L’Europe à l’heure de l’Ukraine. Un bilan provisoire

La guerre en Ukraine a bouleversé les équilibres géopolitiques en Europe. Le diplomate Denis Bauchard examine dans la revue Espoir, publication de l’Institut Charles de Gaulle, les conséquences de cet événement sur l’Union européenne. Parmi celles-ci, il relève la force du tropisme otanien, qui fait dépendre plus que jamais la sécurité de l’Europe des Etats-Unis au détriment de l’utopie de la défense européenne. Il note aussi le déplacement du centre de gravité de l’UE vers l’Est et souligne les divergences entre les pays de l’Union, en particulier les tensions survenues dans le couple franco-allemand.

Une station de réception de gaz en Poméranie sur le gazoduc Eugal qui approvisionne la République tchèque
Photo Stefan Sauer/AFP/DNA mars 2022

En septembre 2022, lors de ma précédente chronique dans la revue Espoir qui analysait le « basculement géopolitique » provoqué par l’agression russe contre l’Ukraine, j’en avais évoqué, entre autres, les conséquences majeures sur l’Union européenne (lire sur le site Boulevard Extérieur l’article du 22 septembre 2022 « Avec la guerre en Ukraine, un basculement géopolitique »), Certaines pouvaient être jugées positives, comme la rapidité et l’unité de la réaction des pays membres face à la Russie. D’autres étaient plus préoccupantes, notamment pour la France : le renforcement de l’emprise américaine sur l’Europe, le déplacement de son centre de gravité vers l’Est, les risques d’une adhésion hâtive de nouveaux membres. Ces évolutions ont été confirmées mais d’autres sujets aussi inquiétants sont apparus en ce début d’année 2023 faisant craindre que l’Europe ne soit confrontée à une véritable crise existentielle.
Le tropisme otanien est plus fort que jamais. L’écrasante majorité des pays européens considèrent que leur sécurité dépend essentiellement, pour ne pas écrire exclusivement, de la protection américaine via l’OTAN. Tel est le cas également des deux pays neutres que sont la Suède et la Finlande. Un accord de principe est intervenu lors du sommet de l’OTAN du 29 juin 2022 qui a permis à la Finlande de rejoindre l’Alliance le 4 avril 2023. Il n’en est pas de même pour la Suède dont l’adhésion dépend du bon vouloir de la Turquie. Ankara continue d’exiger de ce pays, qui héberge de nombreux réfugiés politiques kurdes, « une coopération dans le domaine du terrorisme », en clair une extradition des membres du PKK. Ce veto confirme le jeu perturbateur de la Turquie au sein de l’Alliance sans cependant faire obstacle à terme à la Suède (NDLR : la Turquie a annoncé le 10 juillet la levée prochaine de son veto). Par ailleurs, il est envisagé une sorte de préadhésion de l’Ukraine à travers un Conseil OTAN-Ukraine, qui peut être interprété comme un pas supplémentaire vers la co-bélligérance. L’organisation se trouve ainsi renforcée et élargie.

