L’Ukraine cinq ans après l’Euromaïdan (2)

L’Ukraine fait montre d’une diversité politique et linguistique indéniable. Le contraste entre un Est russophone et un Ouest ukrainophone est, jusqu’à un certain point, une réalité ; de même, les attitudes vis-à-vis de l’intégration à l’Europe et à l’OTAN sont-elles plus réservées à l’Est. Toute la question est de savoir si ces contrastes révèlent un clivage interne : l’unité l’emporte-t-elle sur la diversité, dans un pays jeune, qui connait avec la guerre contre la Russie une épreuve susceptible de modifier sensiblement son identité ?

Gardes d’autodéfense du Maïdan devant le cabinet des ministres de l’Ukraine en 2014
Sasha Maksymenko Wikimedia common

2) UN CONFLIT QUI CRISTALLISE PLUSIEURS EVOLUTIONS

Sur le plan linguistique, le terme de clivage est impropre et il vaudrait mieux parler de cohabitation, dans un pays où chacun est plus ou moins bilingue. Au passage, il n’est peut-être pas inutile de préciser que l’ukrainien est une langue différente du russe, comme l’est l’espagnol du français (l’auteur de ces lignes comprend le russe, mais pas l’ukrainien). Une enquête du centre Razumkov (2017) montre de manière frappante la complexité de cette cohabitation : dans l’Est, la langue parlée à la maison était certes le russe dans 53% des cas, mais aussi l’ukrainien pour 13%, alors que 32% des répondants utilisaient en fait les deux langues dans des propositions équivalentes. Dit autrement, à rebours des idées reçues, l’ukrainien était présent, au moins partiellement, dans 45% des foyers à l’Est.

Autre élément important issu de cette enquête : à l’échelle du pays, l’usage du russe dans le contexte familial recule (39% en 2016, 34% en 2017, là où l’ukrainien passe de 55 à 62%). Après l’émergence de l’Église orthodoxe autocéphale, nous rencontrons ici un autre indice du renforcement de l’identité ukrainienne, suite au conflit avec la Russie. Si l’on ajoute que les russophones d’Ukraine, en particulier dans l’oblast de Dnipropetrovsk, ont contribué comme les autres à l’effort de défense du pays, on voit en somme que l’idée d’un « clivage linguistique » source de discriminations pour une « minorité russophone » doit être fortement remise en cause.

Renforcement de l’identité ukrainienne

En ce qui concerne la vie politique, l’opposition entre l’Est de sensibilité pro-russe et l’Ouest de sensibilité pro-occidentale a clairement joué un rôle dans les mouvements de bascule entre ces deux orientations que le pays a connues depuis l’indépendance. Mais, là encore, le conflit de 2014 a rebattu les cartes, et il y a des raisons de douter que ce motif classique des cartes électorales ukrainiennes continue de jouer ce rôle structurant à l’avenir.

En premier lieu, la carte des manifestations de 2014 montre une répartition assez homogène à l’échelle de l’Ukraine, malgré des concentrations particulières dans la région de Kiev et dans l’Ouest. Des manifestations significatives ont eu lieu dans tous les chefs-lieux d’oblast de l’Est, et l’émergence d’activistes cherchant à affranchir la vie politique locale de l’étouffante emprise oligarchique s’observe dans la même zone (Marioupol, Sloviansk, Kryvyï Rih).
Par ailleurs, le mouvement de destruction des statues de Lénine à partir de 2014 est certes particulièrement visible en Ukraine centrale, où il coïncide avec une pleine prise de conscience de la responsabilité soviétique dans la famine de 1933, mais il s’est étendu progressivement à l’ensemble de l’Est (sauf bien sûr la Crimée et les « républiques » du Donbass).

Au total, même si cela reste à confirmer, les indices d’un renforcement de l’identité nationale ukrainienne suite au choc de la guerre ne manquent pas ; après l’élection de 2014 qui a vu Petro Porochenko remporter la victoire au premier tour, celle de mars 2019 semble promettre un second tour d’où la sensibilité pro-russe de l’ex-Parti des régions devrait être absente. Dit autrement, le « clivage » pourrait bien perdre de sa valeur structurante.

Un legs lourd à porter

Sur un autre plan, la virulence, relevée plus haut, de la société civile dans les conditions pourtant défavorables de l’Est ukrainien attire l’attention sur la question centrale de la modernisation de l’espace post-soviétique. En Russie, en Ukraine, comme dans toute cette zone, le legs du passé s’avère particulièrement lourd à porter. La chute de l’URSS est celle d’un système profondément vermoulu et sclérosé, qui fait face aux défis de la compétition internationale avec l’Occident et la Chine, mais aussi à des fragilités internes critiques (tendances centrifuges des nationalités, ponctions du complexe militaro-industriel sur une économie rigide, essoufflée et corrompue). Il en est résulté une crise d’ajustement majeure, liée à la disparition de la planification centralisée, à la transformation en frontières d’anciennes limites administratives, et à l’introduction sans grande préparation des mécanismes de marché. D’où des chutes de PIB de l’ordre de 40 % en quelques années, qui ont eu un impact visible sur les taux de mortalité, et plus généralement sur la situation sanitaire de la population.

Loin de favoriser une quelconque modernisation, ce contexte a conduit à l’explosion de l’économie de trafic (qui pullulait déjà en URSS), et à l’apparition des oligarques, qui se sont taillés des fiefs territoriaux et sont devenus autant d’obstacles au pouvoir de l’État.
À la veille de la révolution ukrainienne, les classements en matière de corruption perçue des deux pays étaient très mauvais. Par ailleurs, le PIB par tête en parité de pouvoir d’achat était de l’ordre de 8500 dollars par an en Ukraine, et de 24000 dollars en Russie, avec sans doute, dans ce dernier cas, un effet positif de la rente pétrolière. Cela est à comparer à une moyenne de 35000 dollars dans l’Union Européenne à la même époque.

