la démocratie.
« Le chaudron commence à bouillir dans les régions les plus réceptives : Ferghana, vallée tadjike de Garm, Ouest et sud du Kazakhstan » affirme René Cagnat, colonel à la retraite et chercheur associé à l’IRIS (l’Humanité du 11 août). La crainte des Russes, explique-t-il, c’est que l’Asie centrale au sens large « le Turkestan jusqu’en Chine (Xinjiang) mais aussi l’Afghanistan et le Pakistan, cette zone cruciale pour le trafic de drogues, puisse faire l’objet prochainement d’une action offensive de Daech rejeté du Moyen-Orient et bloqué au Caucase. Le risque de noyautage menace les diverses républiques d’Asie centrale avec le retour de combattants issus de ces zones de guerre qui ont gardé des contacts et des appuis dans leur pays. Lorsqu’ils reviennent chez eux, auréolés de gloire, d’armes et d’argent, ils peuvent soulever des insurrections terroristes. Cela s’est déjà produit aussi bien en Ouzbékistan, au Kyrghizstan, au Kazakhstan, au Tadjikistan que (dans) le Caucase russe. Cette offensive — par l’est — serait d’autant plus redoutable qu’elle se ferait avec l’appui des réseaux très élaborés du trafic de drogues. »

Investissements chinois

Mais devant ce danger, écrit René Cagnat, « la Russie …qui vient de renoncer au Kirghizstan à la construction des barrages qu’elle avait promis, semble se replier sur les moyens militaires et de renseignement dont elle dispose en abondance » alors que la Chine « avec ses énormes moyens économiques, a opté pour une solution que la Russie, du fait des sanctions occidentales et de la guerre, n’a plus la possibilité de financer : créer d’immenses chantiers qui permettraient localement d’avoir la paix sociale grâce au plein-emploi des jeunes et des moins jeunes. »
Ni l’une ni l’autre de ces puissances ne semble embarrassée par l’absence de démocratie et de liberté dans la région, et si l’Occident, l’Europe, peuvent exercer un certain attrait sur les pays de la région, beaucoup d’obstacles existent encore entre elles. La Russie s’est employée à rompre l’établissement de relations directes entre la Kirghizstan et l’Europe. « Notre seule route vers l’Europe passe par la Russie et le Kazakhstan », explique, lucide, le président kirghize, Almazek Atambaiev.