L’emprise de Washington

L’emprise de Washington apparaît aussi symboliquement dans l’organisation et la coordination des livraisons de matériel militaire qui se déroulent à Ramstein en Allemagne, dans la grande base américaine. L’idée que la protection américaine n’est pas éternelle, en particulier si un président républicain est élu en 2024, ne semble pas troubler les Européens. Ainsi, l’idée d’une Europe de la défense ou même d’un pilier européen de l’OTAN n’est à l’évidence plus d’actualité, ce qui a conduit la France à mettre quelque peu en sourdine sa position traditionnelle.
Cependant, il faut reconnaître que l’Union européenne s’est renforcée à l’occasion de cette crise majeure. Les 27 ont réagi vite, efficacement et avec une fermeté exemplaire, à la surprise sans doute de la Russie, malgré quelques réticences de certains Etats membres comme la Hongrie ou l’Italie : mise en place d’une « boussole stratégique », adoption d’une batterie de sanctions sans précédent contre la Russie, embargo pétrolier et gazier progressif, mesures pour réduire la dépendance de l’Europe à l’égard de l’extérieur, aide humanitaire, financière mais surtout militaire importante à l’Ukraine.
Sur ce point, on notera cependant que le volume total de l’aide reste inférieur pour l’instant à l’effort américain. Selon le récent rapport de l’Institut de Kiel, l’aide américaine aurait été depuis le début de la guerre, de l’ordre de 71 Mds/ dont 43 d’aide militaire. Pour leur part, l’Union européenne et ses Etas membres auraient accordé une aide de l’ordre de 56 Mds/€ , mais qui est très inégale selon les Etats membres, les premiers fournisseurs d’armement étant sans surprise les pays baltes et la Pologne, la France se trouvant tant en valeur absolue qu’en pourcentage du PIB, nettement en dessous de la moyenne européenne. Il conviendrait également d’ajouter le coût représenté par l’afflux de plus de 8 millions d’Ukrainiens qui se sont réfugiés dans l’UE, notamment en Pologne et dans les pays proches.
Il est vrai que tous les pays européens ne partagent pas la même analyse de la situation et ont des objectifs qui diffèrent. La France, pour sa part, après quelques flottements et quelques maladresses, a pris une position assez proche de celle des Etats-Unis : refus de la cobelligérance conduisant à la livraison de matériel d’armement limité en gamme, définition des conditions de paix par les Ukrainiens eux-mêmes, pas d’extension du conflit à la Russie. Cette position est éloignée de celle des pays proches du front, notamment de la Pologne qui, compte tenu de ses traumatismes historiques avec la Russie, a des objectifs beaucoup plus ambitieux : une « victoire totale sur la Russie », voire un changement de régime et une détermination forte à développer ses forces de défense avec l’annonce de l’augmentation des effectifs de l’armée jusqu’à 300 mille hommes. Ainsi on voit se déplacer le centre de gravité de l’Europe vers l’Est avec le risque de voir diminuer l’influence des pays fondateurs de l’Europe, dont la France, en particulier si le couple franco-allemand ne fonctionne plus de façon satisfaisante.
Des désaccords existent également sur le rythme et les conditions de l’adhésion de nouveaux membres. L’Ukraine et la Moldavie ont reçu le statut de candidats par le Conseil européen du 23 juin 2022, tandis que la demande d’adhésion de la Géorgie est reçue avec un préjugé favorable et que le processus d’élargissement avec les pays balkaniques est accéléré, notamment avec l’Albanie et la Macédoine du Nord. Le sommet de la Communauté politique européenne réuni le 1er juin à Chisniau a confirmé la volonté d’accélérer les adhésions de ces candidats à l’UE. Une telle perspective peut apparaître inquiétante à un triple point de vue : risque, pour des raisons politiques, d’une adhésion hâtive de pays qui sont loin de respecter les normes ou les valeurs européennes d’Etat de droit, de respect des minorités, ou de lutte contre la corruption ; renforcement du centre de gravité vers l’Est européen au profit des membres du groupe de Visegrad réunissant la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie et des pays baltes ; dilution de l’Europe dans un vaste ensemble loin de l’autonomie stratégique à laquelle la France est attachée.

De nouveaux développements préoccupants.

L’impact économique de la guerre en Ukraine a sans doute été sous-estimé et affecte davantage les pays européens que prévu. Les prévisions du FMI pour 2023 sont à cet égard pessimistes. Alors que la sortie de crise sanitaire du Covid semblait se faire dans de bonnes conditions, l’agression russe contre l’Ukraine a changé la donne. Le risque de rupture dans les approvisionnements en hydrocarbures et la hausse du coût de l’énergie qui s’en est suivi, la hausse des prix des matières premières, le risque de pénurie dans le domaine alimentaire, l’impact sur le coût des transports maritimes, déjà élevés, ont profondément perturbé l’économie de l’Europe. Pour 2022, le Cercle des économistes estime à 400 Mds/$ le surcoût lié aux importations d’énergie en raison de la guerre en Ukraine. Malgré un ajustement récent dans un sens plus favorable, le FMI ne prévoit, pour l’ensemble des pays européens, qu’une croissance ramenée de 3,2 % en 2022 à 0, 7 % en 2023. Plus récemment, les dernières prévisions de la Commission font état de « perspectives améliorées dans un contexte de défi persistant » avec une prévision de croissance de 1 % pour 2023.
Si la récession pu être évitée, la compétitivité des entreprises européennes s’est affaiblie et les perspectives économiques restent incertaines. Dans le même temps le taux d’inflation moyen, en cours de ralentissement, serait encore de 6,2 % pour les économies les plus avancées. Les déficits budgétaires se creusent dans la plupart des pays, y compris dans les pays déjà fortement endettés comme l’Italie, voire la France. L’effort marqué en matière de défense que s’apprêtent à faire la plupart des pays européens ne peut qu’aggraver ce déficit. Pour leur part les Etats-Unis pratiquent une politique de taux élevés contribuant à un affaiblissement de l’euro tandis que l’Inflation reduction act, voté en août 2022, risque d’accroitre la dépendance extérieure de l’Europe, notamment dans le domaine des hautes technologies. Certes le risque énergétique est contenu, avec de nouvelles filières d’approvisionnement souvent plus coûteuses, malgré l’alliance entre l’Arabie saoudite et la Russie au sein de l’OPEC +.
Par ailleurs la pénurie alimentaire a été évitée et le cours des céréales normalisé grâce à l’accord conclu sous les auspices de l’ONU et de la Turquie. La réouverture de l’économie chinoise dans des conditions encore confuses est également un élément favorable. Mais les perspectives de croissance que connaît l’Europe restent incertaines et dépendront de nombreux facteurs, notamment de la maitrise des gouvernements sur les masses budgétaires, de l’évolution du coût de l’énergie et du déroulement même de la guerre en Ukraine. S’y ajoute pour l’Europe, en particulier pour l’Allemagne et la France, le coût des pertes d’actifs, de l’ordre de 40 Mds/€, et de chiffre d’affaires pour certaines entreprises, comme Siemens, Renault, Volkswagen ou Total.