En regard de ces chiffres, il faut avoir à l’esprit la divergence progressive entre les deux voisins, en termes d’ouverture, d’élections, d’indépendance de la presse et d’activité de la société civile.
Cet héritage commun, cette divergence, ainsi que le niveau de vie plus faible en Ukraine, fournissent un facteur d’explication incontournable de la crise qui s’en est suivie entre Kiev et Moscou.

En conflit avec le récit impérial russe

Le caractère fondamentalement conservateur du régime de Vladimir Poutine, lié à la légitimité douteuse de l’ordre établi dans les années 90 dans une situation d’inégalités extrêmes, conduisait à une absence de perspectives qui ne pouvait pas rester sans conséquences.
Du côté russe, le discours sur la restauration de la grandeur a fondamentalement pour but de faire diversion par rapport à l’injustice de cet état de choses. Du côté ukrainien, pour nombre de citoyens, l’entrée dans l’Union eurasiatique était synonyme de consolidation d’un système opaque, oligarchique, profondément corrompu, et du marasme qui en résultait.

Le rejet de cette perspective entrait en conflit frontal avec le récit impérial russe, ce qui créait déjà un problème politique de première grandeur ; mais, plus profondément, la contestation vigoureuse par l’Euromaïdan de l’ordre social post-soviétique ne pouvait rester sans résonnance en Russie, du fait même qu’il s’agit d’un héritage commun. En d’autres termes, une modernisation réussie de l’Ukraine aurait un potentiel de contagion très déstabilisant pour son voisin. L’annexion de la Crimée fait figure, de ce point de vue, de diversion nationaliste, destinée à distraire le public russe de la tentation d’imiter cette expérience ; quant à la déstabilisation prolongée du Donbass et à son prolongement en mer d’Azov, ils visent clairement à lui ôter toute chance de succès.

Comme on le voit, les tensions régionales liées au marasme post-soviétique et à l’émergence de l’identité ukrainienne fournissent déjà beaucoup d’éléments pour comprendre la dynamique de la crise ouverte en 2014. Cela ne signifie pas que le contexte ne joue pas son rôle – le voisinage de l’Europe centrale suffisant en soi à impliquer l’Occident dans cette affaire. En effet, qu’Européens et Américains s’efforcent d’y faire valoir leurs intérêts est dans l’ordre des choses ; l’opinion française est certes assez peu sensible à ce qui se passe au-delà de l’Allemagne, mais cela n’empêche pas que la stabilité de l’Ukraine soit une question essentielle pour la sécurité du continent tout entier – la frontière de ce pays se situe à seulement 13 heures de Strasbourg par la route.

On ne peut nier bien sûr l’existence de nombreux points de contentieux entre Moscou et les Occidentaux depuis la fin des années 90 (interventions occidentales au Kosovo, en Irak, en Libye, question de la défense anti-missile en Europe, intervention russe en Géorgie, proposition de Dmitri Medvedev tendant à remettre en cause le rôle de l’OSCE – une organisation compétente en matière de sécurité mais aussi de droits de l’homme). Il y a aussi, naturellement, la question de l’élargissement de l’OTAN, qui provoque une certaine nervosité à Moscou, alors même qu’il s’agit d’une alliance défensive, qui maintient une structure de coordination avec le Kremlin (aujourd’hui en sommeil, mais non désactivée), et dont l’expansion répondait à une demande des nouveaux membres, chez qui aucun déploiement de troupes n’avait eu lieu avant 2014.

Une certaine suffisance occidentale

Du côté des Occidentaux, une certaine suffisance à l’égard de la Russie, et une croyance excessive à la diffusion spontanée de la démocratie libérale et de l’économie de marché ont pu conduire à compliquer cette situation. Cependant, la complexité intrinsèque de l’objet « Occident », constitué d’une trentaine de pays, membres pour la plupart de deux organisations – l’OTAN et l’UE, objets d’élargissements rapides – a également contribué à en rendre le pilotage plus délicat, alors même que le recul de puissance dû à la chute de l’URSS a suscité en Russie un traumatisme majeur, auquel aucune diplomatie sans doute ne pouvait pallier.

Il importe toutefois de garder à l’esprit un certain nombre de points trop rarement évoqués. D’abord, la diplomatie a obtenu, avec la dénucléarisation de l’Ukraine, de la Biélorussie et du Kazakhstan en 1994, un véritable succès. Ensuite, cette opération, combinée au transfert du statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’URSS à la Russie, a conféré à cette dernière une position dominante par rapport à ses voisins. Tout cela a été obtenu avec le plein soutien des Occidentaux, ne cadre pas avec le discours de l’humiliation, et a évidemment été à son avantage dans la crise de 2014. Il faut enfin relever que le Kremlin avait la possibilité à ce moment-là de donner son accord pour l’association entre l’UE et l’Ukraine, en échange d’un engagement définitif de non-adhésion à l’OTAN de celle-ci. Force est de constater qu’il a choisi, au lieu de celle-ci, la voie de la belligérance. Ce choix suggère que le potentiel de contagion de l’Euromaïdan mentionné plus haut a joué un rôle prépondérant dans le choix des dirigeants russes.

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3) Malgré le contexte, la poursuite des réformes