Tensions dans le couple franco-allemand

Mais la guerre en Ukraine, directement ou indirectement, a contribué à faire apparaître une des plus graves crises que la relation franco-allemande ait connue. Certes depuis quelque temps les contentieux et griefs entre les deux pays s’accumulaient. La politique française en Libye a été jugée sévèrement par Berlin ; les réticences de l’Allemagne à s’engager au Sahel ont été peu appréciées à Paris ; La référence à la mort cérébrale de l’OTAN a heurté une Allemagne profondément atlantiste ; les approches sur la politique énergétique, dominée outre Rhin par les Verts, sont en opposition ; la désinvolture française à l’égard des critères de Maastricht, notamment l’objectif européen des 3 % de déficit budgétaire est soulignée. S’y ajoute l’absence de chimie entre un chancelier taciturne et un président français extraverti.
La guerre en Ukraine a mis au grand jour ces tensions dans le couple franco-allemand et a ajouté d’autres sources de désaccord. Il est vrai que l’Allemagne a certainement été le pays européen le plus affecté par ce conflit, ruinant une Ostpolitik qui remonte à plusieurs décennies et que du côté français on n’a pas pris la mesure du choc subi en termes à la fois politiques et économiques pour l’Allemagne. Ainsi, plusieurs initiatives ou dossiers se sont révélés comme autant d’irritants qui ont affecté la relation entre les deux pays : le Plan allemand de 200 Mds/€ pour compenser la hausse des prix de l’énergie lancé sans concertation avec Bruxelles et Paris, le cavalier seul du président Macron avec Poutine, à l’inverse le voyage en solo du chancelier en Chine, des commandes allemandes importantes de matériel d’armement aux Etats-Unis, le bouclier anti-missile conclu entre 17 pays et dont la France est absente alors que le rapprochement des industries de défense entre les deux pays piétine, l’opposition de la France à la construction du gazoduc Espagne-Allemagne. Certes un accord est intervenu sur le futur avion de combat, le projet Scaf, mais avec encore beaucoup d’incertitudes sur sa pérennité. Par-delà ces irritants ponctuels, existe la crainte en Allemagne que la France ne bascule aux prochaines échéances électorales vers un gouvernement d’extrême droite foncièrement anti- allemand.
Le discours du chancelier à Prague le 29 août 2022, soulignant « le changement d’époque », n’a pu qu’augmenter les inquiétudes françaises : la reconnaissance que le centre de gravité de l’Europe se déplace de façon inéluctable vers l’Est, l’intérêt évident de l’Allemagne pour cette orientation, l’ouverture à l’adhésion des pays balkaniques, la perspective annoncée d’une Europe à 36 membres , l’absence de référence à la relation franco-allemande sont autant de propos qui ont été mal reçus à Paris. L’allusion bienvenue à la « souveraineté européenne » ou à la commune politique européenne n’a pas été à elle seule de nature à rassurer Paris. Certes il existe une volonté de part et d’autre de surmonter cette crise qui reste, tout au moins pour la France, un élément fondamental de sa politique étrangère. Les mois qui viennent, montreront si, par-delà les déclarations d’intention exprimées lors du sommet franco-allemand du 22 janvier dernier, cette relation privilégiée entre la France et l’Allemagne pourra rester le moteur de l’Europe.
Ainsi, l’Europe doit faire face à un défi sans précédent devant la guerre en Ukraine. Si elle a fait preuve de cohésion jusqu’à maintenant, il existe une interrogation sur les perspectives d’avenir. Dans l’immédiat le risque non écarté d’une crise économique sérieuse, lourde de troubles sociaux voire politiques dans plusieurs pays européens et à terme le développement incontrôlé du conflit font peser de graves menaces sur la construction européenne telle que voulue par Paris. La France, qui a été au cœur de cette construction, est tenue de répondre à ce défi. Par ailleurs l’évolution de de la politique intérieure américaine doit être prise en compte. On sent déjà une certaine lassitude de l’opinion publique à l’égard de ce conflit lointain et il est probable que le Congrès ne reconduira pas au même niveau l’aide accordée à l’Ukraine. La perspective de l’élection d’un président républicain modifierait substantiellement la donne, en risquant de faire reposer l’essentiel du soutien à l’Ukraine sur l’Europe. Les perspectives restent ainsi largement incertaines et préoccupantes. Les incertitudes sont aggravées par l’évolution intérieure de la Russie qui peut osciller, après l’épisode Progojine, entre le renforcement du camp de la guerre à outrance et une déstabilisation incontrôlée. Ainsi l’Europe doit faire face à un moment de vérité dont l’issue est majeure pour son avenir.